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Les deux ans de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel : L’idéologie ultra-libérale du « travail du sexe » à l’épreuve des faits et des réalités européennes ou internationales [Tribune #9]

Directeur de CAP International

            Le Mouvement du Nid[1] Cf. Tribune n°11 de L’Hétairie. est membre co-fondateur d’une coalition internationale (CAP international) composée de 23 associations de soutien aux personnes prostituées et victimes de la traite des êtres humains dans 18 pays.

            Les échanges internationaux que permet ce rassemblement sont riches d’enseignements quant aux réalités de la prostitution dans chaque pays et à l’impact des politiques publiques qui y sont mises en place. Cette perspective internationale s’avère peut-être le meilleur antidote pour lutter contre le discours, très théorique et très fantasmé, de ceux qui promeuvent encore le « travail du sexe » comme une simple transaction entre adultes consentants ou une forme de libération économico-sexuelle, et se battent pour préserver les privilèges et l’impunité des hommes qui imposent un acte sexuel par l’argent.

La prostitution à l’échelle mondiale et en France : exploitation économique et sexuelle des plus vulnérables, bastion du racisme et du sexisme

            Réalité frappante à l’échelle internationale, quels que soient les pays et les continents, la prostitution et la traite des êtres humains touchent en premier lieu et de façon largement disproportionnée les populations les plus discriminées. Inséparable des conflits, des violences sexuelles, de la pauvreté, de la colonisation, du racisme et des discriminations, produit et bastion du patriarcat, la prostitution est un système d’exploitation des plus vulnérables : les femmes, les filles et les garçons les plus jeunes et les plus pauvres, migrant.e.s, déplacé.e.s, réfugié.e.s, racialisé.e.s, autochtones, issu.e.s des minorités ou des plus basses castes, sont exploité.e.s sexuellement et économiquement par des hommes au pouvoir socio-économique supérieur.

            Au Canada, l’association Coordination des Luttes contre l’Exploitation Sexuelle (la CLES) constate la surreprésentation des femmes autochtones (« native americans ») parmi les victimes de la prostitution et de la traite des êtres humains. L’association de lutte contre le viol Vancouver Rape Relief and Women Shelter a ainsi démontré que les femmes autochtones pouvaient représenter plus de 50% des personnes prostituées à Vancouver, alors qu’elles ne représentent qu’entre 1,7% et 7% de la population générale.

            En Inde, l’association Apne Aap vient en aide à plusieurs milliers de victimes de la prostitution et de la traite dans plusieurs Etats. Elle réalise partout le même constat : sont exploitées les femmes et filles issues des plus basses castes (« Dalits ») ou des communautés autochtones (« Adivasis »). Quand elles sont étrangères, les filles mineures issues des régions les plus pauvres du Népal subissent les premières cette exploitation.

            En Afrique du Sud, l’association Embrace Dignité et le mouvement de survivantes de la prostitution, Kwanele, dénoncent l’exploitation dans la prostitution des filles issues des zones rurales, des townships, ou des communautés ethniques les plus discriminées. Le mouvement national des femmes rurales, Women’s Rural Movement, explique à quel point la question de la prostitution présente toujours un lien avec l’apartheid et l’extrême inégalité dans l’accès aux terres. Les femmes noires vivant en zone rurale sont les dernières à pouvoir accéder à la propriété et les premières victimes de la prostitution.

            Aux Etats-Unis, l’association Rights4Girls rapporte qu’en 2017, dans le Nebraska, 66% des victimes de la traite des êtres humains en ligne sont des femmes noires, alors qu’elles représentent seulement 5% de la population. Dans le Comté de King, 52% des enfants victimes de la prostitution sont noirs alors que la population noire ne représente que 7% de la population. Dans le même comté, 80% des acheteurs de sexe sont des hommes blancs.

