TOP

Étrangers illégaux : sortir des postures idéologiques dans l’intérêt du bien [Note #63]

Pseudonyme, haut fonctionnaire

Le système de délivrance des titres de séjour pour les migrants dysfonctionne, ce qui induit des préjudices à la fois pour le système social français (notamment en raison du développement du travail au noir), pour les institutions chargées de gérer et de contrôler la délivrance des titres, pour les migrants eux-mêmes et, par conséquent, pour la capacité d’intégration de la France.

       Au-delà de la question de l’asile – largement traitée par ailleurs et conditionnée tant par les engagements internationaux que par la conjoncture géopolitique (pays en guerre, crises économiques, bientôt effets du changement climatique) -, l’intégration des migrants en situation illégale est aujourd’hui prisonnière d’un discours idéologique qui met en scène la fermeté de l’Etat sans regarder avec lucidité les réalités du séjour illégal. Indubitablement, cette posture rhétorique ne crée que des perdants.

       Si, par définition, il ne peut exister aucune statistique fiable sur la présence irrégulière d’étrangers en France, les estimations sérieuses tablent sur un nombre compris entre 300 000 et 400 000 personnes. Or, la politique principalement tournée vers le renvoi de ces étrangers en situation illégale ne prend pas acte de l’échec de cette orientation (même si la possibilité d’éloignement reste garante des frontières et donc de toute politique nationale, en particulier sociale).   

       La présente contribution suggère des améliorations dans la gestion des étrangers en situation illégale qui peuvent être déployées à très court terme et à moyens constants ; elle propose également des modifications de moyen et long terme qui nécessitent des investissements ou, à tout le moins, un redéploiement de la politique aujourd’hui essentiellement répressive. Il s’agirait :

  • A court terme, de mettre en place un système d’« accord provisoire de travail » qui, à l’instar d’autres pays européens, permettrait aux étrangers en situation irrégulière d’obtenir des permis de travail sans renoncer à la possibilité de les éloigner ;
  • A moyen terme (2 à 5 ans), d’utiliser les outils d’amélioration du service usager pour rendre l’accès des services publics chargés de l’examen des situations des étrangers plus efficace et plus acceptable pour les intéressés ;
  • A moyen et long terme (3 à 8 ans), de mettre en place une doctrine de régularisation des étrangers en situation illégale ayant « fait leurs preuves » dans le cadre du système précité et qui n’auraient pas été éloignés. Cette dernière proposition requiert un véritable courage politique de la part du Gouvernement qui se risquerait à la mettre en place, et se place donc dans une perspective indépendante des autres.

L’échec néfaste de la politique de régularisation des étrangers en situation illégale

            Les réformes de ces dernières années en matière d’immigration vont globalement dans le sens d’un durcissement des conditions de délivrance des titres et de maintien en centre de rétention. Politiques d’affichage, elles ne traitent ni des causes profondes du faible taux de reconduite et de renvoi des étrangers en situation illégale, ni des conséquences réelles de ce taux qui se heurtera toujours à un plafond si on le compare avec ceux des autres pays développés, tout aussi faibles.

            Car cette politique de « fermeté » se heurte aujourd’hui aux contraintes matérielles de l’État (mobiliser une escorte pour accompagner l’étranger, trouver des places dans un avion, ou un bateau pour les pays riverains de la Méditerranée) et surtout aux réalités des relations bilatérales avec les pays destinataires de ces renvois. De fait, pour éloigner un étranger en situation illégale qui ne dispose pas d’un passeport et ainsi exécuter « l’obligation de quitter le territoire français » (OQTF), il est nécessaire de recevoir un « laissez-passer » consulaire du pays de destination, généralement en voie de développement, qui se montre naturellement réticent à le délivrer ou, à tout le moins, réclame le coût d’émission à la France dans le cadre des négociations bilatérales. Or, l’allongement de la durée de rétention de 45 à 90 jours introduit par la loi « Asile et immigration » semble vain dès lors que les pays récalcitrants à émettre un laissez-passer consulaire allongeront à leur tour leurs délais pour délivrer ces documents.

