TOP

Le DGA : un équilibriste dans des temps incertains [Note #85]

Chef du pôle Défense nationale de L’Hétairie Enseignant à Sciences Po

Du fait des nombreuses opérations extérieures (Apagan, Barkhane, Takuba, Sabre, Chammal, etc.) et intérieures (Sentinelle), l’outil militaire français est sous haute tension. Conscient de cet engagement hors normes, le ministre des Armées a confirmé que la trajectoire de la Loi de Programmation Militaire (LPM) tiendra l’objectif des 50 milliards. En outre, sa gestion sera en grande partie assurée par la direction générale de l’Armement (DGA) [1]Cette note s’inscrit dans la série déjà publiée par L’Hétairie : « Pour une DGA agile au service des armées » (note 27), « L’innovation du ministère des Armées : un défi au … Continue reading) qui engage, à elle seule, 16 milliards d’euros pour le programme équipement des Forces (Programme 146) et plus d’un milliard pour les études amont dans le cadre du programme préparation de l’avenir (Programme 144). Les dépenses françaises, dans un contexte où nos partenaires réinvestissent sous la menace d’un monde ne cessant de s’armer [2]Face à la menace russe, le Bundestag a approuvé, en juin dernier, une modification de la Constitution pour la mise en place d’un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros destiné à … Continue reading, posent la question de l’adéquation des programmes d’armement aux besoins opérationnels dans une économie de guerre qui impose aux industriels de défense compétitivité, résilience et agilité.

A la tête de cette administration stratégique, le DGA est donc un personnage central : Jean-Yves Helmer (28 mars 1996 – avril 2001) dut apprendre à dépenser moins tout en changeant la culture de la DGA avec notamment une privatisation des arsenaux ; Laurent Collet Billon (28 juillet 2008 – août 2017) sut défendre les intérêts de la défense face aux réductions budgétaires, tout en exécutant son budget à l’euros près ; il a notamment porté des grands projets d’armement comme l’A400M, fait face au raté du programme Louvois, lancé le programme Scorpion pour l’armée de Terre. Joël Barre (9 août 2017 – 31 juillet 2022), homme de dossiers, a initié un rapprochement avec l’EMA, soutenu l’ambition de relance de la coopération industrielle européenne, accepté d’initier une nouvelle gouvernance pour l’innovation, et su protéger la BITD lors de la crise du COVID 19.  La nomination d’Emmanuel Chiva, le 31 juillet 2022, s’inscrit dans cet héritage de réforme permanente afin de trouver le meilleur équilibre entre contrainte interne de l’outil industriel français, besoin des armées et contexte international. Cette nomination laisse toutefois présager d’un changement de culture.

Car la DGA, si elle a été conçue pour la haute intensité, doit une nouvelle fois se reformer pour faire preuve d’agilité et adapter rapidement le système de défense nationale en exploitant continûment les ouvertures de la prospective capacitaire et de l’innovation technologique. Dans une schizophrénie permanente, en lutte contre elle-même, elle doit concilier l’inconciliable : coopération européenne et protectionnisme industriel, innovation et performance, régénération des capacités militaires et anticipation.

En effet, les programmes d’armement se complexifient en raison d’une sécurité et d’une défense qui doit se penser à l’échelle européenne mais se construit entre des acteurs souvent concurrents sur la scène internationale. De plus l’État donneur d’ordres et actionnaire exige que les parts de marché gagnées à l’export par les industriels français grâce à son soutien ruissellent désormais au profit des Armées françaises. La DGA finance, pilote et soutient d’une main, mais contrôle l’industrie française de l’autre pour garantir que les gains de productivité et les économies d’échelle s’inscrivent durablement dans les chaines de production hexagonales.

Les programmes d’armement se troublent également sous la pression d’adversaires intégrant rapidement des technologies duales (munitions rôdeuses, digitalisation, attaque cyber, etc.). C’est pourquoi, la confluence des architectures techniques et des besoins opérationnels est plus que jamais essentielle afin de pouvoir passer rapidement de la technologie à son usage, de l’effervescence du monde civil à l’usage militaire maîtrisé, de l’innovation technologique à sa généralisation.

