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Budget des forces de sécurité intérieure : à quand une loi de programmation ? [Livret #4]

Docteur en sciences de gestion, Chef du pôle sécurité intérieure de L’Hétairie et Conseiller scientifique de la spécialité sécurité-défense de l'Ecole d'Affaires publiques de Sciences Po.

      A considérer que la condition humaine serait une série de cycles insensés, la condamnation de Sisyphe à porter éternellement un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, sans autre but que de le contempler la dévaler avant que ne recommence la même éprouvante ascension, fait de ce mythe une métaphore presque indépassable de la démotivation par la prise de conscience de l’absurdité de l’existence.

            Dans un essai publié en 1942, Albert Camus fige le portrait tragique de « cet homme redescend[ant] d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin[1] Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, col. Folio Essais, 1985, 169 p. ». Pleinement conscient de sa condition misérable, Sisyphe est pourtant libre d’accepter l’absurdité de son existence, ce qui permet à Camus cette affirmation devenue célèbre : « il faut imaginer Sisyphe heureux[2] Ibid. ».

Dans la mesure où, depuis quinze ans, la trajectoire budgétaire du ministère de l’Intérieur alterne les phases d’accélération et de décélération, la comparaison avec le héros mythologique s’impose. Depuis 2002 en effet, le passage du rabot comptable succède aux augmentations budgétaires avant que l’allocation de nouveaux crédits n’en annule partiellement les effets… jusqu’à la coupe claire suivante.

S’il confine à l’absurde, cet éternel mouvement de balancier n’a rien de camusien. Car, loin des va-et-vient inchangés du forçat, la courbe budgétaire du ministère de l’Intérieur, une fois lissée, dessine une trajectoire générale de réduction progressive des moyens matériels disponibles et désespère à juste titre les forces de sécurité intérieure.

Alors que chacun s’accorde à dire, qu’au cours de la période, les problématiques de sécurité que doit affronter le pays (délinquance ordinaire, terrorisme, question migratoire…) n’ont pas diminué en intensité, le Ministre de l’action et des comptes publics a annulé, par un décret n°2017-1182 du 20 juillet 2017, 200 millions d’euros (M€) de crédits destinés à la police (-110 M€) et à la gendarmerie (-90 M€).

Toutes les explications relatives tant à l’insincérité du budget voté par la majorité précédente qu’à l’important volume des crédits mis en réserve par elle, ne justifient ni l’opportunité, ni l’efficience de telles coupes.

Même si les crédits des programmes 176 « police nationale » et 152 « gendarmerie Nationale »[3] La mission Sécurités regroupe les programmes 176 « Police nationale », 152 « Gendarmerie nationale », 161 « Sécurité civile » et 207 … Continue reading prévus par le Projet de loi de finances pour 2018 sont en augmentation de 2,4%[4]Le budget de la Police nationale augmente de 3,4% en AE. Le budget de la gendarmerie nationale augmente de 1,3% en AE. L’augmentation moyenne des deux programmes (176 et 152) est de 2,4%. par rapport à la loi de finances initiale 2017, cette pratique du « stop and go » déstructure profondément les capacités gestionnaires et d’anticipation des services du ministère de l’Intérieur.

Car des annonces aussi contradictoires, à trois mois d’intervalle, ne permettent d’inscrire la trajectoire budgétaire du ministère de l’Intérieur dans aucun plan de réforme global et réfléchi.

La feuille de route du ministère de l’Intérieur, parue en septembre dernier, ne dissipe aucune angoisse. Qui peut dire où le Ministre mène ce ministère ? Gérard Collomb est un capitaine sans cap. Son ministère dérive au gré des clapotis et ne maîtrise ni sa trajectoire, ni sa destinée.

Le poids des héritages : l’hypertrophie des dépenses de personnel

Depuis 2002, le budget alloué à la Police et à la Gendarmerie nationales se séquence en une succession de trois principales phases.

  • La première phase correspond aux exercices 2002, 2003 et 2004 qui attestent d’une hausse des crédits alloués aux forces de sécurité intérieure.

En effet, en 2002, la mise en œuvre du dernier budget voté par la majorité socialiste vint confirmer la dynamique d’augmentation des crédits affectés aux forces de sécurité intérieure : entre 1998 et 2002, les crédits de la police nationale ont augmenté de 17%[5] Aymeri de MONTESQUIOU, Rapport sur le projet de loi de finances pour 2002, Annexe n°28, « Intérieur et décentralisation : sécurité », Sénat, Annexe au procès-verbal de la … Continue reading.