            Cet échec induit des conséquences tangibles que l’on peut observer à différents niveaux.

Faible taux d’éloignement des étrangers en situation illégale

            En ne prenant en compte que les OQTF (étrangers en situation irrégulière qui ne font pas l’objet d’une interdiction de retour du fait d’une menace pour l’ordre public), le taux d’exécution s’élève à 12,40 %. Concrètement, du fait d’un retour spontané des étrangers presque inexistant, cela suppose que 87,60 % des étrangers théoriquement obligés de quitter le territoire français y demeurent sans droit ni titre. Ils sont alors, d’une certaine manière, contraints de gagner leur vie en travaillant dans des situations irrégulières et souvent précaires, tout en bénéficiant de la très nécessaire – pour la santé publique, et en particulier pour la lutte contre les maladies infectieuses – Aide Médicale d’État (AME) sans pour autant cotiser au système social français.

            Il faut ajouter à ce chiffre les étrangers qui se voient refuser un titre de séjour par les services préfectoraux qui ne l’assortissent pas d’une OQTF, sans doute conscients que celle-ci serait annulée par le juge administratif du fait des liens familiaux qu’entretient l’étranger en France. Il s’agit donc de cas limites d’étrangers perçus comme ne disposant de pas assez de liens en France pour obtenir une carte de séjour « vie privée et familiale », mais trop pour faire l’objet d’une OQTF. Ils sont ainsi placés dans des situations de non droit qui, sauf à retourner d’eux-mêmes dans leurs pays d’origine, supposent l’attente de plusieurs années en France, le mariage ou la conception d’un enfant avec un conjoint français, pour que leurs liens familiaux durables leur ouvrent droit à un titre.

Engorgement des services chargés de l’examen et du contrôle de la situation des étrangers

            Les services en charge de l’examen et du contrôle de la situation des étrangers font face à un véritable engorgement. Plusieurs services publics sont concernés par cet état de fait :

  • les services préfectoraux concernés sont les seuls qui n’ont pas été modernisés dans le cadre du plan préfecture nouvelle génération (PPNG). Les longues files d’attente devant les préfectures pour les étrangers sont éloquentes, tout comme les tensions qui règnent à l’intérieur des services où les fonctionnaires, confrontés à des usagers étrangers éprouvés, sont également victimes des pressions imposées par le corps préfectoral qui rend compte de ses chiffres au ministère. Ils effectuent ainsi un travail répétitif et souvent sans but, puisque les étrangers qui se voient refuser le titre de séjour demeurent bien souvent en France.
  • Les juridictions chargées du contentieux, sans être soumises aux mêmes pressions, sont elles aussi submergées par ce contentieux de masse. A titre d’exemple, en 2018, le contentieux des étrangers a représenté 37,5% de l’activité des tribunaux administratifs, 49,4 % de celle des cours administratives d’appel et 20,65 % de celle du Conseil d’État selon le bilan annuel de ce dernier. Le taux d’annulation élevé des décisions des services préfectoraux par les juridictions témoigne de leur examen expéditif par des agents de préfecture, continuellement mis sous pression (cf. infra).
  • Enfin, les services de police, notamment chargés des transfèrements des centres de rétention vers les juridictions pour les recours contentieux, sont également éprouvés, ce qui entame l’efficacité et la motivation des agents.