Enfin, l’économie de guerre impose plus que jamais d’ajuster l’équilibre entre les achats immédiats pour gagner en profondeur capacitaire tout en s’assurant de ne pas grever l’avenir. Reconstituer les stocks de munitions, régénérer les capacités militaires tout en préparant les forces aux conflits de 2040 où la technologie sera plus que jamais facteur de puissance. Ajuster l’équilibre entre les achats immédiats pour gagner en profondeur dans le cadre d’une économie de guerre tout en préparant l’avenir constitue une articulation délicate pour le nouveau DGA.

Et même si l’action de la DGA, n’a pas été épargnée par les nombreuses mutations et réorganisations [3]Création de l’Agence de l’Innovation de Défense, de l’Agence du Numérique de Défense, de la Direction de la maintenance aéronautique., elle sera jugée à l’aune de ces nouveaux équilibres à trouver, au profit unique de l’adaptativité des Armées.Ce contexte budgétaire, technologique et international si particulier fait de la DGA une direction au rôle critique pour la France qui ambitionne de se réindustrialiser tout répondant « aux grands défis de notre temps, en particulier la transition écologique, à travers un plan d’investissement massif pour faire émerger les futurs champions technologiques de demain et accompagner les transitions de nos secteurs d’excellence, automobile, aéronautique ou encore espace ». C’est pourquoi la réforme de cette administration cristallise, plus que les autres, les questionnements autour de la place que souhaite prendre l’État dans un monde aux équilibres contestés : un État stratège et visionnaire maître de son action ou une agence d’acquisitions évaluée à sa capacité d’engager des crédits en 12 mois ?

Les travaux d’une nouvelle LPM devront aborder la transformation du modèle d’Armée et répondre à l’urgence d’une révolution des programmes d’armement et des affaires militaires. Le DGA y trouvera donc une posture : alchimiste réformateur ou gestionnaire conciliateur ?

1.     Concilier opérationnalisation et planification

La DGA n’est plus une tour isolée au cœur du Balargone. Le dialogue a été refondé entre les parcelles Ouest et Est, entre Armées utilisatrices et ingénieurs concepteurs. La division entre la cohérence capacitaire de l’état-major des armées pensant le besoin militaire prévisible et les ingénieurs du service d’architecture du système de défense de la DGA semble avoir vécu grâce à une colocalisation (qui ne signifie pas une fusion, ou même une symbiose). Le Rubicon du 15e arrondissement de Paris a été franchi avec succès pour un rapprochement étroit entre besoins et solutions, culture opérationnelle et culture technique au service de programmes d’armement mieux nés. 

Cette jonction est nécessaire car le bout-en-bout que permet le numérique a profondément transformé la conception et la mise en services des systèmes de Forces. Une vue d’ensemble s’impose pour changer d’échelle et jongler du drone MALE [4]Moyenne altitude longue endurance. comme programme d’armement à son intégration dans le SCAF [5]Le système de combat aérien du futur (SCAF) est un programme d’armement en phase d’étude impliquant la France, l’Allemagne et l’Espagne pour la réalisation d’un système de … Continue reading, mais également au sein d’opérations multi-domaines, interarmées et européennes. Les systèmes de Forces mettent en œuvre des plates-formes habitées, des systèmes autonomes, des capteurs et des effecteurs hautement interconnectés et dissociés, au sein de systèmes de systèmes complexes, imposant à la DGA une vision systémique afin de combiner l’action d’ensemble. S’inscrivant dans l’action du « capacitaire étendu », le programme d’armement est conceptualisé au niveau de la capacité qui produit l’effet militaire attendu. Cette intégration panoptique de l’ensemble des programmes d’armement et de leur interaction au sein d’une tour de contrôle capacitaire à 360 degrés est nécessaire pour dépasser le pilotage segmenté en opérations. Loin des tableaux xls et des formalisations ppt, cette capacité d’architecture d’ensemble de la DGA est indispensable pour imaginer des alternatives capacitaires évaluées par simulation et permettre les synergies et adaptations d’ensemble et non sectorisées. Si elle dispose d’un laboratoire technico-opérationnel, la DGA doit désormais renforcer cette expertise d’ingénierie grâce à l’outillage de schémas logique programme associant un besoin à une spécification et intégrant la vie d’un programme d’armement, sa maturité technique et opérationnelle, ses risques et, surtout, son articulation avec d’autres programmes charnières (Recommandation 1).

