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Après « l’affaire » Fiona Scott Morton, il est temps de parlementariser l’UE ! [Tribune #56]

Présidente des Jeunes Socialistes, adjointe au maire du 11e arrondissement de Paris

Chef du pôle Europe/International de L’Hétairie Secrétaire fédéral aux enjeux européens et internationaux PS Seine-Maritime.

Docteur en science politique Chercheur associé à l’IRM (université de Bordeaux) Enseignant à Sciences Po

Economiste américaine dont le nom est sorti subitement des cénacles européens pour apparaître au grand public à l’occasion de sa nomination imminente en qualité « d’économiste en chef » auprès de la Direction Générale de la Concurrence, Fiona Scott Morton est à l’origine d’une ample polémique qu’elle a entrepris de faire rebondir dans un récent entretien au Telegraph.

Si elle préféra jeter l’éponge le 19 juillet dernier, décision semblant clore cette malheureuse affaire, il faut en réalité souligner que les pratiques politiques et le fonctionnement des institutions européennes qui ont permis au scandale de germer, ne se sont pas évaporés. En effet, les arguments que l’ancienne impétrante mobilise– parfois durs et non sans une certaine pointe de fausse naïveté –contre une part du pouvoir politique européen et contre la France en particulier, révèlent la confrontation de deux conceptions de ce que doit être la souveraineté politique de l’Union européenne et à quel point celle-ci revêt un caractère crucial.

Ce qui fut à juste titre au cœur de la polémique, ce sont la nationalité et le parcours de la principale intéressée non seulement en complète contradiction avec les règles européennes en vigueur, mais aussi cause de probables conflits de loyauté si elle avait été nommée.

  • Elle a d’abord œuvré sous l’ère Obama et notamment au sein de l’administration antitrust du ministère de la Justice, dont, souvenons-nous, l’une des conséquences fut la condamnation de plusieurs entreprises européennes ; elle a aussi agi pour Amazon ou Apple, groupes au cœur de batailles face aux institutions européennes sur fond de mise en œuvre d’une réelle souveraineté numérique européenne. Après avoir défendu leurs intérêts, elle aurait donc dû renverser son point de vue et préserver les intérêts de l’Union face aux assauts de ces géants soutenus par l’administration américaine (qui joue pleinement son rôle en défendant les intérêts de ses groupes nationaux).
  • Par ailleurs, l’exercice de ces fonctions stratégiques est soumis, sur un strict plan matériel, à l’obtention d’une habilitation de sécurité délivrée par l’Etat-membre dont le ressortissant présumé est issu ; les Etats-Unis auraient-ils été sollicités ?
  • Et quand bien même, une fois nommée, elle aurait été soumise à un tri des dossiers sur lesquels elle aurait dû se déporter pour ne pas entrer en conflit d’intérêt avec plusieurs grands groupes pour le compte desquels elle a œuvré au cours des dernières années. En somme une Directrice Générale de l’une des administrations les plus stratégiques qui n’aurait pas pu travailler sur la majeure partie des dossiers…

Cet épisode, à moins d’un an des élections européennes, montre que la direction actuelle de la Commission européenne ne semble pas tirer les leçons des enseignements de la géopolitique des blocs de ces dernières années. Face à la volonté de puissance des Etats-Continents, à la lutte croissante entre les Etats-Unis et la Chine, au retour des BRICS sur la scène internationale qui souhaitent imposer un multilatéralisme d’un genre nouveau, nous ne pouvons et nous ne devons faire preuve de la moindre naïveté (comme nous le soulignions déjà dans une tribune[1] à la suite de l’élection de Joe Biden). Les Etats-Unis sont certes des alliés, mais aussi des concurrents parmi nos principaux. C’est le jeu des relations internationales qui suppose que nous sortions de ce schéma de pensée selon lequel nous devrions nous montrer généreux pour deux pour, enfin, établir un strict principe de réciprocité dans les pratiques.

Par ailleurs, quel est le signal politique envoyé par Madame Vestager, si prompte à appuyer la candidature de Fiona Scott Morton, arguant que l’Union européenne ne disposait pas, en son sein, de talents équivalents ? Comment n’avoir rien fait pour désamorcer la rhétorique néfaste des populistes de tous poil et éviter de nourrir leurs discours nationalistes et eurosceptiques ?

Notons aussi le soutien affiché par la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui n’a exprimé aucune réticence à cette potentielle nomination. En outre, il a fallu attendre un courrier cosigné par 5 commissaires européens (en date du mardi 18 juillet) et un front uni – fait suffisamment rare pour être souligné – des députés européens pour qu’une inflexion s’opère via le renoncement de la principale intéressée. Pourtant, ni Madame Vestager, ni Madame von der Leyen n’ont infléchi officiellement leur position. Cette attitude jusqu’au-boutiste en dit malheureusement long sur leur perception des enjeux de souveraineté de l’Union, notamment économique et numérique, quand bien même commencent à prendre forme des régulations à l’échelle de l’UE via notamment le DATA Act adopté par le Conseil de l’Union européenne le 15 juillet dernier ou encore l’adoption du Digital Market Act et du Digital Services Act l’an passé. De fait, l’action des 5 commissaires européens a révélé les divergences existantes au sein de la Commission européenne. Compte tenu du système d’attribution des sièges des commissaires, des divergences sont naturelles mais elles n’apparaissent quasi jamais publiquement. Elles montrent aussi l’extrême fragilité dans laquelle se trouve celle qui a pu obtenir la fonction suprême en piétinant le principe du Spitzenkandidat[2], seul vecteur de poids et de légitimité politique indispensables pour donner corps à cette fonction éminemment importante.

A quelques mois des élections européennes, cet épisode doit nous permettre de formuler trois propositions afin que ce type de situation ne puisse se reproduire à l’avenir.

  • En premier lieu, il nous paraît indispensable de réaffirmer le principe du Spitzenkandidat, lequel suppose que le chef de file désigné par chacun des grands groupes européens (PSE, PPE, Renew, etc.) soit automatiquement le candidat à la présidence de la Commission européenne en lieu et place de candidats présentés par les gouvernements. Il s’agit d’un principe démocratique fondamental qui permettra d’accompagner la mue de l’UE;
  • Il serait également souhaitable que le collège des commissaires soit issu de la majorité parlementaire au sein du Parlement européen afin que la Commission soit pleinement l’émanation exécutive de l’Assemblée parlementaire.
  • Enfin, nous appelons au renforcement des prérogatives parlementaires pour s’opposer à des nominations sensibles dès lors que de flagrants manquements seraient mis en évidence. Ainsi, un avis parlementaire bloquant pourrait-il voir le jour à l’occasion d’auditions des futurs hauts fonctionnaires de la Commission européenne.

Faisons en sorte que l’affaire Fiona Scott Morton sorte de l’écume des échotiers pour devenir un heureux précédent.


[1] L’Hétairie, Election de Joe Biden, pour nous européens, une victoire à saluer sans naïveté, 12 novembre 2020.

[2] Cf. notre tribune pour L’Hétairie, Il est encore temps de sauver le Spitzenkandidat, symbole de la démocratie parlementaire européenne, 15 juillet 2019.