Regard sur le projet de loi Justice : la création du PNAT ou l’affichage comme politique [Note #35]
Masque d’horreur, Carriès, Jean, Vers 1891, Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris
Le 9 septembre 1986, était promulguée la loi relative à la lutte contre le terrorisme dans un contexte terroriste alarmant. A cette occasion, la compétence du parquet du Tribunal de grande instance de Paris était étendue à l’échelle nationale pour connaître des infractions à caractère terroriste tandis que la Cour d’assises spéciale[1]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000504202&categorieLien=id, siégeant également à Paris et composée uniquement de magistrats professionnels, voyait sa compétence élargie pour juger des crimes terroristes. Ces compétences dérogatoires étaient et sont toujours conçues comme concurrentes et non exclusives des compétences locales.
Si d’importantes modifications ont depuis été apportées à la procédure pénale dans ce domaine, la structure posée au milieu des années 1980 n’a jamais connu de remise en cause. La création, en 1996, du délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste a même confirmé cette logique de centralisation car la répression des infractions relevant du terrorisme nécessite du renseignement et donc un interlocuteur spécialisé.
Trente-deux ans après, le projet de loi « Justice »[2] http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/reforme_justice_programmation_2018-2022 actuellement débattu par le Parlement propose de faire à nouveau évoluer le dispositif judiciaire antiterroriste en créant un parquet national antiterroriste (PNAT), sur le modèle du parquet national financier (PNF), renforçant ainsi la philosophie d’un système déjà extrêmement centralisé. Annoncée en grande pompe au printemps dernier, puis reléguée aux calendes grecques en raison d’un avis défavorable [3] … Continue reading du Conseil d’Etat, cette innovation a finalement été réintroduite au sein du projet de loi et se trouve désormais âprement débattue par les deux chambres du Parlement en raison de l’avis défavorable exprimé par le Sénat.
En toute logique, la création d’une telle institution devrait répondre à un besoin bien identifié et, partant, s’inscrire dans une démarche globale et cohérente de refondation du système judiciaire de lutte antiterroriste. Or, force est de constater que les tergiversations de l’exécutif sur cette matière ont conduit la montagne à accoucher d’une souris. Le dispositif, purement institutionnel, se trouve porté par un texte de loi fort général dont le but premier, aussi louable soit-il, n’est aucunement de lutter contre le terrorisme mais plutôt de faciliter, simplifier et améliorer l’efficacité de l’accès au service public de la justice.
En effet, cette innovation, pourtant présentée comme majeure, trouve sa place au milieu d’autres dispositions pénales visant essentiellement à simplifier les procédures et à harmoniser des dispositifs déjà existants[4] Les seules dispositions pénales contenues dans ce projet de loi ne sont pas particulièrement tournées vers la lutte antiterroriste mais visent à simplifier les procédures pénales, souvent via … Continue reading. La modification de l’organisation judiciaire se limite donc aux articles 42 bis A à 42 bis C, qui prévoient, au nom de l’efficacité de la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, l’élargissement de la compétence de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Paris d’une part, et la création de ce fameux parquet national antiterroriste (PNAT) d’autre part.
On ne peut que constater que ces dispositifs ne s’inscrivent nullement dans une démarche d’ensemble, ce qui appelle nécessairement à de plus amples commentaires sur la pertinence supposée de ces innovations. En effet, plus qu’une affaire d’affichage politique, il s’agit là d’un enjeu d’efficacité judiciaire dans la lutte contre les comportements criminels les plus dangereux ; la communication et les postures politiques ne peuvent avoir leur place dans une telle réforme.
Or, à la lecture des textes en vigueur et du projet proposé, l’utilité de ce réagencement judiciaire apparaît fortement contestable : si l’organisation actuelle de la structure judiciaire antiterroriste apparaît plutôt satisfaisante (I), elle ne pourra que difficilement tirer bénéfice de la création de ce parquet national spécialisé indépendant (II). A contrario, c’est sans doute dans l’autre dimension de la réforme que réside la seule piste d’amélioration valable, à travers l’élargissement des compétences des JIRS (III), ces institutions ayant largement fait la preuve de leur efficience.