Dans la même dynamique, en 2003, le budget du ministère de l’Intérieur a connu un accroissement de 5% par rapport à la loi de finances de 2002. Et en 2004, l’augmentation des crédits de 3,5% a été, quant à elle, conforme aux orientations de la Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI).

Au ministère de l’Intérieur, ces trois années auront légitimement laissé le souvenir d’une période d’aisance où les forces de sécurité intérieure, plus nombreuses, disposaient des moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs missions, et nul ne saurait nier l’effet positif sur le moral des policiers et gendarmes de l’arrivée de ces crédits frais.

  • Après cette première période, les parlementaires élus en 2002, et plus encore leurs successeurs élus en 2007 qui ont porté sur les fonts baptismaux la Révision générale des politiques publiques (RGPP), ont promu une politique de réduction des effectifs de policiers et de gendarmes, jugés pléthoriques.

            C’est ainsi que les effectifs de la mission Sécurités ont été réduits de 7 236 Equivalents temps plein (ETP) entre 2005 et 2011[6] Cour des comptes, « Police et Gendarmerie nationales : dépenses de rémunération et de temps de travail », Rapport public thématique, mars 2013. et que le nombre de recrutements dans la police nationale a chuté des deux-tiers entre 2006 et 2011. A titre d’exemple, en 2011, dans le corps des gradés et gardiens, les recrutements représentaient à peine 5% de leur niveau de 2006.

En contrepartie, les effectifs restants devaient être mieux payés et mieux équipés. Laissons au crédit de Nicolas Sarkozy, qu’entre 2007 et 2012 les crédits de la mission Sécurité ont augmenté.

Pour ne prendre que le programme 176 (police nationale), entre 2007 et 2012, les crédits passent de 8 milliards à 9,2 milliards avec un pic en 2008 (+3,9%) et en 2009 (+3,8%).

Cette hausse des dépenses de personnel s’explique par le nécessaire financement de mesures catégorielles, particulièrement dispendieuses et mal anticipées, matérialisées par les protocoles dits « corps et carrières » dans la police nationale et PAGRE dans la gendarmerie nationale.

Le principe d’une réforme statutaire n’est pas contesté. Les métiers de la police et de la gendarmerie nécessitaient sinon une refonte, à tout le moins une adaptation des parcours de carrière à leurs évolutions. Il est cependant regrettable que le dialogue social se soit limité à la seule négociation d’avantages statutaires sous-budgétés et sous-financés.

Cette mauvaise gestion budgétaire a creusé le déséquilibre du ratio dépenses de personnel (titre 2) / dépenses de fonctionnement courant et d’investissement (hors titre 2)[7] Ce ratio était de 88% / 12% en 2016. En 2007, bien qu’encore trop déséquilibré, il était de l’ordre de 85% / 15%..

Certes, le déséquilibre structurel de ce ratio en faveur des dépenses de personnel n’a rien d’anormal. Qu’une administration telle que le ministère français de l’Intérieur consacre une part substantielle de ses crédits à la rémunération des agents qui la servent est dans l’ordre des choses.

Toutefois, la part cumulée des dépenses de fonctionnement (titre 3) et d’investissement (titre 5) ne peut décroître en-deçà d’un certain seuil sans priver les agents des moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs missions.

Il faut lire le déséquilibre croissant de ce ratio comme le creusement entre le niveau des effectifs et les moyens dont ils disposent. La réduction du nombre de policiers et de gendarmes entre 2005 et 2011 aurait dû conduire à son amélioration mécanique.

Le constat inverse s’explique par le fait que la contrepartie des suppressions d’effectifs et du financement des avantages catégoriels concédés aux policiers et gendarmes a consisté en une réduction conséquente des dépenses hors titre 2. Le ratio dépenses de titre 2/dépenses hors titre 2 s’est ainsi dangereusement creusé.

Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur puis Président de la République aura acheté une forme de paix sociale et brûlé ses vaisseaux, habité par une vision courtermiste et essentiellement médiatique de la gestion des forces de sécurité intérieure.

  • Depuis 2011, la gestion des ressources humaines est devenue l’une des principales faiblesses structurelles du ministère de l’Intérieur où près de 20 millions d’heures supplémentaires se sont accumulées au sein de la seule police nationale. Leur coût ne se limite pas à leur défraiement ou à leur récupération.

            Ainsi entre 2012 et 2017, le nécessaire recrutement de policiers et gendarmes après la période noire 2005-2011, a vu ses effets atténués par la dette sociale léguée par la législature précédente.

