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Droit à la différenciation : quelles réalités derrière les slogans ? [Note #26]

Juriste spécialiste des collectivités territoriales Chef du pôle Aménagement des territoires de l’Hétairie

Cadre dans le secteur public

En 2017, l’annonce d’un « Pacte girondin » au profit des collectivités territoriales s’intégrait aisément dans la rhétorique entrepreneuriale mise en avant par le candidat Macron. L’ambition de ce dernier consistait alors à libérer les énergies et les initiatives ainsi qu’à desserrer l’étau normatif pour favoriser l’innovation. Ces éléments de langage, principalement utilisés pour indiquer des orientations de politique économique, avaient le mérite d’être facilement transposables à la politique territoriale française. Mais surtout, ce discours suscita l’approbation de la majeure partie des élus locaux, pris en tenaille par les exigences croissantes des citoyens en matière de services publics locaux et l’augmentation des contraintes normatives et financières. En effet, ce Pacte portait en lui l’espoir d’une véritable décentralisation des pouvoirs de l’État vers ses territoires, au plus près des préoccupations des citoyens et dans le respect du principe de libre administration des collectivités territoriales constitutionnellement garanti.

Une fois élu président de la République, Emmanuel Macron a institué le « droit à la différenciation » en moteur de sa vision de la décentralisation. Exposée lors de l’ouverture de la Conférence nationale des territoires, le 17 juillet 2017, et inscrite dans le projet de loi constitutionnelle dont la discussion a été ajournée, l’idée implique d’autoriser les territoires à déroger aux règles nationales au regard de certaines spécificités et à disposer de leur propre mode d’organisation. L’objectif est d’acter la capacité de l’État à octroyer plus d’initiatives à ses territoires et à accorder une plus grande écoute aux aspirations quotidiennes des citoyens tout en permettant à l’échelon central de se concentrer sur ses missions régaliennes. De fait, à première vue, ce principe offre des perspectives qui s’approcheraient du « Pacte girondin » promis lors de la campagne électorale.

Mais, en l’état actuel de sa rédaction, l’article ne répond pas à la nécessité de donner plus de liberté d’initiative aux collectivités territoriales en ce qu’il acte un rapport de force favorable à l’État au détriment de ses territoires. En outre, en l’absence de précisions quant à ses contours, la différenciation pâtit d’une définition fluctuante et de concrétisations incomprises notamment parce qu’elle renvoie à deux dispositifs distincts : confier un pouvoir règlementaire aux collectivités territoriales d’une part, leur donner la liberté d’organiser leurs compétences d’autre part.

            Au-delà du flou de cette rédaction, les mois écoulés depuis cette annonce confirment que, derrière la séduction des mots, il y a l’entêtement des chiffres :

  • 13 milliards d’euros d’économies imposées par l’État au travers d’un dispositif de réduction drastique des dépenses des collectivités territoriales, compliquant d’autant la mise en œuvre concrète de ce Pacte ;
  • suppression progressive de la taxe d’habitation qui demeurait l’une des seules marges de manœuvre des collectivités en terme de politique fiscale ;
  • suppression de plus de 120 000 emplois aidés alors que le dispositif est largement utilisé par les communes ;
  • baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) initiée par le Gouvernement en 2017 pour certaines localités (perspective qui ne semble pas prise en compte par le projet de loi de finances pour 2019 qui prévoit une simple stabilisation des concours de l’État aux collectivités territoriales).

La réduction programmée de la capacité budgétaire de ces collectivités va venir percuter la réforme constitutionnelle qui, si elle aboutit, risque de laisser à la charge de celles-ci le financement de ces nouvelles compétences exercées dans le cadre du droit à la différenciation. La question est d’importance et ne se résume pas à un simple débat de finances publiques tant elle concerne avant tout la capacité future de nos territoires à participer avec les mêmes outils que l’État à la conclusion de ce fameux « Pacte girondin ».

Par conséquent, cette saignée a récemment conduit les trois principales associations d’élus (Association des régions de France, Assemblée des départements de France et Association des maires de France) à unir leurs forces pour se faire entendre, affaiblissant d’autant une Conférence nationale des territoires brandie comme une caution de dialogue aujourd’hui légitimement boycottée.