La structure judiciaire actuelle de la lutte antiterroriste : une organisation efficace
La lutte antiterroriste sur le territoire national est, à ce jour, organisée en deux volets : d’une part, l’autorité administrative assure la politique de prévention et de détection des risques, notamment par l’entremise des services de police et de renseignement (SCRT, DGSI, services préfectoraux…) ; d’autre part, l’autorité judiciaire supervise la caractérisation des infractions et la répression ; elle peut s’appuyer dans cet objectif sur des règles de procédure dérogatoires du droit commun. La section « C1 » du parquet de Paris, spécialisée en matière terroriste, peut donc être saisie des faits les plus graves ou les plus complexes par n’importe quel parquet de France métropolitaine ou ultramarine, afin que l’enquête soit confiée à des magistrats spécialisés. Cette organisation présente un double avantage :
- En premier lieu, l’absence de monopole de compétence de la juridiction parisienne en matière terroriste permet aux parquets locaux, en accord avec leur hiérarchie, de conserver leur compétence pour traiter les affaires qu’ils estiment pouvoir suivre efficacement dans leur ressort et avec leurs moyens, sans qu’un dépaysement à Paris n’apparaisse nécessaire. En effet, il s’avérerait contreproductif que l’intégralité des infractions qualifiées de « terroristes » soit renvoyée aux magistrats parisiens, certaines infractions étant d’une gravité et d’une complexité toute relative : on pense ainsi au délit d’apologie du terrorisme qui ne nécessite pas la saisine de services spécialisés pour être ni caractérisé ni réprimé.
- Par ailleurs, et surtout, la compétence nationale du parquet de Paris, et non d’un parquet autonome situé à Paris, a son importance : si la section « C1 » est effectivement spécialisée dans le secteur terroriste, elle se fond dans le ministère public parisien. Ce n’est donc pas elle qui a compétence sur l’ensemble du territoire, mais le parquet de la juridiction tout entier. Une telle organisation permet une souplesse de fonctionnement précieuse, les magistrats affectés à la section « C1 » pouvant puiser dans les réserves de la juridiction pour faire face à un afflux ponctuel de dossiers ou à une difficulté particulière comme l’a démontré l’attentat de Nice en juillet 2016. En outre, ce format permet également de faire un lien parfois utile entre délinquance de droit commun et terrorisme, les magistrats chargés de ces différentes enquêtes appartenant à une même juridiction.
Or, si la réforme envisagée ne prévoit pas de toucher à la compétence des parquets locaux, elle a en revanche pour effet de désorganiser les équilibres du parquet de Paris via l’autonomisation de la section « C1 » en parquet national antiterroriste (PNAT), sur le modèle du parquet national financier (PNF). Pourtant, au-delà d’un simple affichage, c’est bien le risque d’une désorganisation de services efficients qui semble le plus inquiétant : tous les acteurs s’accordent à dire que la section « C1 » du parquet de Paris n’a jusqu’à présent fait preuve d’aucun dysfonctionnement et rempli parfaitement ses missions[5] Ainsi l’Union syndicale de la magistrature déclarait-elle déjà en janvier dernier que « cette section du parquet n’a révélé aucun dysfonctionnement » (in Olivia DUFOUR, … Continue reading). Dès lors, vouloir transposer le modèle du PNF à l’antiterrorisme judiciaire n’est pas pertinent, eu égard aux enjeux et aux spécificités de chacun.
L’hypothèse d’un parquet national antiterroriste : le cousin raté du PNF ?
Si le PNF a démontré un certain nombre d’atouts, ceux-ci ne semblent pas pertinents pour améliorer l’efficacité de l’antiterrorisme judiciaire.