Un coût financier très important 

            Le coût des éloignements représente 468,45 millions d’euros par an, auxquels s’ajoutent 27 millions d’euros pour les retours aidés[1]Les retours aidés sont ainsi 3 à 5 fois moins couteux par étranger, comme le précisent des documents budgétaires publiés par l’Assemblée nationale. … Continue reading. A ces montants, il convient de rajouter encore :

  • 126 millions d’euros, représentant le traitement des 3 731 agents chargés de l’accueil des étrangers en préfecture[2]Calcul : 3371 fonctionnaires disposant d’un salaire brut de 2700 euros (estimation basse à partir des chiffres de l’INSEE) auxquels s’ajoutent 15% de cotisations patronales hors retraite … Continue reading ;
  • 60 millions d’euros, représentant une approximation basse du coût du contentieux – sans compter les quelques dizaines de millions de l’aide juridictionnelle –, devant les seules juridictions administratives[3]Calcul : 15% du temps des magistrats, pour 40% du contentieux en première instance, ces affaires répétitives prenant moins de temps que les autres affaires. Si l’on se base sur un budget global … Continue reading. Le coût important que représente ce contentieux s’explique par le sous-investissement dans les services préfectoraux et la précarité juridique des décisions prises par des échelons administratifs insuffisamment qualifiés.
  • les recettes perdues par l’absence de cotisation liée au travail non déclaré des étrangers en situation illégale. Il convient d’en retrancher le coût que représenterait l’accès à certaines prestations lui-même diminué du coût des aides auxquelles ils sont éligibles, à l’instar de l’AME que l’on ne saurait supprimer sans préjudice grave pour la santé publique en raison du risque de recrudescence de maladies infectieuses. Or, cette absence de recettes, et surtout l’absence d’intégration, représente probablement, à moyen et long terme, le coût le plus élevé pour la collectivité.

            Des dépenses colossales sont donc engagées pour une politique qui, en définitive, place ces étrangers dans des situations irrégulières et de pauvreté incitant au travail illégal afin de patienter suffisamment longtemps pour obtenir des titres de séjour « vie privée et familiale », après de multiples demandes en préfecture et des recours juridictionnels. Ces démarches vaines constituent des formes d’humiliation préjudiciables à leur intégration et celle de leurs enfants.

Un coût politique majeur

            L’inefficacité avérée, mais non avouée, de cette politique entraîne comme seule réponse le durcissement du discours ainsi que des prises de position caricaturales aux deux extrêmes de l’échiquier politique. En effet, au-delà de la rhétorique désormais classique de l’extrême droite qui lui a permis d’accéder au pouvoir dans d’autres pays européens, on constate des formes de montée aux extrêmes au nom d’un humanisme dévoyé : ainsi certaines associations préfèrent-elles localement inciter les étrangers à faire obstacle aux mesures d’éloignement, à leurs propres dépens. Car ces derniers, ce faisant, commettent un délit (article L. 624-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) qui les empêchera de recevoir un jour un visa pour revenir en France.

            Le coût de ce système dysfonctionnel pour la société, pour l’efficacité de l’Etat et pour la capacité des étrangers à un jour s’intégrer paraît disproportionné. En réponse, seules des mesures pragmatiques peuvent pacifier la situation, concilier à la fois les intérêts de la France et des étrangers qui, déjà présents sur le territoire, souhaitent, presque toujours de bonne foi, vivre en France et à terme devenir Français.

Réformer un système doublement préjudiciable

            Les réformes du droit des étrangers et des institutions qui l’appliquent pourront aider à sortir d’un discours idéologique sur l’immigration qui considère l’identité comme chose figée, pour préférer un discours politique sur la manière d’assurer le bien commun.

L’hypothèse d’un système d’« accord provisoire de travail » dans les cas de refus de délivrance de titre de séjour

            Il est proposé de mettre en place un système d’« accord provisoire de travail ». Sauf raisons exceptionnelles prévues par la loi, il permettrait aux étrangers sans titre de séjour de travailler légalement sur le territoire français en attendant leur éventuel éloignement qui pourrait être entrepris sans que cet accord provisoire de travail ne fasse obstacle. Ce système existe en Allemagne (sous le terme de Duldung, renvoyant à l’idée de tolérance) et présente de nombreux avantages :