            Nonobstant ce legs, la majorité socialiste a relevé les plafonds d’emplois autorisés pour la police et la gendarmerie nationales de 8 800 ETP et de 9 700 ETPT sur 2013-2017, soit cinq exercices[8] Rapport conjoint IGA IGF, « Évolution des effectifs de la police et de la gendarmerie nationales », février 2017.. En 2012, seulement 488 policiers étaient sortis des écoles de police. En 2016 ce nombre s’élevait à 4 600, soit dix fois plus.

            Les forces concernées par ces augmentations ont été ciblées : 400 créations de postes ont renforcé les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) tandis que 22 pelotons dans les escadrons de gendarmerie mobile ont été créés. En 2016, un nouvel escadron de gendarmerie mobile a vu le jour, à Rosny-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Quatre antennes supplémentaires du GIGN ont également été implantées, dont trois en métropole.

Naturellement, les policiers et gendarmes nouvellement recrutés devaient être formés et habillés et les dépenses de titre 3 ont mécaniquement augmenté. En conséquence, pour contenir les dépenses du ministère de l’Intérieur dans un contexte budgétaire marqué par d’importants déficits, certaines dépenses d’investissement ont été différées faute de crédits disponibles, avant que les attentats de 2015 ne déclenchent un investissement dans l’équipement des forces en reléguant, jusqu’à la fin de la législature, les objectifs de réduction des déficits au second plan.

En 2017, au terme de ces quinze années de gestion par à-coups, le ministère de l’Intérieur est totalement prisonnier d’un effet cliquet hérité de la période 2005-2011 et dont il ne parvient plus à s’extraire. Chaque plan d’économie de court-terme ne peut porter que sur les dépenses des titres 3 et 5 et augmente mécaniquement la paupérisation des forces de sécurité intérieure, en les privant de moyens. Et pourtant… Bercy rabote.

Une tradition à la vie dure : sacrifier le futur à l’immédiateté

De manière générale, pour compenser l’ampleur des dépenses et éviter que le budget du ministère de l’Intérieur n’augmente, Bercy exige souvent de recourir à des subterfuges aux effets particulièrement pénalisants.

La structure budgétaire du ministère de l’Intérieur ne permettant pas de réduire les dépenses de personnel à très court terme – sauf à recourir à des mesures très impopulaires telles que le non-remplacement des départs en retraite ou le gel du recours aux heures supplémentaires -, le même artifice budgétaire, dont chacun convient qu’il est inefficace à court terme et pénalisant à long terme, est invariablement mis en œuvre : réduire les dépenses des titres 3 et 5, alors même qu’elles sont les moins importantes en proportion, en différant l’achat de certains équipements courants et la réalisation de certains investissements.

Concrètement, la dégradation continue du ratio dépenses de titre 2 / dépenses hors titre 2 signifie par exemple que :

  • les forces de sécurité intérieure disposent de moyens de protection et d’armement moins modernes,
  • que le renouvellement de leurs parcs automobiles est ralenti,
  • que la police technique et scientifique ne dispose pas des moyens d’investigation les plus modernes,
  • que les systèmes d’information et de communication ne sont pas composés des technologies les plus en pointe,
  • que les services de renseignement tardent à se faire livrer leurs équipements d’interception
  • et que le parc immobilier de la police (commissariats) et de la gendarmerie (logements) nationales se dégrade plus rapidement.

Ce paradoxe illustre le fait que les responsables politiques sont de mauvais gestionnaires. Enclins à consentir, dans l’urgence et sous la pression sociale, à l’effort d’investissement qu’implique toute commande publique d’ampleur en matière de travaux ou d’acquisition d’équipements, ils cèdent volontiers à la tentation – de court terme mais rarement dénoncée par les syndicats – de réduire les dépenses d’entretien des équipements de l’Etat qui, par conséquent, se dégradent.

Il est pourtant de mauvaise gestion de procéder par à-coups en laissant le patrimoine de l’Etat se dégrader au maximum pour ne le renouveler que partiellement dans l’urgence et sous la pression.

Cette gestion est d’autant plus déplorable que les équipements nouvellement acquis sont ensuite privés d’entretien, jusqu’au plan d’urgence suivant. L’effet « dents de scie » qui en résulte est démobilisateur pour les forces de sécurité intérieure.

A cela, Gérard Collomb, interrogé le 11 juillet dernier par les parlementaires de la Commission des Lois de l’Assemblée nationale, oppose un argument éculé : rapportées aux quelques 18 milliards de la mission Sécurités, quelques dizaines de millions d’euros de coupes représentent toujours moins de 1% du budget global.