            En Colombie, les femmes déplacées dans le cadre du conflit armé, ou au Liban les réfugiées syriennes, représentent aussi une part considérable et disproportionnée des personnes prostituées.

            Dans chacun de ces pays, et parallèlement à ces multiples discriminations, deux catégories de la population s’avèrent plus particulièrement touchées : les filles orphelines, placées dans des institutions de « protection de l’enfance », en fugue ou en errance, et les victimes d’inceste ou d’autres violences sexuelles préalables à l’entrée dans la prostitution.

            Qu’en est-il en France ? Depuis le milieu des années 1990, une réalité s’impose : la grande majorité des personnes prostituées en France sont des femmes étrangères, victimes de réseaux de la traite des êtres humains, en provenance d’un nombre limité de pays pauvres, dont la Bulgarie, la Roumanie ou encore le Nigéria.

            Au sein même de l’Union européenne, les groupes les plus discriminés sont surreprésentés dans la traite des êtres humains. Ainsi, l’écrasante majorité des personnes prostituées bulgares rencontrées par nos associations appartient-elle soit à la minorité Rom soit à la minorité turcophone.

            En parallèle, et depuis quelques années, le nombre d’adolescentes françaises exploitées par des adultes proxénètes et acheteurs semble augmenter à nouveau. Sans surprise, les enquêtes journalistiques et les comptes rendus de procès nous indiquent que ces filles ou jeunes femmes ont été recrutées dans des contextes de grande vulnérabilité, et notamment dans des situations de placements consécutifs à des violences, une errance, des fugues ou des ruptures familiales.

Un bilan comparé des modèles juridiques à l’échelle européenne

            Dans le domaine de la prostitution, trois modèles ont longtemps coexisté :

  • Le modèle historique prohibitionniste interdit la prostitution mais sans distinguer les différents acteurs du système. Les proxénètes, les personnes prostituées et les « clients » peuvent être pénalisés. Dans la pratique, la répression s’abat beaucoup plus souvent sur les personnes prostituées que sur leurs « clients ». Par ailleurs, les personnes prostituées, considérées comme des délinquantes, ne bénéficient pas de mesures de protection ni d’accès à des alternatives à la prostitution.
  • Le modèle réglementariste (dit « système français » au 19ème siècle) part du postulat que la prostitution est un « mal nécessaire », qu’elle a toujours existé et qu’elle existera toujours – le « plus vieux métier du monde » -, qu’il faut donc l’organiser et la réguler, notamment dans une perspective sanitaire limitée à la prévention des maladies sexuellement transmissibles.

            Dans sa version moderne, le néo-réglementarisme promeut la légalisation du « travail du sexe ». Il s’agit concrètement de ne lutter ni contre le proxénétisme ni contre l’achat d’actes sexuels, de donner un statut de « travailleur.se du sexe » aux personnes prostituées, d’ « entrepreneurs du sexe » aux proxénètes, et de « consommateurs » aux clients de la prostitution, de compter sur la simple application du droit commun pour protéger les « travailleur.se.s du sexe » des violences et de l’exploitation.

  • Le modèle abolitionniste considère que la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains qui y sont attachés, constituent des formes de violence, d’exploitation et d’atteinte à la dignité de la personne humaine. L’abolitionnisme historique condamne donc le proxénétisme sous toutes ses formes et considère les personnes prostituées comme des victimes d’un système d’exploitation économique et sexuelle.  

            Les personnes prostituées, y compris étrangères, ne sont donc pas condamnées, mais doivent recevoir protection et soutien dans leur accès aux droits et à des alternatives à la prostitution.

            Dans sa version moderne, le modèle néo-abolitionniste interdit non seulement le proxénétisme mais aussi d’imposer un acte sexuel par l’argent en pénalisant l’achat d’actes sexuels.   