  • pour l’État, il permet à la fois de
  • lutter contre le travail illégal,
  • potentiellement diminuer la délinquance,
  • percevoir des recettes supplémentaires (les cotisations versées devraient alors, à la marge et en vertu du caractère contributif de la sécurité sociale, ouvrir des droits aux étrangers dans l’attente soit de leur régularisation, soit de leur éloignement effectif),
  • et, en disposant d’une meilleure connaissance de ces étrangers « tolérés » et de leurs lieux de travail, d’améliorer la capacité d’éloignement, notamment en cas d’obtention du laissez-passer consulaire.
  • pour la plupart des étrangers, un tel système permet de trouver un travail légal, gage d’une éventuelle intégration pour l’avenir ;
  • pour les étrangers qui disposaient auparavant d’un travail, ce système ne les contraint plus à la clandestinité. Souvent, un étranger en situation régulière confronté au refus de renouvellement de son titre voit ce refus annulé par la juridiction administrative, lui permettant d’obtenir un nouveau titre. Entre temps cependant, il a perdu son travail le temps de la procédure contentieuse, ce qui pénalise l’individu concerné comme son employeur, et ce alors même que la décision de la juridiction administrative montre qu’il avait bien droit à ce titre de séjour. Le système d’accord provisoire de travail empêche donc ce dysfonctionnement grave lié au caractère exécutoire des décisions administratives[4]C’est-à-dire le fait que les décisions administratives s’appliquent d’office : CE, Sect. 2 juillet 1982, Huglo. Seul le référé suspension peut dans ce cas faire obstacle au caractère … Continue reading.

            Le refus de titre de séjour serait insusceptible de recours en cas d’accord provisoire de travail accordé à l’étranger, permettant de désengorger les juridictions, et de diminuer le coût de l’aide juridictionnelle attribuée aux étrangers. Afin de ne pas fermer le droit au recours (principe général du droit), la potentielle illégalité du refus de titre pourrait être discutée lors du recours contre une éventuelle mesure d’éloignement prise, à tout moment, contre l’étranger dans cette situation d’absence de titre couplée à l’accord provisoire de travail. Ainsi, les recours contre le refus de titre de séjour, l’OQTF et les mesures effectives d’éloignement seraient-ils groupés. Plus précisément, il s’agirait de qualifier la décision d’éloignement d’opération complexe[5]Si l’exception d’illégalité contre un acte non règlementaire devenu définitif est en principe irrecevable, il en va différemment lorsqu’il y a matière à appliquer la théorie … Continue reading, à laquelle concourent le refus de titre, l’obligation de quitter le territoire français et la décision fixant le pays de renvoi lors de la reconduite à la frontière. De ce fait, l’étranger ne perdrait pas la possibilité de contester tous les actes, mais ne pourrait en faire usage que dans les cas où il y a mesure d’éloignement (ce qui représente, nous l’avons vu, une minorité des cas). Une réflexion sur les délais de recours dans ce cas devrait alors être menée pour ne pas entraver l’exécution de la mesure. Cela supposerait par exemple de juger l’éloignement en suivant une procédure d’urgence qui ne durerait plus d’un mois pendant lequel l’étranger pourrait être placé en centre de rétention. La drastique diminution du nombre de recours classiques dans le cadre du droit des étrangers compenserait cette augmentation du travail en urgence pour le juge administratif.

            Dans le détail, ce système d’accord provisoire de travail et de qualification de l’éloignement comme opération complexe devrait être introduit par la loi, avec un encadrement strict des cas où le refus du titre de séjour ne s’accompagne pas de la délivrance d’un accord provisoire de travail. De fait, un encadrement lâche de ces cas pourrait permettre à l’autorité administrative d’élargir par voie réglementaire les possibilités de refus de délivrance d’accord provisoire de travail et, in fine,desupprimer l’efficacité d’une telle mesure. De même, les critères pour délivrer un titre de séjour ne seraient pas durcis – ils sont déjà largement contraints par les engagements internationaux de la France – et l’accord provisoire de travail ne saurait constituer une étape obligatoire, sorte de « période d’essai », pour obtenir un titre de séjour.