L’effet dilutif de l’argument serait d’ailleurs renforcé si la base de calcul n’était plus celle de la mission Sécurités au sens de la LOLF mais le total des dépenses de sécurité intérieure : 35,6 milliards d’euros soit environ 1,5% du PIB. Ce second agrégat consolide les dépenses des forces de police et de gendarmerie mais également des dépenses de la sécurité civile, du ministère de la Justice, des dépenses des collectivités territoriales affectées à la sécurité publique, etc.

Or, examinés de près, ces agrégats ne peuvent justifier aucune réduction budgétaire des moyens affectés aux forces de sécurité intérieure. L’indicateur « dépenses de sécurité intérieure » construit par Eurostat révèle, au contraire, qu’en part du PIB, la France dépense significativement moins que la moyenne européenne. L’écart est structurellement de 0,2 points de PIB[9] Graphique réalisé par l’auteur sur la base des chiffres communiqués sur le site Internet d’Eurostat..

En outre, l’examen de la part des dépenses affectées à la sécurité et l’ordre publics dans le total des dépenses publiques accentue ce constat : la France se situe très nettement en-dessous des autres Etats européens comparables. La réalité des indicateurs Eurostat est à rebours de l’argument récemment mobilisé par Gérard Collomb. 

En conséquence, l’heure est non pas à la négociation d’économies à la marge sur tel ou tel Budget opérationnel de programme (BOP) mais bien au rattrapage du retard français au regard de ses partenaires européens.

La séquence estivale de Gérard Collomb dans le respect des traditions : amputer des moyens pour sacrifier à l’urgence du courtermisme

En 2016, face à l’exceptionnelle gravité du contexte sécuritaire, les parlementaires avaient voté des crédits en hausse de 3,4% pour les programmes 176 (police nationale) et 152 (gendarmerie nationale).

Au final, le décret du 20 juillet 2017 dernier aura annulé 200 millions d’euros de crédits sur les programmes 176 et 152. Comme de coutume, les augmentations de crédits votées sous la précédente législature sont en partie annulées avant même d’avoir produit leurs effets.

Lors de son audition devant les parlementaires de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, le Ministre de l’Intérieur n’a pas été en mesure, malgré les interrogations répétées des députés présents, de préciser les conséquences de ces annulations de crédits.

Une semaine plus tard, le 18 juillet 2017, devant la commission des finances de l’Assemblée nationale, les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales ont été soumis aux mêmes questions. Après avoir légitimement rappelé que les annulations portent sur des crédits mis en réserve et donc que les services de police et de gendarmerie n’ont jamais perçu, ils ont rappelé ce que les crédits d’ores et déjà perçus en 2017 ont permis de préserver. Le Directeur général de la Police nationale (DGPN), Jean-Marc Falcone a ainsi souligné que les CRS, le SDLP et le RAID pour les services opérationnels, la DGSI et le SCRT pour les services de renseignement, seraient préservés.

Dans la majorité, les défenseurs de Gérard Collomb se sont abrités derrière le caractère transitoire de ces annulations, dépeignant un Ministre prisonnier d’un héritage budgétaire encombrant et qui ne pourrait être jugé qu’à l’aune du PLF 2018.

Ces arguments ne sont définitivement pas recevables.

En premier lieu, le contexte budgétaire dans lequel s’inscrivent ces annulations estivales est d’une préoccupante gravité sur au moins trois fronts : le terrorisme, la question des flux migratoires et la délinquance ordinaire.

En effet, aux dix-sept attentats déjoués en 2016 selon le ministère de l’Intérieur, s’ajoutent les onze attentats déjoués depuis le 1er janvier 2017 et les sept attentats effectivement perpétrés[10] Carrousel du Louvre, Orly, Champs-Elysées, Notre-Dame de Paris, Champs-Elysées, Levallois-Perret, Gare Saint-Charles. La menace terroriste ne faiblit donc pas.

En parallèle, d’autres problématiques de sécurité intérieure sont tout aussi mobilisatrices des forces de police et de gendarmerie. En 2016, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) enregistrait une augmentation de plus de 150% du nombre de demandes d’asile sur la période 2007-2016.

Sur le terrain de la délinquance, le dernier rapport Interstats conjoncture du ministère de l’Intérieur révèle quant à lui, une hausse de 4% des cambriolages en France entre août 2016 et août 2017, preuve que la délinquance du quotidien, elle non plus, ne faiblit pas.

De fait, retarder la livraison d’équipements de fonctionnement courants et différer les investissements nécessaires au bon fonctionnement des services de police et de gendarmerie n’a rien d’opportun.