S’agissant des systèmes d’information et de commandement, capacité technologique devenue indispensable à la supériorité militaire, l’application de l’IM 1618 sur le déroulement des opérations d’armement permet également un nouveau cadre pour des expérimentations en spirale aujourd’hui peu exploré.  Les capacités de cette IM doivent être mises en œuvre avec l’objectif d’améliorer l’adéquation d’un programme d’armement désormais souvent multi-milieux, multi-champs, interarmées, mais également interalliés.  La réalisation des systèmes d’information et de commandement doit pouvoir s’incarner sous plusieurs axes complémentaires, réussissant militaires, architectes et ingénieurs, industriels et opérationnels (Recommandation 2) :

  • Axe Opération incluant le développement et les démonstrations de concept d’emploi (CONEMP) et de procédure technique (TTP) pour un emploi collaboratif et un usage conjoint
  • Axe Architecture incluant le développement des procédures et des technologies pour partager les données aux interfaces
  • Axe Technique, incluant la définition des ontologies et formats pivots ainsi que des protocoles pour l’agrégation de données au service de la capacité de commandement et de maitrise de l’information

Ces développements itératifs devront s’appuyer sur un nouveau paradigme contractuel, plus flexible, au service d’une capacité d’expérimentations en spirale entre programme nationaux mais également avec nos alliés. La DGA doit pouvoir régulièrement évaluer, lors d’exercices militaires réels, simulés ou en opération, l’avance et la maturité des programmes d’armement comme des systèmes d’information et de commandement (Recommandation 3).La DGA a déjà mis en œuvre cette méthodologie capacitaire pragmatique dans le cadre d’expérimentations [6]Multi-Sensor Aerospace-Ground Joint Intelligence, Surveillance and Reconnaissance (ISR) interoperability coalition (MAJIIC) faisant dialoguer neufs pays au service du partage de données de … Continue reading numériques au sein de l’Alliance Atlantique Nord. Cette interopérabilité par l’expérimentation entre systèmes numériques nationaux s’impose également avec nos partenaires car l’ensemble des frontières européennes est aujourd’hui menacé par le retour de la haute intensité ou par la persistance de la menace terroriste. La France doit être à la hauteur de son ambition de Nation Cadre dans des alliances désormais à géométrie variable.

Par conséquent, la DGA doit adresser de façon pragmatique cette capacité d’interopérabilité européenne pour répondre aux besoins d’action interarmées et interalliés afin de travailler et d’échanger avec nos partenaires lors d’exercice internationaux et labelliser des standards d’échange européen pour que les Armées européennes puissent parler la même langue numérique. En testant et éprouvant en conditions réelles les matériels livrés, lors de phases de test de vérification de bon fonctionnement ou de qualification opérationnelle, la DGA pourra mieux orienter les industriels et ainsi raccourcir les délais de livraisons. C’est pourquoi, elle doit, de manière générale, poursuivre son implication dans les exercices militaire, le déploiement ou les exercices de haute intensité (ORION [7]Exercice militaire d’ampleur en 2023, mettant à contribution les trois branches de l’armée – l’Armée de terre, de l’air, et la Marine nationale – pour un total de 10 000 soldats.), ou bien encore la préparation d’alertes OTAN, pour en faire autant d’étapes de validations capacitaires au service du respect du triptyque coûts – délais – performances.

Pour gérer cette transition, il faut une DGA capable de porter une vision globale du capacitaire, des systèmes de systèmes, intégrant rapidement l’innovation au cœur comme aux coutures des blocs capacitaires.

2.   Dompter l’innovation en opération

La DGA a pour mission de développer la base industrielle et technologique de défense française (BITD) dans une ambition européenne. Alors que le budget d’équipements des Armées a connu depuis 20 ans beaucoup de bas et peu de hauts, il a fallu stabiliser une filière dans le temps, avec un minimum de commandes afin d’assurer une montée en puissance potentielle en cas d’évolution de la menace. Des missiles Exocet aux systèmes de communications tactiques, la DGA a maintenu à flot bureaux d’études et capacités industrielles pour ne pas perdre durablement une capacité industrielle. La résilience passe en effet par le maintien de compétences mais également par le juste arbitrage entre technologisme et simplification d’usage. L’horizon de la DGA est technologique pour assurer la supériorité mais elle doit s’imposer pour chaque programme d’armement afin d’en gommer la complexité d’usage pour les utilisateurs.