            Ainsi, l’accord provisoire de travail accompagnerait-il automatiquement le refus de titre de séjour, sauf dans la plupart des cas où une OQTF sans délai peut être prise. L’article L. 511-1 II du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile énumère les cas où l’OQTF peut être sans délai, soit en cas de risque de fuite, de menace pour l’ordre public et de fraude. Ces trois cas justifieraient donc le refus d’accord provisoire de travail. En revanche, ce dernier ne devrait pas faire l’objet d’un refus dans le dernier cas d’OQTF sans délai prévu à l’article L. 511-1, qui porte sur les demandes manifestement infondées, car cette notion est trop large et ne justifie pas que la personne ne puisse travailler en France en attendant son éventuel éloignement.

            Afin d’améliorer l’efficacité d’une telle loi, en calibrant précisément son contenu, il conviendrait de :

  • recourir à une loi d’expérimentation afin d’évaluer les effets réels de la réforme qui peuvent grandement différer selon les territoires et la proportion d’étrangers en séjour irrégulier. Dans ce cadre, une réflexion sur la formation professionnelle de certains migrants, dans des secteurs en pénurie, serait également bienvenue.
  • prendre appui sur l’expérience acquise par les pays, et notamment l’Allemagne, qui connaissent depuis longtemps un système analogue, bien que leur tolérance pour rester sur le territoire en attendant l’éloignement ne soit pas accompagnée automatiquement du droit de travailler.
  • Enfin, pour œuvrer à l’acceptation de la réforme et pallier les critiques selon lesquelles les étrangers « voleraient » le travail des Français, il pourrait être institué un droit de préférence communautaire[6]La préférence nationale ne pouvant être mise en place dans le cadre des traités européens., permettant à tout Européen autorisé à travailler en France d’obtenir l’emploi de l’étranger qui serait sous le coup d’un accord provisoire de travail à condition de disposer de qualifications équivalentes. Toutefois, si cette mesure permettrait d’amoindrir certaines critiques, elle risque d’attiser des discours de haine et d’être source de contentieux juridictionnels. Heurtant sans doute le nouveau principe de fraternité reconnu par le conseil constitutionnel[7]Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018, pareille mesure n’est donc pas recommandée ici.

            Si ce système d’accord provisoire de travail et de modification du contentieux de l’éloignement ne saurait régler tous les problèmes que rencontrent les étrangers en situation irrégulière, il constituerait néanmoins un vrai progrès pour les migrants aujourd’hui réduits à l’illégalité et piégés par des décisions administratives changeantes selon les territoires et les Gouvernements. Il représenterait aussi, et surtout, une avancée pour l’État dans sa gestion des populations d’étrangers en situation illégale et les ressources qu’il en tire. L’extrême droite ne manquerait toutefois pas d’affirmer qu’il s’agit d’une renonciation à l’éloignement généralisé (qui n’a jamais existé, et ne pourra exister) et l’extrême gauche dénoncerait une vision libérale centrée sur le travail. Toutefois, cette dernière critique pourra être écartée par les travaux sociologiques[8]Voir : C. BAUDELOT, M. GOLLAC et alii., Travailler pour être heureux ? Le Bonheur et le travail en France, Paris, Fayard, 2003 ; ou encore A. FELDER, L’Activité des demandeurs d’asile. Se … Continue reading qui rappellent que le travail reste un des plus puissants facteurs d’intégration.

