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Mort d’Evgueni Prigojine : une nouvelle prévisible qui amorce un saut dans l’inconnu [Tribune #55]

Chef du pôle Europe/International de L’Hétairie Secrétaire fédéral aux enjeux européens et internationaux PS Seine-Maritime.

Professeure associée de Géopolitique (EDC Paris Business school) et adjunct professor of EU enlargement in Sciences Po Paris.

Ce mercredi 23 août, deux mois jour pour jour après un putsch avorté qui avait exposé au grand jour les fragilités du pouvoir Russe, Evgueni Prigojine est mort dans le crash d’un avion. Si initialement les informations distillées ne confirmaient pas encore sa présence au sein de l’appareil abîmé, il semble désormais établi qu’il figure sur la liste des passagers décédés, aux côtés notamment de Dmitry Outkine, le néonazi fondateur du groupe de mercenaires.

Sans être une surprise en soi, le calendrier de cette probable exécution décidée au sommet du pouvoir interroge davantage. Mais l’affront infligé à Vladimir Poutine avait été trop cuisant : bien qu’il ait défendu le contraire, Prigojine souhaitait indubitablement mettre un terme au pouvoir en place pour lui en substituer un nouveau et, très vraisemblablement, le sien. Cette séquence, d’une durée fugace, a suffi à bouleverser la scène politique russe, à ébranler les esprits et à faire prendre conscience à la Russie et au monde que les bases du pouvoir Russe, qui jusqu’alors donnait un sentiment de solidité, étaient en réalité en pleine déliquescence, voire de l’effondrement.

Rappelons à cet égard que Vladimir Poutine a donné à cette occasion une image désastreuse auprès de son peuple en fuyant la capitale pour Saint-Pétersbourg. Ce n’est que l’absence de ralliements des responsables locaux des régions traversées dans cette longue marche vers l’échec qui a certainement contraint le groupe Wagner à cesser ses opérations sous peine de risquer l’anéantissement.

Les événements qui s’en étaient suivis avaient été pour le moins rocambolesques avec une amnistie offerte aux combattants qui pouvaient soit être démobilisés et rentrer chez eux, soit être intégrés dans l’armée régulière, soit enfin partir en exil en Biélorussie (option alors choisie par nombre d’entre eux accueillis par A. Loukachenko, dirigeant biélorusse qui avait joué un rôle clé dans « la résolution de cette crise politique surprenante » selon ses termes mais qui lui a permis de travailler sa stature et un rôle stratégique).

Certains pensaient peut-être – Prigojine le premier ? – que trop important et trop utile dans la stratégie d’offensive de l’influence Russe en Afrique et dans un contexte de guerre d’invasion contre l’Ukraine où le groupe avait semblé un incontournable de la stratégie militaire russe. Mais de l’avis de la quasi-totalité des experts du sujet, cette résolution « pacifique » d’une crise sans pareille au sommet du pouvoir russe, sur fond de rivalités croissantes et non dissimulées entre les dignitaires du régime (notamment les deux principaux responsables militaires russes Sergueï Choïgu et Valeri Guerassimov), ne pouvait en rester là. Et des propres mots du dictateur russe, la trahison est le seul crime impardonnable à ses yeux.

A la suite du putsch, les négociations entreprises avec le Kremlin avait semé la confusion. Au moins une rencontre personnelle entre les dirigeants du groupe Wagner et le dictateur russe avaient eu lieu à Moscou. Par ailleurs, la milice semblait avoir repris ses activités notamment en Afrique occidentale auprès des juntes militaires, comme l’instrument de la stratégie offensive du Kremlin en intervenant militairement auprès des dirigeants moyennant spoliation des richesses. Les paramilitaires sont par ailleurs connus pour de multiples exactions auprès des populations locales en Centrafrique ou encore au Mali où ils assurent la sécurité même des nouveaux dirigeants issus des putschs militaires de ces dernières années.

Dans tous les scenarii possibles, la disparition de Prigojine était indispensable pour la sauvegarde du pouvoir en place, pour autant, elle ne sera pas sans conséquence, y compris pour le maintien même du dirigeant.

  • En effet, quelle sera la réaction des membres du groupe, actuellement en Biélorussie et dont le nombre et les moyens déborderaient assez facilement les capacités sécuritaires des Biélorusses pour les contenir et en venir à bout ? D’ailleurs, des messages sur les boucles Telegram du groupe appellent ouvertement à des actions contre le pouvoir s’il est avéré que c’est bien de là qu’est parti l’ordre d’exécution. Une situation qui pourrait se tendre dans les jours à venir. Rappelons au passage qu’Alexandre Loukachenko les avait fait venir sur son territoire aussi pour que ses forces armées bénéficient de leur expertise militaire à des fins de formation.
  • Par ailleurs, le groupe pourrait se retrouver dans une impasse sur les théâtres africains. Il convient de dire qu’il tenait aussi par la personnalité de son chef dont l’aura avait un impact réel pour la structure. Le scénario d’une débandade n’est pas à exclure avec tout ce que cela pourrait impliquer sur le plan géopolitique et notamment à court ou moyen terme, un affaiblissement de l’influence de la Russie dans ces régions d’Afrique où elle tentait une percée en contribuant activement au renversement des démocraties en place pour leur substituer des juntes militaires inféodées à Moscou. Il faudra suivre ces évolutions de très près.
  • Autre point non négligeable, l’arrivée des élections russes en 2024. De ce point de vue, cette mort peut sonner comme un avertissement à quiconque aurait des velléités de profiter de cette « période de flottement » pour tenter une aventure solitaire contre le dirigeant. Mais si le message est clair, les bases de son autorité et de son pouvoir son néanmoins très largement affaiblis et aux yeux de beaucoup des cercles dirigeants, il n’incarne déjà plus l’homme fort du pays.
  • Sur le théâtre ukrainien, cela pourrait aussi avoir des effets positifs pour le pays martyrisé alors que la contre-offensive se poursuit avec difficulté et que davantage d’armes sont requises pour obtenir des résultats plus significatifs. De plus, la poursuite des frappes sur le sol russe et depuis le territoire russe mine à chaque fois un peu plus la croyance en une Russie invincible et la capacité de son dirigeant à faire face en protégeant sa population.
  • Enfin, il ne faut pas exclure non plus la possibilité d’une révolution de palais orchestrée par ceux dont on ne parle jamais : les services de sécurité et de renseignement de la Fédération de Russie (le FSB en particulier). Des organes rompus à ces exercices de déstabilisation et qui sentent bien que l’avenir du pays ne se nomme plus Vladimir Poutine. La guerre d’agression n’a pas atteint ses objectifs, elle est un bourbier innommable dont la Russie ne peut voir aucune perspective positive à court ou moyen terme. Les Ukrainiens se battront jusqu’au bout et ont enregistré de nombreux succès ; localisés mais réels. Rien de concret ne permet d’étayer cette hypothèse mais c’est une option possible parmi d’autres.

Au lendemain de la Fête Nationale ukrainienne, et alors que les combats continuent de faire rage pour que l’Ukraine recouvre l’intégralité de son territoire, le décès d’Evgueny Prigojine constitue indéniablement un élément d’une nouvelle donne stratégique peu maîtrisée mais qui appelle à des actions résolues de la part de nos démocraties. Car on ne saurait laisser les actions d’influence, voire d’ingérences, aux seuls régimes autoritaires ou dictatoriaux.