En réaction, lors du remaniement ministériel du 16 octobre 2018, le président de la République a envoyé un signal d’apaisement en nommant Jacqueline Gourault à la tête du ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales (cette dernière partie de l’intitulé ayant été ajoutée à la faveur du changement de ministre). Celle-ci aura pour principal défi de concrétiser le discours territorial d’Emmanuel Macron : desserrer les contraintes et ouvrir le champ des possibles en se jouant de forces hostiles au sein d’un Gouvernement centralisateur.

La première bataille de la ministre consistera donc à donner chair et clarté à ce concept de « droit à la différenciation » défini à l’article 15 du projet de loi constitutionnelle. Or, la remise en cause de l’historique rapport déséquilibré entre Etat et collectivités (aux dépens de ces dernières) incarne la seule clé d’un véritable droit à la différenciation. Celui-ci, plus qu’une simple modification juridique, porte en lui la concrétisation d’un véritable principe de subsidiarité et le renforcement des institutions républicaines.

Droit local et expérimentation : les prémices d’une différenciation ?

Née d’une volonté centralisatrice émergeant d’« une agrégation inconstituée de peuples désunis » (selon les mots de Mirabeau), la République a promu l’unicité du pouvoir normatif, garantie de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Ce faisant, elle ne s’est guère éloignée du système en vigueur sous la monarchie. Pourtant, l’histoire a infligé une première entaille à ce pilier du modèle républicain français : en 1919, le retour à la souveraineté française de l’Alsace-Moselle, quarante-huit ans après l’annexion allemande, a occasionné un droit dérogatoire toujours en vigueur.

Souvent réduit au bénéfice du Concordat, ce droit local s’applique aujourd’hui aussi bien sur la règlementation professionnelle, la prise en charge des dépenses de santé que sur l’organisation de la justice et des tribunaux. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs admis le caractère accidentel de son existence en contenant son champ d’application puisqu’il a jugé, dans une décision de 2011, « que ces dispositions particulières ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent ne sont pas accrues et que leur champ d’application n’est pas élargi ». Surtout, le rôle prééminent de l’Etat apparaît dès ces prémices de différenciation puisqu’il est seul compétent pour aménager les dispositions particulières qui résultent du droit local.

Puis, à partir des lois Deferre de 1982[1] Voir notamment la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions. (dites « acte I de la décentralisation »), l’administration française s’est assouplie en accordant de plus en plus de poids à la décentralisation. L’élan décentralisateur a ensuite connu son ancrage constitutionnel : depuis l’adoption de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République, l’article 1er de la Constitution dispose que la France est une République certes indivisible mais que « son organisation est décentralisée ». Cette même révision est venue consacrer la libre administration des collectivités territoriales, déjà reconnue par la Constitution et affirmée en tant que principe général à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 mai 1979, dite « Nouvelle-Calédonie ».

Toutefois, l’article 34 de ladite Constitution maintient qu’il revient au seul législateur de déterminer les principes fondamentaux « de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ». L’objectif, louable, s’avère double :

  • ne pas remettre en cause le principe d’égalité applicable entre les collectivités territoriales (reconnu comme ayant une valeur constitutionnelle depuis une décision du Conseil constitutionnel du 3 juillet 1986) en s’assurant notamment de l’existence de mécanismes de compensation pour entraver toute concurrence déloyale entre les collectivités territoriales ;
  • et bloquer toute tentative de tutelle d’une collectivité sur une autre.

Sans battre en brêche la prééminence de la loi qui constitue un absolu, il semble paradoxal de constater que cette dernière peut parfois elle-même méconnaître l’équilibre entre ces deux principes, voire omettre leur libre administration. Et affirmer que l’intérêt général aurait tout à gagner à reconnaître l’existence de véritables spécificités locales – dont la méconnaissance constitue précisément une entrave à l’égalité entre ces mêmes collectivités et entre les citoyens – ne revient guère à militer pour le démembrement de la Nation.

Ainsi, plus que la reconnaissance d’un véritable pouvoir réglementaire et d’une administration libre des collectivités territoriales, l’une des initiatives notables de la réforme constitutionnelle de 2003 a-t-elle consisté à insérer dans la Constitution la possibilité d’expérimentations menées par celles-ci.