Or, si le budget du ministère va augmenter de 30 %, la masse salariale de la DGA n’est à ce jour pas budgétée en hausse. Pour faire mieux et plus avec moins, il convient tout d’abord de résister aux tentations de l’externalisation. La DGA doit avant tout architecturer et concevoir, pour orienter la BITD dans la transformation nécessaire à une économie de guerre. Comme le soulignait récemment le président de la République, lors du salon Eurosatory, l’économie de guerre est une “une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges, pour pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est indispensable pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour celles et ceux que nous voulons aider. Une économie au fond, dans laquelle on ne peut plus vivre au même rythme, avec la même grammaire d’il y a un an. Tout a changé.” Seul un État fort et une DGA technique peuvent orienter la BITD sur le chemin de la révolution des affaires militaires et de la performance de ses chaines de production. Car il s’avère difficile pour l’industrie d’être juge et partie. Par conséquent, la LPM doit sanctuariser des capacités de simulation étatiques de haut niveau, des centres d’essai techniques modernisés et des ressources humaines régulièrement formées et équipées car ce sont autant d’atouts précieux, mais souvent invisibles, pour les grands choix d’investissement d’un État stratège (Recommandation 4). Par exemple, la capacité de sauvegarde maritime peut s’opérer par le biais de nombreux systèmes classiques (navires, avions, radars, sémaphores, etc.), mais seul le recours à des moyens nouveaux dans un tout capacitairement repensé (moyens satellitaires, drones à longue endurance, drones embarqués, moyens stratosphériques, intelligence artificielle et cloud de partage de situation maritime, etc.), permettra de faire face à l’augmentation du trafic maritime et des actions illicites sans requérir une croissance exponentielle des ressources budgétaires.

Loin de s’enfermer dans des convictions, il faut savoir remettre à plat un modèle industriel, repenser un modèle d’armée et faire des choix disruptifs. En se gardant de cartelliser l’innovation, faute d’acheteur, la DGA doit favoriser l’innovation et les ruptures dans la conception même des capacités et maîtriser ce bout-en-bout capacitaire en insérant des acteurs disruptifs dans les interstices entre programmes d’armement (i.e. : Preligens, Geo4i ou Kayrros entre le satellite d’observation MUSIS sous responsabilité d’Airbus et la station d’exploitation, SAIM [8]Système d’aide à l’interprétation multi-capteurs. sous responsabilité de Thalès.). De fait, la DGA doit stimuler le tissu industriel français et les approches disruptives en poursuivant les mises en compétition, de type Défi Tech initiées par l’AID, de façon plus fréquente, au-delà des acteurs traditionnels. Il s’agit ainsi d’arrimer des innovations technologiques ou des processus de rupture sur des programmes d’armement dont l’ouverture et la modularité seront assurées par une DGA renforcée dans ses capacités d’ingénierie (Recommandation 5).

Cette fonction de stratège capacitaire doit aller de la maîtrise d’ensemble de la complexité du système de défense jusqu’à l’achat pragmatique sur étagère pour des solutions dont nos forces ont besoin. La DGA doit multiplier les consultations préalables d’industriels avec des appels à manifestations d’intérêt tout en généralisant les procédures d’achat telles qu’initiées par l’AID (de type Defi Tech (C2IA, etc.)) ou des appels à projets afin d’évaluer au plus vite des solutions à bas coût (Colibri, Larinae, etc.) (Recommandation 6).  En effet à travers ces dialogues avec l’industrie, la DGA a démontré sa capacité à accompagner les Forces vers plus de réactivité car :

  • Le ministère peut acheter des solutions disponibles sur étagère pour répondre à un besoin urgent en exprimant le besoin sur un périmètre fonctionnel précisément délimité, en le hiérarchisant pour ne pas entrer dans une phase de développements longs,
  • Le ministère doit investir dans l’agilité pour éviter les tunnels de développement qui éloignent de l’évolutivité des théâtres d’opérations. A charge pour les Armées de faire remonter régulièrement les besoins théâtres afin d’ajuster régulièrement le système de façon incrémentale (i.e. Exercice ORION).

