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Le PS a-t-il perdu le syndicalisme enseignant ? [Tribune #17]

Docteur en histoire, Maître de conférences, université de Picardie

      Entre 1997 et 2000, le ministre de l’Education nationale Claude Allègre a suscité une forte mobilisation du monde enseignant et ses organisations représentatives contre le Gouvernement à direction socialiste. De fait, lors des élections présidentielles de 2002, Lionel Jospin, a obtenu un score estimé chez les enseignants bien inférieur à celui de 1995, ce qui expliquerait en grande partie son élimination du second tour.

            Si cette opposition du syndicalisme enseignant à un gouvernement socialiste paraît aujourd’hui peu étonnante (entre 2012 et 2017, la réforme des rythmes scolaires dans le premier degré, puis celle du collège, ont par exemple suscité une mobilisation non négligeable de ce secteur), à l’époque de la « gauche plurielle », elle s’avérait en revanche inédite. Certains observateurs considéraient alors que celle-ci avait peu ou prou « perdu l’école »[1] Emmanuel DAVIDENKOFF, Comment la gauche a perdu l’Ecole, Paris, Hachette, 2003..

Pour comprendre une telle mutation, si paradoxale tant le PS a été fortement implanté chez les enseignants, il convient de remonter dans l’histoire du parti. En effet, le phénomène s’enracine dans ses transformations sociologiques, culturelles mais aussi stratégiques depuis le congrès d’Epinay de 1971. Celles-ci expliquent comment, dans un temps relativement limité eu égard à l’ancienneté du socialisme français, le PS a vu son alliance historique avec de larges pans du monde et du syndicalisme enseignants mise sous tension.

Quel(s) héritage(s) historique(s) ?

Dès l’entre-deux-guerres, la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) pénètre dans le monde enseignant, alors majoritairement composé d’instituteurs. Y compris dans le  bassin  minier  du  nord  de  la France

métropolitaine, ces derniers deviennent secrétaires de section, élus locaux, responsables de l’appareil partisan, non sans induire des frictions  avec le monde ouvrier[2] Frédéric SAWICKI, « Les réseaux enseignants socialistes dans le Pas-de-Calais des années 1930 à nos jours », Les Cahiers de l’IHTP, 1994, p.127-145.. Dans le même temps, la SFIO se rapproche de la principale organisation enseignante, le SNI (syndicat national des instituteurs et institutrices), qui contribue à créer la Fédération générale de l’enseignement (FGE), rattachée à la CGT, alors encore à majorité socialisante.

            Cette évolution est confirmée après 1945. Et bien que le Parti communiste s’impose comme la première force de la gauche française, que ses militants exercent une influence déterminante au sein et à la direction de la CGT (principale organisation syndicale), ou encore qu’une grande partie des communes ouvrières soient conquises par ce parti, les enseignants constituent un milieu social où les socialistes restent solidement implantés. Ils incarnent l’un des rares exemples où le PCF n’est pas la force de gauche dominante. De fait, pour la SFIO, le syndicalisme enseignant devient un enjeu d’autant plus renforcé qu’elle est dépassée par les communistes dans les autres milieux sociaux et militants.

            Les rapports entre le parti et la FEN (Fédération de l’Education nationale, nouveau nom de la FGE), l’organisation syndicale dominante du monde enseignant et autonome vis-à-vis de FO et de la CGT à partir de 1948, constituent pour les socialistes un enjeu stratégique. D’autant que la FEN est dirigée par une majorité « autonome » de sensibilité clairement prosocialiste, et que celle-ci est contestée par une minorité plus à gauche, communisante et issue des partisans de la CGT.

            Néanmoins, ces rapports ne sont pas dénués de tensions et les questions éducatives suscitent même des débats importants. En particulier, la manière de scolariser les enfants de 11 à 15 ans génère des conflits dans le monde et le syndicalisme enseignants : certes, l’obligation de scolarité jusqu’à 16 ans est décidée en 1959 et mise en œuvre progressivement, mais le taux d’accès au baccalauréat atteint 20% d’une génération uniquement en 1968 (et encore, l’année s’avère exceptionnelle).

            De même, le baby-boom conjugué à l’allongement des études (souhaité par les pouvoirs publics comme par les familles) renforce les débats sur les structures de la scolarité après l’école élémentaire. En outre, la guerre d’Algérie suscite de fortes critiques dans le monde enseignant de gauche vis-à-vis de la SFIO et du Gouvernement de Guy Mollet (1956-1957), dirigeant du parti. Et pour les étudiants de gauche, qui conquièrent alors l’UNEF et sont directement concernés par l’envoi du contingent en Algérie décidé par Guy Mollet, la SFIO acquiert une image négative. Or cette perception ternie perdurera pour ceux d’entre eux qui deviennent enseignants du second degré et du supérieur.