A cet égard, le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme voté par l’Assemblée nationale le 3 octobre 2017 dernier est un écran de fumée[11] Se référer à la note 2 de L’Hétairie : « Projet de loi Collomb : l’injustifiable agonie de nos droits », 15 p.. Les forces de sécurité intérieure réclament non pas des moyens légaux devenus surnuméraires mais des moyens humains et matériels.

Après les coupes estivales, l’absence de rallonge en cet automne 2017 a toutefois des implications concrètes :

  • Les équipements et matériels seront livrés avec retard.
  • La réfection du patrimoine immobilier sera différée.
  • Le renouvellement des véhicules sera ralenti.

            En l’état actuel des équipements, ces arbitrages budgétaires obèreront les capacités opérationnelles des forces de sécurité intérieure.

            Le site Internet de partage de photographies montrant l’indigence des moyens de la police nationale lancé à l’été 2017 par l’Union des policiers indépendants, n’est que le signe avant-coureur d’un malaise de plus en plus prégnant des fonctionnaires de police face à la vétusté de leurs outils de travail.

La gendarmerie nationale est, pour sa part, confrontée aux mêmes difficultés : 60% des dépenses hors titre 2 sont des dépenses obligatoires. Lui refuser de disposer de 90 millions d’euros votés en LFI est, là-encore, un coup dur.

Pour la DGGN, des reports de charge seront inévitablement à prévoir, notamment sur les loyers versés aux collectivités territoriales pour les logements de ces personnels dans les casernes non domaniales.

En substance, qu’il s’agisse des programmes 176 ou 152, les annulations de crédits prévues en 2017 affaibliront les forces de sécurité intérieure : elles diminuent leurs capacités opérationnelles dans un contexte sécuritaire difficile et obligeront, demain, à un effort budgétaire plus important encore pour le renouvellement, en urgence, de matériels qui ne sont plus convenablement entretenus aujourd’hui.

Un budget 2018 à l’image de la feuille de route du ministère : une juxtaposition de mesures sans réelle programmation budgétaire

La pression budgétaire exercée sur les dépenses hors titre 2 n’est aujourd’hui plus tenable. Les marges de manœuvre sont devenues inexistantes.

Espérer y trouver une source de financement des 10 000 policiers et gendarmes supplémentaires à l’horizon 2022 promis par le Président de la République lors de sa campagne, était totalement illusoire.

Face à cette impasse et tenu par sa promesse de campagne, le président de la République a dû rétropédaler : après avoir annoncé avant l’été que le budget du ministère des Armées serait le seul à être augmenté en 2018, il a informé les préfets réunis le 5 septembre 2017 dernier à Paris, qu’en 2018 « le budget du ministère de l’Intérieur augmentera de près de 7% et les 10.000 emplois supplémentaires de policiers et de gendarmes […] seront créés sur la durée du quinquennat, dont 7.000 au cours des trois prochaines années ».

Au-delà des effets d’annonces, l’examen concret du Projet de lois de Finances pour 2018 met en exergue le fait que les autorisations d’engagement des programmes 176 et 152 augmenteront respectivement de 3,4 % et de 1,3% en 2018 par rapport à la LFI 2017.      

Le Gouvernement rappelle la volonté du président de la République de renforcer à hauteur de 10 000 postes les forces de sécurité intérieure, sans toutefois préciser s’il s’agit bien de créations nettes d’ETP.

En tout état de cause, le PLF prévoit, pour 2018, la création de près de 1 400 emplois pour la police nationale et la création de près de 500 emplois pour la gendarmerie nationale.

Concernant les crédits de titre 5, l’augmentation pour la police nationale est légère : à peine plus de 2% en autorisation d’engagement qui permettront de poursuivre à périmètre constant le Plan de lutte antiterroriste et le Pacte de sécurité initiés par Bernard Cazeneuve.

La Gendarmerie nationale connaîtra quant à elle, des niveaux d’augmentation de l’ordre des 1%. Là encore, cela permettra de financer les principales mesures engagées sous la précédente majorité sans tracer de grande ambition pour les années futures.

Dans son rapport pour avis sur le PLF sur le programme 152 « Gendarmerie nationale », la députée Aude Bono-Vandorme part du constat que la progression de la population en zone gendarmerie est deux fois plus élevée qu’en zone police et pointe le déséquilibre budgétaire défavorable à la gendarmerie nationale au titre du PLF 2018. Elle y écrit notamment qu’ « il paraîtrait logique de répartir les postes de manière équitable en fonction du poids que chaque force représente dans les effectifs totaux de la sécurité intérieure [12] Rapport pour avis fait au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2018 (n°235), enregistré à la Présidence de l’Assemblée … Continue reading ».