En s’ouvrant à plus de dualité, le ministère doit également bâtir des partenariats européens ou les équilibres industriels sont fragiles.

3.    Confirmer une France forte dans une Europe puissance

Dans une posture ambivalente, la BITD perçoit les pays européens et leurs industries non comme des partenaires mais comme une menace. Le DGA devra souligner en quoi ils peuvent être également sources d’opportunités. Car, grâce à l’accompagnement qu’elle réalise, l’industrie française rayonne en Europe et à l’export. Le SCAF illustre ce rôle, toutefois, les industriels français et allemands, considérant ne pas disposer d’une position suffisamment affermie ou suffisamment reconnue, peinent à finaliser l’accord. Le MGCS [9]Le Main Ground Combat System (MGCS), est un programme d’armement en projet en coopération franco-allemand pour développer un char de combat., sous responsabilité allemande, est loin du même degré de maturité.

Sous le poids d’une menace protéiforme, l’Europe se pense en puissance et a initié un certain nombre d’outils dans lesquels l’industrie française, bien orientée par la DGA, est fortement présente. Le Fonds européen de la défense (FED) aura investi 1,7 milliards d’euros d’ici la fin de l’année dans des projets de recherche et de renforcement des capacités dans le domaine de la défense. Sous l’action de la DGA, l’industrie française est présente dans une très grande majorité des projets du Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (EDIDP). Sur 63 propositions en lice pour le second appel à projets EDIDP, 26 projets français ont été sélectionnés pour un montant dépassant les 158 M€. Comme pour la première vague de 2019, l’industrie française est largement représentée. Ces projets, intelligemment soutenus, soulignent le dynamisme de l’industrie française sur un marché européen de la défense plus intégré et plus compétitif, augmentant à dimension des projets, tout en permettant le partage des coûts. La France, sous l’impulsion de la DGA et par l’intermédiaire de ses industriels, laboratoires et administrations, doit poursuivre l’animation de consortiums européens comme axe majeur de développement alors que certains de nos alliés annoncent des investissements considérables au profit de leur défense. La DGA doit renforcer l’animation de cette culture de défense commune au sein de la coopération structurée en s’appuyant sur ses homologues et partenaires européens (Recommandation 7). 

Au-delà des initiatives industrielles récentes et inédites à l’échelle européenne, la coopération structurée permanente reste un cadre d’action habituel. Ce cadre de coopération permet aux États membres de développer conjointement des capacités de défense, d’investir dans des projets communs et de renforcer l’état de préparation opérationnelle et la contribution de leurs forces armées. La France doit continuer de s’inscrire dans la mise en œuvre de projets de développement capacitaire au service d’une culture stratégique en devenir à l’échelle européenne. Ainsi dans le projet ECOWAR, la DGA a-t-elle permis aux armées d’inscrire leurs coopérations dans le concret via des « actions nécessitant des interactions et des interconnexions entre diverses plateformes, des capteurs aux effecteurs, afin de favoriser leur efficacité, interopérabilité, complémentarité, réactivité et résilience face à des menaces de plus en plus diffuses, rapides et difficiles à détecter et à neutraliser ». Cette initiative, sur un sujet aussi stratégique et sensible, réunit à l’initiative de la France six pays participants (Belgique, Espagne, Suède, Pologne, Roumanie) et six observateurs (Allemagne, Italie, Grèce, Pays-Bas, Portugal, Hongrie). La DGA doit penser ses investissements dans une stratégie à deux niveaux, nationale et européenne. Poursuivre l’animation de cette culture de défense commune au sein de la coopération structurée avec ses partenaires européens est une nécessité et doit devenir une ambition à inscrire dans la stratégie en phase de préparation d’un programme d’armement en partenariat avec les industriels nationaux (Recommandation 8). 