Pour une réforme de plus long terme

            En premier lieu, une réflexion gagnerait à être conduite sur les centres de rétention, dont certains personnels soulignent l’utilisation dévoyée, notamment depuis le limogeage du préfet du Rhône, Henri-Michel Comet, à la suite de l’attentat de la gare Saint-Charles à Marseille. En effet, nombre de préfets utilisent les centres de rétention pour éloigner les étrangers de l’espace public (jusqu’à 90 jours aujourd’hui), même lorsque la préfecture sait qu’elle ne recevra pas de laissez-passer consulaires du pays d’origine. Ainsi, les centres de rétention sont-ils utilisés dans un but de sécurité publique et non pour leur fonction d’éloignement. Par conséquent, il paraît nécessaire d’opérer un travail de réflexion et de redimensionnement de l’usage des centres de rétention. Il s’agirait :

  • d’encadrer, par voie de circulaire du ministre de l’Intérieur à l’attention des préfets, l’usage du placement en rétention pour que ce placement soit aussi efficace que possible, c’est-à-dire le réserver aux  cas de nécessité (en particulier les sortants de détention) ou aux étrangers pour lesquels il est le plus probable que la France recevra pour eux un laissez-passer consulaire.
  • de les rebaptiser « centre d’éloignement », afin d’afficher clairement leur objectif.

            Par ailleurs, il conviendrait d’entreprendre la modernisation des services préfectoraux chargés d’examiner les demandes de titre de séjour afin de gagner en efficacité et de considérer les demandeurs comme de véritables usagers des services publics. Car, selon les préfectures, les systèmes pour déposer une demande peuvent s’avérer plus ou moins performants. A la préfecture de police de Marseille, en avril 2019, les étrangers devaient attendre plusieurs heures simplement pour retirer le formulaire de demande de titre, puis pour déposer ce formulaire (en espérant qu’il n’y ait pas d’erreur matérielle sous peine de devoir recommencer le processus). La presse évoque également un trafic monnayé de rendez-vous en préfecture par des réseaux délinquants prenant l’intégralité des rendez-vous avant de les revendre.

            Une mission de refonte des services préfectoraux devrait alors viser à mettre en place :

  • une numérisation indiquant clairement les documents attendus et de mettre en ligne les formulaires de demandes. De même, des pré-demandes en ligne en coopération avec les associations couplées à la mise à disposition de points d’accès numériques (ordinateurs et scanners) permettraient de gagner du temps, de limiter les humiliations institutionnelles que subissent les étrangers et amélioreraient les conditions de travail particulièrement difficiles des agents publics qui travaillent à ces guichets et sont bien souvent obligés d’assurer des astreintes.
  • Il conviendrait, en outre, de mieux coordonner le travail entre les services de la préfecture chargés d’instruire les dossiers de demande de titre de séjour avec ceux du contentieux qui défendent la décision de la préfecture en cas de contestation devant le juge administratif. Trop souvent, ces derniers constatent que la décision préfectorale de refus de titre de séjour n’est pas fondée et sera annulée ; or, au lieu d’en informer le service compétent afin de délivrer le titre, la préfecture s’obstine à défendre des cas perdus d’avance par des mémoires en défense stéréotypés, et ne présente souvent pas même d’observations orales à l’audience. Ce travers est encore plus évident quand la préfecture recourt à des avocats pour sa défense, dont certains estiment qu’ils n’ont aucun intérêt à perdre un dossier en conseillant à la préfecture de changer sa décision et d’éteindre ainsi le contentieux.

            A nouveau, un outil numérique de travail coopératif éviterait ce travers, améliorer le respect du droit et limiter l’attente du titre de séjour par les étrangers qui y ont droit. L’externalisation de la défense de la préfecture pour les refus de titre à des cabinets d’avocats devrait être abandonnée en ce qu’elle constitue un non-sens administratif au nom d’une doctrine gestionnaire qui entache la souveraineté de l’État.

            Dans les faits, la direction interministérielle de la transformation publique pourrait pour partie assurer cette mission de modernisation grâce aux différents leviers de modernisation dont elle dispose. Elle aurait la possibilité d’utiliser à la fois l’expérimentation différenciée des différentes solutions et le suivi effectif des parcours usagers (« design thinking ») pour comprendre les difficultés concrètes qui peuvent surgir de la numérisation et de la mise en place de points d’accès numériques.