Car, s’il faut se réjouir de l’obtention par la gendarmerie nationale des crédits d’investissement pour le financement de 3 000 véhicules, l’effet de cette décision risque, une fois encore, d’être dilué par le creusement des déséquilibres relatifs aux dépenses hors titre 2.

En effet, pour 2018, le report de charges sur les loyers dus notamment aux collectivités pour l’occupation des casernes de gendarmerie dont elles sont propriétaires s’élève à près de 90 millions d’euros. Ce report s’explique par l’autorisation de la gendarmerie nationale, depuis 2016, à appliquer l’intégralité de la mise en réserve (8%) des crédits hors titre 2 sur les loyers dus à ses bailleurs.

Cette autorisation exceptionnelle devait permettre de desserrer l’étau budgétaire pour financer des dépenses d’équipements liées notamment à la lutte antiterroriste.

Les annulations de crédits brutales décidées à l’été 2017 ont conduit à cet important report de charge que la gendarmerie nationale mettra plusieurs années à éponger[13] Gérard Collomb a évoqué un plan pluriannuel abondé à hauteur de 13 millions d’euros la première année..

De surcroît, l’impossibilité pour 2018 de faire porter la mise en réserve, ramenée de 8% à 3%, sur les loyers obligera la Gendarmerie nationale à retarder des financements hors titre 2 pourtant indispensables. Conscients que la gendarmerie nationale n’était pas servie à hauteur de ses besoins opérationnels, le Sénat a rejeté, le 5 décembre 2017 dernier, les crédits de la mission Sécurités.

 En tout état de cause, l’augmentation des effectifs, tendancielle pour la police nationale, plus modeste pour la gendarmerie nationale, couplée à l’augmentation de dépenses hors titre 2 d’autant plus nécessaires que les traditionnels dégels automnaux auront manqué, est positive mais insuffisante. La gestion par à-coups et la dictature du court-terme perdurent…

Une parade à ces à-coups consisterait pourtant en une programmation de la dépense à moyen et long termes. Le ministère de l’Intérieur est certes un ministère de l’urgence, mais oublier qu’il est aussi un ministère du temps long où la planification reste un principe budgétaire cardinal, conduit à des errements hautement préjudiciables aux forces de sécurité intérieure.

Alors que la culture programmatique y est quasi absente (à la différence du ministère des Armées), il eût été à la fois vertueux et efficace de réaliser des coupes dans une perspective de modernisation à moyen ou long termes.

Les économies ne sont pas irréalisables, il convient cependant de les planifier en réallouant des ressources utiles à des projets d’efficience (administratifs, numériques, stratégiques).

C’est précisément ce que n’a pas su faire Nicolas Sarkozy lorsque, ministre de l’Intérieur : il s’est arc-bouté sur la conduite d’une réforme dont la colonne vertébrale était la réduction du nombre d’emplois de policiers et de gendarmes.

Dans le même esprit, la feuille de route dévoilée aux préfets par le ministre de l’Intérieur lors de leur réunion du 5 septembre 2017 dernier, véritable document fourre-tout, est assez symptomatique d’un ministre en mal de vision qui interroge ses administrations avant de juxtaposer leurs productions respectives sans tracer le moindre horizon politique.

Gérard Collomb y annonce que sa « méthode reposera sur deux piliers : l’inscription dans le temps long de la stratégie d’une part, le choix résolu de la déconcentration d’autre part » avant de préciser que « le ministère de l’Intérieur engagera une démarche ouverte et participative pour […] apprécier l’opportunité d’une loi de programmation de la sécurité intérieure ».

La prudence excessive de la formulation fait ressortir, une fois encore, l’impréparation du Ministre. A la lecture de la feuille de route présentée, la nécessité pourtant impérieuse d’une loi de programmation ne semble pas être un sujet tranché aux yeux du Ministre ; elle ne devrait être arbitrée qu’à l’issue d’une concertation dont les conclusions sont attendues pour la fin d’année 2017.

Pourquoi une telle temporisation ? Une loi de programmation adoptée en 2018 n’aurait au demeurant que peu de sens. Pour les exercices postérieurs à 2018, la trajectoire n’est pas lisible. Le seul horizon indiqué l’est par le Premier ministre et consiste en une forte diminution des dépenses publiques[14] Se référer au livret n°3 de L’Hétairie : « Les budgets ne sont pas que des chiffres : plaidoyer pour une nouvelle politique budgétaire », 48 p. selon une trajectoire peu compatible avec la hausse des crédits que le Ministre appelle de ses vœux pour son ministère.