Néanmoins, derrière le terme de « droit à l’expérimentation », dont s’inspire le « droit à la différenciation », il convient de distinguer deux dispositifs de nature et de portée différentes :

  • En premier lieu, le constituant de 2003 a inséré un article 37-1 dans la Constitution, lequel dispose que « la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ». Si ce dispositif n’a rien de spécifiquement territorial, il a pourtant été utilisé dans le cadre du transfert expérimental de certaines compétences de l’État aux collectivités territoriales. Ainsi, d’après la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation de l’Assemblée nationale, 28 expérimentations se sont-elles fondées sur l’article 37-1 de la Constitution et ont essentiellement porté sur des transferts de compétences aux collectivités territoriales[2] Mission « flash » sur l’expérimentation et la différenciation territoriale, Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, mercredi 9 mai 2018., notamment en matière de gestion des fonds structurels européens et de lutte contre l’habitat insalubre[3]Loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.. En outre, les compétences transférées à titre expérimental ont pour la plupart été pérennisées par la suite.
  • Le second dispositif s’approche plus du « droit à la différenciation » envisagé par le Gouvernement Philippe : inscrit à l’article 72 alinéa 4 depuis la réforme constitutionnelle de 2003, il permet aux collectivités territoriales de déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou règlementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. Dans l’esprit du législateur de 2003, l’expérimentation permettait d’évaluer la qualité d’une norme, pour une durée limitée, sur tout ou partie du territoire, avant de décider de sa pérennisation et de son extension à l’ensemble du territoire. Toutefois, les collectivités n’en ont la possibilité que si la loi ou le règlement le prévoit sans remettre en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti. Dans ce dispositif, les collectivités territoriales sont à la fois sujets et acteurs. Seules quatre expérimentations ont été initiées sur la base de l’article 72 alinéa 4 de la Constitution, et l’unique expérimentation achevée et généralisée se limite à celle de la loi du 21 août 2007 concernant le revenu de solidarité active.

Conscient des limites liées à l’application concrète de ce droit dérogatoire, le Gouvernement propose aujourd’hui d’inscrire dans la Constitution le « droit à la différenciation ».

Différencier les compétences et pérenniser les expérimentations : un projet de différenciation à la main de l’Etat

L’actuel article 15 du projet de loi constitutionnelle instaure « un double droit à la différenciation statutaire et matérielle » :

  • Sur le versant statutaire, le 1° de l’article 15 permet à certaines collectivités territoriales de déroger à la répartition classique des compétences des collectivités territoriales de la même catégorie. Il dispose en effet que « dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, la loi peut prévoir que certaines collectivités territoriales exercent des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie ». A titre d’exemple, on pourrait imaginer qu’un département puisse se voir transférer des compétences par l’État ou par la région, en dérogation aux compétences législativement dévolues aux départements.
  • Concernant l’aspect matériel, dans le 2° de l’article 15, le Gouvernement remanie la rédaction de l’article 72 alinéa 4 de la Constitution prévoyant l’expérimentation locale tout en supprimant sa limitation dans la durée : « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou règlementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation autorisée dans les mêmes conditions ». A ce titre, dans son avis du 7 décembre 2017, le Conseil d’État a estimé que cette possibilité « est de nature à renforcer la démocratie locale et à permettre aux collectivités territoriales d’exercer leurs compétences avec une plus grande efficacité, grâce aux responsabilités supplémentaires données aux élus pour innover et adapter leur action aux réalités des territoires ainsi qu’aux besoins de la population et de l’économie ».

Ce projet paraît à première vue louable en ce qu’il pose le débat d’une plus grande liberté d’administration des collectivités territoriales. Mais sa rédaction pose débat. En effet, son choix, en plus de rendre complexes des mesures pourtant censées favoriser le développement des libertés locales, met en lumière la crainte persistante de l’État à l’égard des initiatives prises par les collectivités territoriales en confirmant le pouvoir unilatéral du premier dans la mise en œuvre de ce droit à la différenciation. Au point que l’on puisse douter du caractère véritablement contractuel du « Pacte girondin » promis par le Gouvernement.