            Dans le même temps, le syndicalisme enseignant se transforme :

  • du fait de l’accroissement du nombre d’élèves – et donc d’enseignants – dans le second degré, le SGEN (rattaché à la CFTC, puis à la CFDT), organisation jusque-là numériquement peu importante par rapport à la FEN, voit son influence politique et culturelle s’accroître. De tradition chrétienne, tout en inscrivant la laïcité dans ses statuts, le SGEN représente une organisation originale, proche de la gauche non-communiste qui ne se retrouve pas à la SFIO. C’est par lui que les approches critiques du système éducatif (sociologie de l’éducation autour notamment de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, dénonciation de l’institution scolaire par Ivan Illich et les révoltes étudiantes de 1967-1968, pédagogies alternatives des années 1960-1970…) pénètrent dans le syndicalisme enseignant.
  • En parallèle, le principal syndicat du second degré, le SNES, rattaché jusqu’en 1992 à la FEN, est conquis en 1967 par une majorité politiquement plus à gauche que la SFIO et composée de nombreux communistes.

Que faire vis-à-vis du syndicalisme enseignant après le Congrès d’Epinay ?

            S’il ne porte nullement sur les sujets relatifs à l’éducation, le congrès d’Epinay, qui voit l’arrivée de François Mitterrand à la tête du PS (nouveau nom de la SFIO depuis 1969), a des conséquences sur les rapports du parti au syndicalisme enseignant. En effet, les mitterrandiens se regroupaient dans la Convention des Institutions Républicaines (CIR) où étaient nettement surreprésentés les professeurs de collège et de lycée. En outre, d’anciens militants des clubs politiques des années 1960 ou du PSU (parti socialiste unifié), parmi lesquels beaucoup d’enseignants et d’universitaires, rejoignent le PS.

            De ce fait, le modèle des rapports entre la SFIO et le monde enseignant ainsi que les organisations syndicales de ce dernier entre en crise. En effet, le PS connaît un certain éclatement syndical de ses adhérents qui se retrouvent aussi bien dans la majorité de la FEN que dans sa minorité communisante du SNES et du SGEN. Et dans un parti où le jeu des courants devient déterminant (l’accession de François Mitterrand à la tête du PS en témoigne), une telle situation ne facilite par les rapports. De même, elle ne simplifie pas la définition d’un programme éducatif du PS dans un contexte où, après Mai 1968, les projets de réforme scolaire se multiplient.          De plus, dans les années 1970, les syndicats enseignants s’affrontent violemment sur le fonctionnement des structures scolaires. Ainsi, le syndicat des instituteurs, le SNI, prône-t-il une « école fondamentale » qui regrouperait dans un ensemble cohérent l’école élémentaire et l’équivalent actuel du collège, c’est-à-dire l’ensemble de l’obligation scolaire. Mais une telle perspective est refusée par la grande majorité des syndicats du second degré, qui craignent l’éviction des professeurs certifiés et agrégés de la scolarité des 11-15 ans.

            En 1975, cet éclatement des rapports entre le PS et le syndicalisme enseignant devient problématique pour la direction mitterrandienne au moment où ce secteur syndical connaît une forme d’apogée d’influence (la FEN dépasse 500 000 adhérents, devenant ainsi l’une des premières organisations militantes de France[3] Guy BRUCY, Histoire de la FEN, Paris, Belin, 2003.). Le phénomène confère en effet un poids important aux courants du parti, qui ont parfois leurs propres stratégies, sensibilités et agendas sur l’école. Il empêche le PS de disposer d’un projet éducatif alors que la loi dite Haby crée le « collège » unique (même s’il est alors uniquement pour les classes de 6ème et de 5ème).

            Par conséquent, le parti réagit en créant un secteur éducation qui a notamment pour mission d’introduire de la cohérence dans les rapports entre PS et syndicalisme enseignant. Ce secteur produit en 1977 un ambitieux projet scolaire intitulé « Libérer l’école ». Celui-ci tente une forme de conciliation entre les différentes strates du syndicalisme enseignant, même s’il reprend largement le projet dit d’école fondamentale pour les 6-15 ans.

Une rupture multiforme depuis 1981 ?

            En 1981, l’arrivée au pouvoir du PS à la faveur de la présidentielle et des législatives anticipées a été d’autant plus favorablement perçue par une grande partie du syndicalisme enseignant qu’il constitue désormais la première force de gauche. Pourtant, l’expérience de pouvoir se révèle particulièrement abrasive pour les rapports entre le socialisme français et ce secteur organisationnel.