A l’instar de la réforme de la police de sécurité du quotidien aux contours particulièrement flous et dont les premières expérimentations attendront janvier 2018, cette prudence qui confine à une forme de pusillanimité paralysante semble être la règle de Gérard Collomb, lequel affecte des crédits, certes en hausse, mais sans cap.

Dans le même esprit, le Ministre reconnaît, au sein du document précité, le risque capacitaire qui menace les forces s’il n’est pas procédé au renouvellement de certains équipements.

Mais là encore, le manque d’ambition affleure lors de la mention d’un horizon de travail « au moins triennal » recherché « pour les investissements les plus lourds, notamment en matière de moyens aériens de la sécurité civile ».

Pour être efficient, le financement d’actifs lourds, notamment aéronautiques, ne peut se satisfaire de durées minimales aussi courtes.

Au cas d’espèce, il s’agit principalement de 12 appareils de type Canadair CL415 qui auront dépassé les 25 ans d’âge en 2020 et de 9 appareils de type Tracker, construits il y a 60 ans et acquis par la France il y a 35 ans ; ils sont absolument hors d’âge.

Leur niveau général de vétusté et le coût de possession très élevé qui en découle devraient tempérer l’enthousiasme d’une feuille de route qui qualifie d’« exceptionnel » le niveau de performance du système français de lutte aérienne contre les incendies. Si les fonctionnaires sont exceptionnels, leurs machines ne le sont que par leur triste longévité.

En tout état de cause, le remplacement de ces avions, comme celui d’autres équipements d’envergure nécessaires à l’accomplissement des missions des forces de sécurité intérieure, doit s’inscrire dans une logique programmatique a minima quinquennale, qui repositionne l’effort d’investissement dans une logique sécuritaire plus large en tenant compte des dépenses engagées par les autres ministères et les collectivités territoriales pour rechercher les synergies.

Dans un second temps, la programmation doit distinguer les équipements qui seront renouvelés au terme d’une acquisition patrimoniale de ceux qui feront l’objet de contrats de location à des opérateurs économiques privés ; l’effort de dépense de titre 5 ne portera ainsi que sur la première catégorie.

Enfin, la programmation doit permettre d’anticiper et surtout de sanctuariser les coûts d’entretien/maintenance des équipements nouvellement acquis. C’est à cette seule condition que les dépenses de titre 3 pourront être, elles-aussi, maîtrisées.

De manière générale, cette logique supposerait que la coopération public-privé ne reste pas une vaine incantation mais devienne une politique publique à part entière qui propose un horizon stratégique aux acteurs de la filière des industries et des activités privées de sécurité.

A ce jour, malgré ses invitations répétées au développement de partenariats public-privé, le Ministre n’a pas jugé bon de s’entourer, au sein de son cabinet, ne serait-ce que d’un conseiller technique aux activités et aux industries privées de sécurité, indispensable relai pour bâtir une feuille de route à moyen et long terme.

L’évidence est que le ministère de l’Intérieur gagnerait à disposer d’une loi de programmation budgétaire qui donnerait aux policiers et gendarmes davantage de prévisibilité, rompant enfin avec cette logique délétère où il leur faut chaque début année, mettre en réserve des crédits puis lutter des mois durant avec le ministère du Budget, pour qu’ils ne soient pas intégralement annulés en fin d’année.

Ce jeu auquel se livrent les directeurs financiers de la police et de la gendarmerie nationales avec les fonctionnaires du ministère des finances n’a aucun sens.

Usant, il ne conduit qu’au constat défait de la revanche, malsaine à bien des égards, du ministère du Budget. Dans les cas les plus graves, cette logique de l’absurde conduit à la mise en œuvre de stratégies budgétaires que les deux directeurs financiers de la police et de la gendarmerie savent peu efficaces à moyen terme dans le seul but de sauver des crédits à court terme.

C’est ainsi qu’ils ont progressivement augmenté la part des dépenses obligatoires au sein des dépenses de titre 3, dans le seul but de contrer les offensives du ministère du Budget au moment des mises en réserve de début d’année.

Ce mode de gestion conduit à une rigidification artificielle des dépenses hors titre 2 si bien que des efforts budgétaires de plus en plus lourds portent sur des possibilités de coupes de plus en plus réduites. Au final, il aura décrédibilisé la parole politique en creusant le fossé qui sépare les mesures votées des actions concrètement réalisées.

En définitive, la programmation présente des gisements d’économies réalisables sans obérer les capacités opérationnelles des forces. Elle est cependant dépourvue d’effets visibles à court terme et, en cela, généralement sacrifiée au profit d’autres arbitrages budgétaires, moins opportuns et moins efficients, mais aux résultats immédiatement perceptibles.