En premier lieu, en précisant dans son 1° que la loi « peut » prévoir d’autoriser certaines collectivités territoriales à exercer des compétences dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie, l’article 15 du projet de loi constitutionnelle laisse au législateur le soin discrétionnaire d’évaluer l’existence ou non d’une « spécificité locale » sur un sujet particulier et met à mal l’aspect ascendant que laissait présager le « Pacte girondin ». Stato-centré, cet assouplissement ressemble davantage à une indulgence exceptionnelle concédée par l’État qu’à une volonté ferme d’instituer la collectivité territoriale en chaînon de plus en plus manquant dans les rapports entre l’administration et ses usagers, entre l’État et ses citoyens.

Pire, cet ajout discrédite de façon paradoxale l’espoir décentralisateur suscité par la disposition originelle : « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». Si la nouvelle phrase proposée par l’article 15 ne contredit pas l’existence d’un véritable principe de subsidiarité[4] Comme le reconnaît le Conseil d’Etat dans son avis précité., elle n’en nuance pas moins sa portée en remettant dans le giron de la loi la possibilité pour certaines collectivités territoriales d’exercer des compétences que d’autres n’ont pas.

Pareille logique se retrouve également dans le 2° de l’article 15. Ce nouvel alinéa institue en effet la loi et le règlement en « cerbères » de la possibilité donnée aux collectivités territoriales ou à leurs groupements de déroger aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. Certes, comme évoqué, cette modification permettra au dispositif d’expérimentation de ne pas avoir pour unique conclusion la généralisation à tous les territoires ou l’abandon en favorisant une différenciation pérenne pour les collectivités concernées. Néanmoins, l’alinéa 4 nouvellement rédigé ne revient pas sur la centralisation de la décision d’expérimentation en actant la mainmise de la loi et du règlement sur cette possibilité d’expérimentation. Constat déjà relayé dans le cadre du vote de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 et de la loi organique du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales[5] Loi organique n° 2003-704 du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales, codifiée aux articles L.O. 1113-1 à L.O. 1113-7 du code général des … Continue reading dont le rapport de présentation[6] Rapport fait au nom de la commission des lois « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace » (n° 911), M. Richard FERRAND, Mme Yaël BRAUN-PIVET et M. Marc … Continue reading précisait déjà que « si la demande initiale provient de l’assemblée délibérante de la collectivité territoriale, la décision d’expérimentation revient au législateur ou au pouvoir réglementaire puisqu’il appartient à la loi ou au règlement d’autoriser, au cas par cas, ces dérogations. Elle définit l’objet de l’expérimentation, mentionne les dispositions auxquelles il peut être dérogé et précise la nature juridique ainsi que les caractéristiques des collectivités territoriales qui peuvent bénéficier de la procédure ».

Enfin, au nombre des prudences du Gouvernement, il faut également souligner la forme d’inertie représentée par l’ouverture d’un « nombre limité » de compétences que certaines collectivités territoriales peuvent exercer et dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de même catégorie (alinéa 2 de l’article 72 de la Constitution). L’encadrement par un « objet limité » de la dérogation aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice des compétences de ces collectivités (alinéa 4 de l’article 72 de la Constitution) participe d’une même suspicion de l’État à l’égard d’une trop grande décentralisation de ses attributions. En outre, tant « le nombre limité » inséré pour le droit à la différenciation « organique », que l’« objet limité » utilisé pour le droit à la différenciation « matérielle », donnent au final au juge constitutionnel l’opportunité de définir par sa jurisprudence les limites que le législateur ne doit pas dépasser dans l’exercice du droit à la différenciation.

Le Gouvernement a donc façonné à sa guise une écriture de ce droit à la différenciation afin de s’assurer qu’il ne présente qu’un caractère fantomatique. Pourtant, une autre voie s’avère encore possible, celle de l’ambition démocratique.

Aller au terme de la démarche : donner les clés de la différenciation aux collectivités territoriales

L’article 15 du projet de loi constitutionnelle, en ce qu’il bride la capacité d’initiative des collectivités territoriales et qu’il ne reconnaît pas totalement l’existence de spécificités locales, ne répond pas au défi consistant à responsabiliser davantage les pouvoirs exécutifs locaux, instances les mieux placées pour saisir les problématiques propres à leur territoire. Parce qu’il existe des différences irréductibles entre ces territoires, qu’elles soient géographiques, sociologiques, agricoles, économiques ou industrielles, une véritable décentralisation passerait donc par la reconnaissance d’espaces de vie différenciés. Il ne s’agit pas de fédéraliser la France mais de reconnaître la compétence d’un territoire face à sa propre spécificité. À titre d’exemple, il est logique de reconnaître que la question des éoliennes en mer concerne plus la Bretagne que l’Auvergne, que la gestion des haies bocagères intéresse davantage le Berry que la Provence ou que les thématiques frontalières suscitent plus d’intérêt dans les Pyrénées-Atlantiques qu’en Dordogne.