            Le débat annuel sur l’immigration offrirait un cadre idoine pour débattre de ces sujets, au-delà des classiques discours généraux, des procès d’intention et des vœux pieux. Le contrôle effectif par le Parlement doit alors s’opérer dans le cadre de la loi de règlement, en usant de tous les indicateurs à sa disposition, afin de mesurer la réalité de l’amélioration de la situation.

Aborder sans fard la question de régularisations importantes d’étrangers

            A l’instar de ce qui a pu exister en Allemagne à la fin de l’année 2006, l’accord provisoire de travail permettrait d’envisager, selon la volonté du Gouvernement, des mécanismes de régularisation. Dans ce cas de figure, il faudrait procéder en deux temps :

  • les étrangers en situation irrégulière disposant d’un accord provisoire depuis plusieurs années (par exemple, 6 ans pour les étrangers seuls, 4 ans pour les familles) recevraient un titre temporaire de séjour pour 18 mois empêchant un éloignement pendant ce délai ;
  • au terme des 18 mois, ceux qui vivent des revenus de leur travail et répondent à des conditions d’intégration comme la scolarisation des enfants, recevraient une carte de résident de 10 ans.

            Ce système, que l’on pourrait difficilement accuser d’être trop généreux, permettrait de régulariser la situation des étrangers déjà intégrés en France, tant par leurs attaches familiales que par leur présence et leur travail. Alors que la dernière opération globale de régularisation, qui date de 1997, avait été largement critiquée par l’opposition de droite[9]Voir pour des critiques claires et discutables sur le fond le rapport sénatorial Masson et Balarello. , ces régularisations s’avéreraient moins massives.

            Elles pourraient intervenir principalement par voie de circulaire, comme celle de 1997, la jurisprudence n’ayant évolué qu’à la marge[10]Voir pour l’évolution générale : CE, Section, 18 décembre 2002, Duvignères. Avant 2002,  pour savoir si un recours contre une circulaire était recevable, il était regardé si la … Continue reading, et les circulaires influençant toujours l’appréciation des dossiers sans être susceptibles de recours dès lors qu’elles ne sont pas impératives. La circulaire indiquerait seulement les modalités d’usage, par le préfet, des articles du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile[11]Article L.313-14 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui trouve un équivalent dans les conventions bilatérales avec certains pays..


            Les propositions exprimées dans la présente contribution visent à améliorer la situation et à envisager la politique de gestion des étrangers en situation illégale de manière plus digne et sereine. Elles ne présument pas des évolutions du droit des étrangers (d’ailleurs, ce domaine bénéficierait utilement d’une simplification, comme le soulignait le vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre, en proposant d’y apporter un concours). Au contraire, ces mesures pourraient s’articuler avec une telle réforme, en améliorant l’effectivité de cette politique des étrangers qualifiée de « ghetto juridique »  par Alain Supiot[12]Rachid FILALI MEKNASSI, Ousmane OUMAROU SIDIBE, et Alain SUPIOT, Entretien sur la politique d’immigration, Droit social, n°3, mars 2007..

            En cette matière, alors que bien des étrangers se trouvent dans des situations inextricables et d’une complexité qui égare même les professionnels, les premières mesures à prendre doivent améliorer effectivement le quotidien des intéressés, et non affirmer des principes inapplicables qui complexifient le droit. A ce titre, au cours des dix dernières années, le code des étrangers a subi pas moins de 14 modifications législatives, 28 depuis 1980 et, depuis 2015, trois lois ont été votées sur l’immigration et l’asile. La situation actuelle rappelle à quel point ces évolutions normatives ont été vaines, voire pernicieuses en ce qu’elles ont empêché même les professionnels de jouir d’une vision d’ensemble, exhaustive et pertinente.