Au-delà du continent européen, le modèle industriel de notre BITD dépend de ses exportations. Ainsi, l’US Army a récemment choisi le groupe français Thalès pour le renouvellement de ses radios tactiques ; Airbus DS fournit à Northrop une version plus grande et plus performante de sa plateforme satellitaire ARROW. Lorsqu’ils disposent de produits sur étagère (cf. recommandations plus haut), les industriels français sont extrêmement compétitifs pour gagner des parts de marchés en Europe ou à l’export. Lors de ces ventes, nos pays partenaires exigent parfois des compensations industrielles qui se matérialisent en commandes auprès du tissu local, en investissements directs ou en transferts de technologies. La DGA doit transformer la contrainte des compensations industrielles (offsets) en une source d’opportunités au profit de la dynamisation de nos start-ups pouvant trouver à l’international leurs premiers capitaux et débuter le chemin vertueux vers la rentabilité (Recommandation 9).

*

*          *

Un État stratège, une DGA forte et reformée

Une approche capacitaire cohérente n’est pas chose aisée, comme en attestent, ailleurs qu’au ministère des Armées, les difficultés que rencontre le ministère de l’Intérieur dans l’architecture cohérente d’un dispositif d’ensemble de gestion des JO 2024. D’autant que les questionnements autour du modèle d’armée nécessitent une approche globale. Maîtrise de l’espace et les fonds marins, hyper-vélocité, combat collaboratif connecté et systèmes autonomes, actions multi-domaines, armes à énergie dirigée, rupture quantique, menaces NRBC… sont autant de domaines nécessitant des approches globales, loin des silos entre prospective, innovations, opérations et centres techniques. Les informations doivent circuler, le management doit s’adapter aux technologies mais aussi aux attentes d’une nouvelle génération d’ingénieurs désireux d’avoir un impact concret. Une réforme de la DGA semble devenir une condition nécessaire à l’attractivité future de celle-ci.

En effet, si la DGA doit se transformer, elle doit le faire en fonction des nombreux métiers et organismes pour une meilleure coordination interne, sans duplication ni excès de formalisme et de revue interne. Les réflexions sur une économie de guerre sont une opportunité pour la DGA car ce concept l’invite à une réforme interne, lui impose de repenser son action avec ses organismes partenaires (INRIA-ONERA-IGN, etc.) et son industrie de défense pour se placer au centre du jeux [10]Objet d’une note à venir de l’Hétairie..

La DGA anime un écosystème à l’équilibre complexe mêlant concurrence et coopération avec des administrations partenaires, des pays alliés, des industriels robustes et des start-ups innovantes. La DGA est à l’articulation de nombreuses cultures, lui offrant une occasion unique, grâce à la prochaine LPM, de contribuer au renouvèlement du tissu économique, en dynamisant la French Tech et en soutenant des ambitions trans-sectorielles innovantes.

Pour porter cette réforme pragmatique, la DGA a besoin d’investissements humains importants au service d’un État stratège qui tire les conséquences d’une économie de guerre. Cette compétence d’équilibriste entre le temps court et l’anticipation est indispensable, comme le souligne le ministre des Armées : « nous devons sans doute savoir produire davantage, plus vite et mieux standardiser notre offre [11]Anne Bauer, « Sébastien Lecornu : « Les industriels de la défense doivent être au rendez-vous de l’économie de guerre » », Les Échos, 4 juillet 2022 ». Le DGA devra s’appuyer pour cela sur les industries de défense, savoir être exigeant avec ses fournisseurs, tout investissant avec justesse.

L’équilibriste devra-t-il alors se transformer en dompteur ?

Synthèse des recommandations

Recommandation 1 : Si elle dispose d’un laboratoire technico-opérationnel, la DGA doit désormais renforcer cette expertise d’ingénierie grâce à l’outillage de schémas logique programme associant un besoin à une spécification, et intégrant la vie d’un programme d’armement, sa maturité technique et opérationnelle, ses risques et, surtout, son articulation avec d’autres programmes charnières.

Recommandation 2 : La réalisation des systèmes d’information et de commandement doit pouvoir s’incarner sous plusieurs axes complémentaires, réussissant militaires, architectes et ingénieurs, industriels et opérationnels.