            Or, depuis la fin des années 1990, l’Europe a constitué un véritable laboratoire des politiques publiques en matière de prostitution, de proxénétisme et de traite des êtres humains. Alors que la plupart des Etats au monde appliquent encore des législations prohibitionnistes, le continent a vu se développer deux nouveaux modèles radicalement opposés :

  • D’un côté, l’Allemagne et les Pays-Bas ont développé un modèle néo-réglementariste de dépénalisation du proxénétisme et de légalisation de l’« industrie du sexe» au nom de la reconnaissance du « travail du sexe ».
  • De l’autre, la Suède, la Norvège, l’Islande, et plus récemment l’Irlande du Nord, la France et l’Irlande, ont adopté des législations néo-abolitionnistes qui suppriment la pénalisation des personnes prostituées, renforcent leur accès aux droits, maintiennent la pénalisation de proxénétisme et de la tenue de bordels, et pénalisent l’achat d’un acte sexuel.

            Après presque vingt ans de modèles « germano-néerlandais » et « nordique », le bilan comparé est sans appel : il prouve que, contrairement à ce que beaucoup affirment, il n’y a pas de fatalité en matière de prostitution. Les choix de politiques publiques ont un impact considérable sur la réalité prostitutionnelle.

            Tout d’abord, en termes d’échelle, les pays qui ont dépénalisé le proxénétisme au nom du « travail du sexe » présentent un nombre de personnes prostituées jusqu’à 10 fois supérieur aux pays qui ont adopté des législations abolitionnistes. La police allemande fait ainsi état de 400 000 personnes prostituées dans le pays, soit 10 fois plus qu’en France où le proxénétisme n’a pas été dépénalisé et où les maisons closes sont fermées depuis 1946.

            En Allemagne plus de 3000 bordels légaux servent 1,2 millions d’acheteurs de sexe par jour. Aux Pays-Bas, où proxénétisme et tenue de bordels ont aussi été légalisés, on compte également plus de 10 fois plus de personnes prostituées (25 000) qu’en Suède (1000 à 2000), premier pays à avoir dépénalisé les personnes prostituées tout en pénalisant l’achat de sexe.

            Mais surtout, l’Allemagne comme les Pays-Bas ont largement perdu leur pari qui consistait à affirmer qu’en légalisant le « travail du sexe », ils allaient donner accès à de nouveaux droits aux travailleurs du sexe, faire reculer le crime organisé au profit d’une industrie du sexe responsable, écarter la violence et l’exploitation de la prostitution. Dans les deux pays, les rapports officiels des autorités et les investigations journalistiques montrent sans ambiguïté que la légalisation a profité uniquement aux proxénètes et que l’écrasante majorité des personnes prostituées dans l’industrie du sexe légale sont toujours des victimes de la traite des êtres humains.

            Aux Pays-Bas, le rapport « Préserver les apparences »[2] KLPD (Korps Landelijke Politiediensten) – Dienst Nationale Recherche (juli 2008). Schone schijn, de signalering van mensenhandel in de vergunde prostitutiesector. Driebergen., rédigé par la police nationale, révèle ainsi que 50 à 90% des personnes prostituées dans un bordel légal sont en fait contraintes à la prostitution. Ce document a suivi de peu un gigantesque procès pour proxénétisme forcé, impliquant de nombreux proxénètes et plus de 100 victimes, toutes prostituées dans un établissement légal de prostitution[3] Lire notre « Bilan comparé des législations néerlandaise et suédoise en matière de prostitution » : http://www.prostitutionetsociete.fr/IMG/pdf/bilan10anssuedepaysbas-2.pdf.

            Dès 2011, le Vice-Premier ministre néerlandais, Lodewijk Asscher, parlait d’ « erreur nationale » et affirmait que le Gouvernement néerlandais avait été « dangereusement naïf » en pensant que la dépénalisation du proxénétisme allait améliorer les conditions de vie des personnes prostituées.