Notes

1 Les retours aidés sont ainsi 3 à 5 fois moins couteux par étranger, comme le précisent des documents budgétaires publiés par l’Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr/15/rapports/r1990-a28.asp#P878_128661 .
2 Calcul : 3371 fonctionnaires disposant d’un salaire brut de 2700 euros (estimation basse à partir des chiffres de l’INSEE) auxquels s’ajoutent 15% de cotisations patronales hors retraite (celle-ci étant par répartition, le coût pour l’État ne diminue pas si son nombre de fonctionnaires diminue, seul comptant le nombre de fonctionnaires retraités et la pension qui leur est servie). 2700×1,15x3371x12 = 126 millions. https://insee.fr/fr/statistiques/3303420?sommaire=3353488
3 Calcul : 15% du temps des magistrats, pour 40% du contentieux en première instance, ces affaires répétitives prenant moins de temps que les autres affaires. Si l’on se base sur un budget global de 420 M pour le Conseil d’État et les juridictions administratives, auquel est retranchée la somme de 28 M représentant le coût de fonctionnement de la Cour nationale du droit d’asile.
4 C’est-à-dire le fait que les décisions administratives s’appliquent d’office : CE, Sect. 2 juillet 1982, Huglo. Seul le référé suspension peut dans ce cas faire obstacle au caractère exécutoire de la décision.
5 Si l’exception d’illégalité contre un acte non règlementaire devenu définitif est en principe irrecevable, il en va différemment lorsqu’il y a matière à appliquer la théorie des opérations complexes. « Selon l’expression consacrée par la jurisprudence, il y a « opération complexe » lorsqu’une décision finale ne peut être prise qu’après intervention d’une ou de plusieurs décisions successives, spécialement prévues pour permettre la réalisation de l’opération dont la décision finale sera l’aboutissement. […] Il faut que l’intervention de la décision initiale ait été nécessaire à celle de la décision finale » (in René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrétien, p. 778, 781 et suivantes). Tel est le cas pour le refus de délivrance de titre, l’OQTF et la fixation du pays de destination concernant la décision finale d’éloignement, qui pourraient ensemble être qualifiées d’opération complexe, avec ouverture du recours seulement lorsque la mesure d’éloignement serait prise. Pour un état des lieux, certes daté mais qui explique bien la notion, se référer également au jurisclasseur http://laurent.gimalac2.free.fr/Sitemdei/mdei/Blog_actus/Entrees/2009/3/9_Contentieux___les_operations_complexes_files/ope%CC%81rations%20complexes.pdf .
6 La préférence nationale ne pouvant être mise en place dans le cadre des traités européens.
7 Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018
8 Voir : C. BAUDELOT, M. GOLLAC et alii., Travailler pour être heureux ? Le Bonheur et le travail en France, Paris, Fayard, 2003 ; ou encore A. FELDER, L’Activité des demandeurs d’asile. Se reconstruire en exil, Toulouse, Érès, coll. « Clinique du travail », 2016.
9 Voir pour des critiques claires et discutables sur le fond le rapport sénatorial Masson et Balarello.
10 Voir pour l’évolution générale : CE, Section, 18 décembre 2002, Duvignères. Avant 2002,  pour savoir si un recours contre une circulaire était recevable, il était regardé si la circulaire était seulement interprétative ou avait un caractère réglementaire (ajoutait aux textes, et pouvait donc faire l’objet d’un recours). Aujourd’hui, il est regardé le caractère impératif de la circulaire. Si elle est impérative, elle est susceptible de recours.
11 Article L.313-14 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui trouve un équivalent dans les conventions bilatérales avec certains pays.
12 Rachid FILALI MEKNASSI, Ousmane OUMAROU SIDIBE, et Alain SUPIOT, Entretien sur la politique d’immigration, Droit social, n°3, mars 2007.