Recommandation 3 : Les développements itératifs préconisés devront s’appuyer sur un nouveau paradigme contractuel, plus flexible, au service d’une capacité d’expérimentations en spirale entre programme nationaux mais également avec nos alliés. La DGA doit pouvoir régulièrement évaluer, lors d’exercices militaires réels, simulés ou en opération l’avance et la maturité des programmes d’armement comme des systèmes d’information et de commandement.

Recommandation 4 : La LPM doit sanctuariser des capacités de simulation étatiques de haut niveau, des centres d’essai techniques modernisés et des ressources humaines régulièrement formées et équipées car ce sont autant d’atouts précieux, mais souvent invisibles, pour les grands choix d’investissement d’un État stratège.

Recommandation 5 : La DGA doit stimuler le tissu industriel français et les approches disruptives en poursuivant les mises en compétition, de type Défi Tech initiées par l’AID, de façon plus fréquente, au-delà des acteurs traditionnels. Il s’agit ainsi d’arrimer des innovations technologiques ou des processus de ruptures sur des programmes d’armement dont l’ouverture et la modularité seront assurées par une DGA renforcée dans ses capacités d’ingénierie.

Recommandation 6 : La DGA doit multiplier les consultations préalables d’industriels avec des appels à manifestations d’intérêt tout en généralisant les procédures d’achat telles qu’initiées par l’AID (de type Defi Tech (C2IA, etc.)) ou des appels à projets afin d’évaluer au plus vite des solutions à bas coût (Colibri, Larinae, etc.).  

Recommandation 7 : La France, sous l’impulsion de la DGA et par l’intermédiaire de ses industriels, laboratoires et administrations, doit poursuivre l’animation de consortiums européens comme axe majeur de développement alors que certains de nos alliés annoncent des investissements considérables au profit de leur défense. La DGA doit renforcer l’animation de cette culture de défense commune au sein de la coopération structurée en s’appuyant sur ses homologues et partenaires européens. 

Recommandation 8 : La DGA doit penser ses investissements dans une stratégie à deux niveaux, nationale et européenne. Poursuivre l’animation de cette culture de défense commune au sein de la coopération structurée avec ses partenaires européens est une nécessité et doit devenir une ambition à inscrire dans la stratégie en phase de préparation d’un programme d’armement en partenariat avec les industriels nationaux. 

Recommandation 9 : La DGA doit transformer la contrainte des compensations industrielles (offsets) en une source d’opportunités au profit de la dynamisation de nos start-ups pouvant trouver à l’international leurs premiers capitaux et débuter le chemin vertueux vers la rentabilité.

Notes

1 Cette note s’inscrit dans la série déjà publiée par L’Hétairie : « Pour une DGA agile au service des armées » (note 27), « L’innovation du ministère des Armées : un défi au désir » (note 28), « La DGA : une référence au service d’une souveraineté européenne » (note 29
2 Face à la menace russe, le Bundestag a approuvé, en juin dernier, une modification de la Constitution pour la mise en place d’un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros destiné à la modernisation de l’armée allemande.
3 Création de l’Agence de l’Innovation de Défense, de l’Agence du Numérique de Défense, de la Direction de la maintenance aéronautique.
4 Moyenne altitude longue endurance.
5 Le système de combat aérien du futur (SCAF) est un programme d’armement en phase d’étude impliquant la France, l’Allemagne et l’Espagne pour la réalisation d’un système de systèmes d’armes aériens interconnectés.
6 Multi-Sensor Aerospace-Ground Joint Intelligence, Surveillance and Reconnaissance (ISR) interoperability coalition (MAJIIC) faisant dialoguer neufs pays au service du partage de données de renseignement entre des systèmes nationaux souverains.
7 Exercice militaire d’ampleur en 2023, mettant à contribution les trois branches de l’armée – l’Armée de terre, de l’air, et la Marine nationale – pour un total de 10 000 soldats.
8 Système d’aide à l’interprétation multi-capteurs.
9 Le Main Ground Combat System (MGCS), est un programme d’armement en projet en coopération franco-allemand pour développer un char de combat.
10 Objet d’une note à venir de l’Hétairie.
11 Anne Bauer, « Sébastien Lecornu : « Les industriels de la défense doivent être au rendez-vous de l’économie de guerre » », Les Échos, 4 juillet 2022