Pour y parvenir, de nouvelles écritures de l’article 15 permettraient de rendre enfin réelle l’organisation décentralisée de l’État inscrite dans l’article 1er de la Constitution.

En cela, la loi du 3 janvier 1986, dite « Loi Littoral », constitue un bon exemple pour guider les propositions : mise en place pour encadrer par des moyens spécifiques et adaptés l’aménagement du littoral, de sorte à protéger les espaces remarquables et à les valoriser, elle reconnaît l’existence de spécificités locales. Toutefois, elle pèche par l’uniformisation de son application à l’ensemble des collectivités littorales sans tenir compte des particularités de chacune (défaut que l’on retrouve avec les dispositions de la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne applicable aux collectivités situées en zone de montagne). Il n’est donc pas étonnant qu’un rapport parlementaire présenté le 29 janvier 2014 présente un bilan sévère de l’application de cette loi. En cause, sa « territorialisation inachevée » et l’absence d’un « document d’interprétation permettant de décliner la loi à l’échelle de bassins géographiques » empêchent, selon les sénateurs Herviaux et Bizet, de « responsabiliser les élus locaux », les mieux à même de saisir l’hétérogénéité et la diversité des littoraux et, partant, des spécificités locales en matière de problématiques littorales.

En tenant compte de ces limites, l’objectif est de donner un nouvel élan aux propositions déjà formulées par certaines collectivités territoriales en matière de droit à la différenciation. Ainsi, après la publication en février 2018 d’une communication visant à installer un groupe de travail sur la mise en œuvre de ce droit par le conseil régional de Bretagne, son président, Loïg Chesnais-Girard, s’est vu remettre par son premier vice-président, Jean-Michel Le Boulanger, un rapport avec des préconisations concrètes d’application. Parmi celles-ci, l’adaptation réelle de la loi dite « Littoral » aux particularités géographiques et donc uniques des collectivités situées en bordure littorale constitue une piste intéressante. De même, en matière énergétique et écologique, le document propose de confier au conseil régional de Bretagne, « la responsabilité de conduire les exercices de planification des énergies marines renouvelables ».

Une différenciation en actes

Pour parvenir à un véritable droit ascendant à la différenciation et à la territorialisation des politiques publiques dans le sens d’une plus grande responsabilisation des pouvoirs exécutifs locaux, il convient de donner sa pleine effectivité au principe de subsidiarité (seulement suggéré par le texte actuel de la Constitution et que les dispositions prévues par l’article 15 du projet de loi constitutionnelle semblent nuancer).

Dans les faits, l’alinéa 3 de l’article 15 serait ainsi rédigé : « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, certaines collectivités territoriales peuvent exercer des compétences dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie » [Proposition n°1].

Il ne s’agit donc plus de conférer au coup-par-coup des compétences restreintes et fluctuantes selon les majorités politiques, mais plutôt de poser comme règle générale cette nouvelle compétence dont les modalités devraient être définies par la loi organique (notamment concernant les critères d’éligibilité des collectivités). On pourrait ainsi imaginer que les collectivités territoriales seraient en mesure de prendre des actes qui, en cas de contestation seraient déférés au Conseil d’Etat ou au Conseil constitutionnel selon la disposition concernée (réglementaire ou législative).