En premier lieu, et certains observateurs lucides le notent dès 1981, l’arrivée au pouvoir de la gauche ne suscite pas de poussée syndicale à la différence de 1936 ou de la Libération. Car depuis 1977, les effectifs du syndicalisme français reculaient sous l’effet combiné de la crise, de la désindustrialisation, du chômage mais aussi des mutations de la société française. Or, le syndicalisme enseignant n’y échappait pas : la FEN perd ainsi de 1977 à 1992 des dizaines de milliers d’adhérents, alors même que le secteur éducatif a globalement connu dans la même période une augmentation du nombre d’agents.

            Autre enjeu crucial, le syndicalisme enseignant français, affaibli numériquement, connaît une dispersion continue depuis les années 1980 :  en 1984, Force ouvrière relance la syndicalisation dans l’Education nationale, affaiblissant la FEN qui finit par éclater en 1992. Cette scission entraîne la création de l’UNSA et de la FSU. Si cette dernière devient la première organisation enseignante dès 1993, elle n’atteint pas la taille de la fédération dont elle est issue. S’y ajoute la branche éducation des Solidaires-unitaires-démocratiques (SUD), née en 1995. Le premier degré fournit un exemple spectaculaire de cette fracturation : aux élections de 2014, pas moins de 12 listes se sont présentées pour la commission administrative paritaire nationale des instituteurs et professeurs des écoles- seules 3 obtenant des élus.

            Mais le PS lui-même a évolué dans son rapport au syndicalisme enseignant sous le poids de facteurs multiples :

  • constat de l’affaiblissement du secteur, à commencer par la crise de son pilier, la FEN ;
  • montée d’autres acteurs dans le système scolaire à l’instar des parents d’élèves, des associations ou des collectivités locales ;
  • discours parfois plus négatif sur les personnels éducatifs… A ce titre, les critiques d’un Claude Allègre contre une partie du monde et des syndicats enseignants auraient été condamnées à être marginales au PS dans les années 1970 dans la mesure où elles mettaient en cause un des rares domaines de la société française où le parti était bien implanté ;
  • la raréfaction de dirigeant(e)s socialistes ayant appartenu dans leurs trajectoires militantes et professionnelles au syndicalisme enseignant a également probablement pesé. Pierre Mauroy fut, longtemps avant d’occuper les fonctions de premier secrétaire du PS (1988-1992), le dirigeant du syndicat enseignant SNETAA (enseignement professionnel) qu’il avait contribué à créer, et le pilier de la fédération Léo Lagrange, un acteur important de l’éducation populaire laïque. Une telle innervation entre socialisme, école et monde enseignant jure avec le parcours socio-culturel des dirigeants et responsables du PS aujourd’hui.

            Cet éloignement a des conséquences politiques. Certes, l’expérience du pouvoir entre 1981 et 1986 ne s’est pas traduite par une forte conflictualité syndicale dans l’Education nationale ; au contraire, le secteur s’est relativement peu mobilisé durant cette période. La FEN ne fut pas, c’est le moins que l’on puisse dire, l’organisation la plus hostile à la majorité de gauche durant cette période. En revanche, les expériences de gouvernements socialistes ultérieures ont connu de fortes mobilisations dans le champ éducatif :

  • de 1988 à 1993, les manifestations lycéennes et enseignantes furent importantes.
  • De 1997 à 2002, probablement pour la première fois de l’histoire de France, des manifestations enseignantes de masse demandèrent non simplement l’abrogation de mesures ou la défense de revendications, mais bien le départ du ministre Claude Allègre.
  • Dans la même perspective, la mobilisation d’une majorité de syndicats enseignants contre la réforme des rythmes scolaires dans le premier degré, puis contre celle du collège, a pesé sur les politiques éducatives du quinquennat de François Hollande (2012-2017).

            De fait, alors qu’une majorité du syndicalisme enseignant continue à se revendiquer de valeurs de gauche, cette situation est devenue, depuis presque trente ans, politiquement coûteuse pour les socialistes. Paradoxalement, la place importante que le PS accorde à l’école ne semble pas devoir résorber ces tensions avec ce secteur syndical.

Pour approfondir le sujet :

Ismail FERHAT, Socialistes et enseignants. Le Parti socialiste et la Fédération de l’Éducation nationale de 1971 à 1992, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2018.

Notes

1 Emmanuel DAVIDENKOFF, Comment la gauche a perdu l’Ecole, Paris, Hachette, 2003.
2 Frédéric SAWICKI, « Les réseaux enseignants socialistes dans le Pas-de-Calais des années 1930 à nos jours », Les Cahiers de l’IHTP, 1994, p.127-145.
3 Guy BRUCY, Histoire de la FEN, Paris, Belin, 2003.