Annoncée par Gérard Collomb, elle est, en l’état de la feuille de route et du budget 2018 qui lui est corrélé, mal préparée et trop imprécise.

Conclusion

Il existe, en somme, deux gestionnaires publics :

  • Le premier ne traite que l’immédiat, s’assurant ainsi de la visibilité de son action à court terme. Il sauve son image et ne perd pas en popularité. La dimension néfaste de son action à long terme lui importe peu : comme l’affirmait Keynes « à long terme, nous sommes tous morts » et en tout cas, lui ne sera plus là.
  • Le second, visionnaire, met à distance l’immédiateté pour engager des réformes structurelles et préparer l’avenir. Il est impavide devant l’impopularité et sait que le bilan de son action sera dressé à long terme.

Dans son discours de politique générale, le Premier ministre revendique l’appartenance de son gouvernement à la deuxième catégorie.

Cependant, force est de constater l’absence de rupture avec la gestion de l’immédiateté, où tout ce qui ne permet pas de résultats visibles sans délai est systématiquement sacrifié.

Politique de long terme par excellence, l’investissement public souffre de l’emprise chaque jour plus forte de la communication politique sur la gestion publique.

Depuis quinze ans, la trajectoire de l’investissement public du ministère de l’Intérieur n’est faite que d’à-coups qui répondent à de micro-emballements de court terme.

Les annonces de Gérard Collomb le 11 juillet 2017 puis d’Emmanuel Macron le 5 septembre suivant confirment, hélas, cette même tendance.

Au final, l’augmentation générale des budgets de la police et de la gendarmerie nationales de 2,4% en moyenne en 2018 est la résultante d’une feuille de route qui juxtapose des briques fournies par les administrations du ministère sans fixer de cap politique.

La destinée du ministère de l’Intérieur demeure un cycle de l’absurde imposé à des policiers et gendarmes qui en sont devenus, à leur niveau, autant de métonymies du Sisyphe de Camus ; un Sisyphe à qui on compliquerait encore la tâche.

Mais à la différence du héros mythologique remodelé sous la plume du philosophe pour les besoins de la démonstration, il est impossible d’imaginer les forces de sécurité intérieure heureuses de leur misérable condition.

La rupture avec une vieille gestion publique inadaptée aux enjeux actuels ne peut se limiter à de grandes déclarations de posture et à des augmentations budgétaires sans logique ni vision d’ensemble. Elle doit se traduire par la garantie de l’efficacité de l’action de l’Etat et la mise en œuvre de réformes structurelles.

Pour l’heure, les multiples Sisyphe qui poussent les rochers du ministère de l’Intérieur font savoir à Jupiter que le compte n’y est toujours pas. 

Notes

1 Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, col. Folio Essais, 1985, 169 p.
2 Ibid.
3 La mission Sécurités regroupe les programmes 176 « Police nationale », 152 « Gendarmerie nationale », 161 « Sécurité civile » et 207 « Sécurité et éducation routières ».
4 Le budget de la Police nationale augmente de 3,4% en AE. Le budget de la gendarmerie nationale augmente de 1,3% en AE. L’augmentation moyenne des deux programmes (176 et 152) est de 2,4%.
5 Aymeri de MONTESQUIOU, Rapport sur le projet de loi de finances pour 2002, Annexe n°28, « Intérieur et décentralisation : sécurité », Sénat, Annexe au procès-verbal de la séance du 22 novembre 2001.
6 Cour des comptes, « Police et Gendarmerie nationales : dépenses de rémunération et de temps de travail », Rapport public thématique, mars 2013.
7 Ce ratio était de 88% / 12% en 2016. En 2007, bien qu’encore trop déséquilibré, il était de l’ordre de 85% / 15%.
8 Rapport conjoint IGA IGF, « Évolution des effectifs de la police et de la gendarmerie nationales », février 2017.
9 Graphique réalisé par l’auteur sur la base des chiffres communiqués sur le site Internet d’Eurostat.
10 Carrousel du Louvre, Orly, Champs-Elysées, Notre-Dame de Paris, Champs-Elysées, Levallois-Perret, Gare Saint-Charles
11 Se référer à la note 2 de L’Hétairie : « Projet de loi Collomb : l’injustifiable agonie de nos droits », 15 p.
12 Rapport pour avis fait au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2018 (n°235), enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 octobre 2017, page 18.
13 Gérard Collomb a évoqué un plan pluriannuel abondé à hauteur de 13 millions d’euros la première année.
14 Se référer au livret n°3 de L’Hétairie : « Les budgets ne sont pas que des chiffres : plaidoyer pour une nouvelle politique budgétaire », 48 p.