Constitution actuelleArticle 15 du projet de loi constitutionnelleProposition de modification
  Article 72 alinéa 2 : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. »    « L’article 72 de la Constitution est ainsi modifié : 1° Le deuxième alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée : « Dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, la loi peut prévoir que certaines collectivités territoriales exercent des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie. »  « L’article 72 de la Constitution est ainsi modifié : 1° Le deuxième alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée : « Dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, certaines collectivités territoriales peuvent exercer des compétences dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie. »

En cas de rejet par le Gouvernement d’un amendement défendant cette optique, l’exécutif devra néanmoins donner un gage de la sincérité de sa volonté décentralisatrice, non perceptible à la lecture de l’article 15 actuellement rédigé. Cette volonté pourrait alors être reconnue a minima avec l’acceptation d’une plus grande marge de manœuvre accordée aux collectivités territoriales dans le cadre du dispositif d’expérimentation.

Une expérimentation plus ouverte

Ce pouvoir d’appréciation par les collectivités territoriales de leurs propres particularités et des préoccupations spécifiques de leurs habitants doit en effet pouvoir s’épanouir, le cas échéant, à travers un dispositif d’expérimentation plus ouvert et charpenté qu’aujourd’hui. L’objectif est ici de permettre aux collectivités de ne pas attendre le bon-vouloir de l’Etat ou du Parlement pour conduire des expérimentations tout en offrant des garanties par le contrôle du Conseil constitutionnel.

De fait, l’alinéa 5 de l’article 15 pourrait être ainsi rédigé : « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences après une expérimentation dont les conditions et les résultats ont été soumis au Conseil constitutionnel » [Proposition n°2].

Dans ce cadre, les organes délibérants des collectivités territoriales pourraient prendre l’initiative d’une expérimentation dont les modalités auraient été préalablement définies par la loi organique (qui encadrerait notamment l’objet de ces mêmes expérimentations). Afin de s’assurer qu’aucune entorse à un principe constitutionnel ne découle de cette expérimentation, les conditions d’organisation de ce dispositif ainsi que ses résultats seraient soumis au Conseil constitutionnel. De même, en cas de contestation, les actes pris par la collectivité seraient déférés au Conseil d’Etat ou au Conseil constitutionnel selon la disposition concernée (réglementaire ou législative).

Constitution actuelleArticle 15 du projet de loi constitutionnelleProposition de modification
  Article 72 alinéa 4 : « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. »  « L’article 72 de la Constitution est ainsi modifié : 2° Le quatrième alinéa est remplacé par les dispositions suivantes : « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation autorisée dans les mêmes conditions. »  « L’article 72 de la Constitution est ainsi modifié : 2° Le quatrième alinéa est remplacé par les dispositions suivantes : « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences après une expérimentation dont les conditions et les résultats ont été soumis au Conseil constitutionnel. »

La discussion autour de la différenciation ne doit pas se réduire à un débat juridique. Car le sujet est indéniablement une opportunité pour insuffler un pouvoir d’initiative et d’émancipation des collectivités territoriales. Plus que des entités administratives auxquelles l’Etat confie des compétences, elles sont les réceptacles des préoccupations quotidiennes des Français et le fer de lance d’une action publique au plus près des réalités. C’est pourquoi elles doivent être en capacité d’adapter la norme, certes dans un cadre précis, mais par leur propre initiative.

Passer d’expérimentation à différenciation, ce n’est pas qu’expérimenter à durée indéterminée : c’est confier aux collectivités l’opportunité d’adapter les normes qui le nécessitent à la réalité de leurs territoires.

En cela, l’ouverture incarnée par le droit à la différenciation constitue une condition nécessaire à l’amélioration du dialogue entre l’Etat et les élus locaux et au rapprochement entre l’administration et ses usagers.  Elle offre aussi une occasion de regagner la confiance des territoires et de leurs habitants à l’approche des élections municipales et sénatoriales de 2020.

Confiance d’autant plus nécessaire à réhabiliter que sa perte et la colère que celle-ci entraîne incarnent autant de facteurs de tensions politiques dont se gargarisent les populismes.

Notes

1 Voir notamment la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.
2 Mission « flash » sur l’expérimentation et la différenciation territoriale, Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, mercredi 9 mai 2018.
3 Loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.
4 Comme le reconnaît le Conseil d’Etat dans son avis précité.
5 Loi organique n° 2003-704 du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales, codifiée aux articles L.O. 1113-1 à L.O. 1113-7 du code général des collectivités territoriales.
6 Rapport fait au nom de la commission des lois « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace » (n° 911), M. Richard FERRAND, Mme Yaël BRAUN-PIVET et M. Marc FESNEAU.