            En Allemagne, deux enquêtes d’envergure nationale publiées par Der Spiegel en mai 2013 et la ZDF en mars 2018, présentent le pays comme le « bordel de l’Europe » et expliquent à quel point la légalisation a profité uniquement et massivement aux proxénètes et trafiquants. Douze ans après l’adoption de la loi, seules 44 personnes avaient demandé un statut officiel de « travailleur.se du sexe » alors que l’Allemagne compte plus de 400 000 personnes prostituées. La police allemande affirme aussi que la majorité des personnes prostituées sont, comme partout en Europe de l’Ouest, des personnes étrangères victimes de la traite des êtres humains.

            Enfin, l’impunité totale offerte aux proxénètes et acheteurs de sexe a conduit à des pratiques, certes légales, mais considérées par un nombre croissant d’Allemand.e.s comme portant atteinte à la dignité des personnes : offres « prix fixe, tout compris » permettant à des hommes d’acheter à un prix donné un accès illimité aux femmes, boissons et nourriture ; « menus » officiels de bordels proposant des « gang bangs » où de nombreux hommes peuvent pénétrer en même temps une seule femme ; pratiques comme uriner ou déféquer sur une personne prostituée…

            Les deux pays ont entrepris de revenir en arrière sur leur législation, non en s’orientant vers des législations abolitionnistes, mais en tentant de réguler de façon beaucoup plus stricte une industrie multimilliardaire qu’ils ont légalisée et libéralisée il y a vingt ans et qui échappe désormais à leur contrôle.

            A l’inverse, en Suède, la prostitution de rue a diminué de moitié tandis que la prostitution sur Internet reste à un niveau largement inférieur aux pays n’ayant pas adopté de législation abolitionniste. De plus, peu de temps après l’adoption de la loi, les écoutes de la police nationale suédoise ont révélé que les réseaux internationaux de traite des êtres humains parlaient de la Suède comme d’un « marché mort » et orientaient leurs « investissements » vers des « marchés » plus favorables.

            Enfin, la loi a induit un effet normatif important puisque que 75% des Suédois.e.s se déclarent aujourd’hui favorables à l’interdiction de l’achat d’actes sexuels alors que la même proportion s’y opposait au moment du vote de la loi. Adoptée il y a presque vingt ans par un parlement suédois déjà composé de 48% de femmes, l’interdiction de l’achat d’actes sexuels fait donc partie intégrante du dispositif de lutte contre toutes les formes de violences sexuelles.

            Il est frappant de constater que les trois pays au monde les mieux classés par le Forum Economique Mondial en matière d’égalité femmes-hommes correspondent aussi aux trois premiers pays au monde à avoir adopté une loi abolitionniste en matière de prostitution.

            Partant de ce constat, le Parlement européen, en février 2014, et l’ Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, en avril 2014, ont adopté deux résolutions invitant les Etats membres de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe à se doter de législations abolitionnistes en matière de prostitution et de traite des êtres humains, afin de mieux protéger les personnes prostituées tout en faisant reculer le proxénétisme et la traite des êtres humains par la réduction de la « demande » de sexe tarifé.

            Après la Suède en 1999, la Norvège, l’Islande, l’Irlande du Nord, la France et l’Irlande ont opté pour des législations abolitionnistes. A l’inverse, aucun Etat européen n’a suivi le modèle de légalisation de l’industrie du sexe adopté par les Pays-Bas en 2000 et l’Allemagne en 2002.

Plus d’informations sur l’échec de la légalisation du « travail du sexe » en Allemagne et au Pays-Bas :

Notes

1 Cf. Tribune n°11 de L’Hétairie.
2 KLPD (Korps Landelijke Politiediensten) – Dienst Nationale Recherche (juli 2008). Schone schijn, de signalering van mensenhandel in de vergunde prostitutiesector. Driebergen.
3 Lire notre « Bilan comparé des législations néerlandaise et suédoise en matière de prostitution » : http://www.prostitutionetsociete.fr/IMG/pdf/bilan10anssuedepaysbas-2.pdf