Les indéniables atouts du PNF
Créé par la loi du 6 décembre 2013 relative à « la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière », le parquet national financier (PNF) est venu renforcer de manière considérable les moyens de lutte contre ces infractions souvent extrêmement complexes et pour lesquelles les juridictions classiques puis les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS)[6] Cf. infra initialement chargées de ce contentieux ne disposaient pas de moyens et de compétences suffisants. Siégeant à Paris, spécialisé dans les délits boursiers, les atteintes à la probité et la fraude fiscale, et composé, en 2018[7] https://www.economie.gouv.fr/infographie-parquet-national-financier, d’une quinzaine de magistrats formés sur ces questions, le PNF peut compter, pour mener à bien ses missions, sur des services d’enquête de pointe et des assistants spécialisés.
Mais avant tout, la compétence nationale du PNF sur ces sujets, si elle est là encore concurrente des parquets locaux et des JIRS, permet de faire « remonter » à cette instance les dossiers les plus importants ou les plus sensibles, au profit d’un traitement rapide et intégral.
Comme le rappelle sa cheffe, Eliane Houlette, la saisine du PNF permet tout d’abord de s’assurer d’une « expertise affinée » notamment en matière fiscale, les magistrats qui opèrent au sein de cette instance étant « ultraspécialisés »[8] Eliane HOULETTE, « Le parquet national financier », Revue de droit fiscal n°38, LexisNexis, 22 septembre 2016.. Par ailleurs, les affaires confiées au PNF revêtant très souvent une forte dimension internationale, « le parquet financier a développé un réseau de coopération internationale renforcé qui permet d’obtenir de meilleurs résultats et dans des délais plus courts »[9] Ibid.. Enfin, l’ultraspécialisation du PNF lui permet « d’échapper aux contentieux de masse »[10] Ibid., et ainsi d’approfondir suffisamment les procédures qui lui échoient pour s’assurer d’une mise en état rapide et complète des dossiers.
Ce triple avantage paraît parfaitement calibré au regard de la nature des infractions commises, dont les éléments constitutifs sont souvent immatériels et qui, par conséquent, ne nécessitent pas de constatations physiques ou d’enquête de terrain. A contrario, les dossiers relevant du PNF requièrent souvent des actes d’enquête à l’international et présentent une complexité telle que la haute spécialisation des magistrats et des services chargés de ces affaires s’avère indispensable pour mener à bien les investigations et renvoyer les responsables devant les juridictions pénales. La centralisation de ces affaires ne nuit donc pas, a priori, à la performance des enquêtes et de la répression, bien au contraire, même s’il arrive que des parquets locaux fassent preuve d’une certaine réticence lorsqu’il s’agit de transmettre des dossiers et de se dessaisir[11] Eliane HOULETTE, « Premier bilan du parquet national financier », Revue de droit pénal n°7-8, LexisNexis..
Toutefois, le raisonnement ayant conduit à la création du PNF ne peut être valablement transposé à la problématique antiterroriste.
L’absence de pertinence d’un PNAT
En premier lieu, la création du parquet national antiterroriste viendrait instituer, aux côtés du procureur de Paris et du procureur national financier, un procureur national antiterroriste, sans que ne soit démontrée une quelconque plus-value judiciaire, comme le soulignait la présidente du syndicat majoritaire de la magistrature, l’USM : « s’il fallait créer des parquets nationaux à chaque fois qu’un contentieux est en croissance, il y aurait des parquets pour tout. Et c’est bien le risque, que l’on morcelle le parquet en autant de procureurs nationaux que de contentieux, même si le terrorisme est évidemment très sensible »[12] Olivia DUFOUR « Polémique autour du parquet national anti-terroriste », Gazette du Palais n°02, p.10, 16 janvier 2018, Lextenso.
De surcroît, dépourvue d’autres dispositions notables, la réforme se contente donc d’extraire du parquet de Paris la section « C1 » pour la rendre autonome, au risque d’en perturber le fonctionnement. Dans son avis précité rendu en avril 2018, le Conseil d’Etat pointait d’ailleurs ce péril, affirmant que cette réforme présentait « un risque d’isolement des magistrats affectés à ce parquet avec l’inconvénient de perdre la perception des liens entre la petite délinquance et le terrorisme, en particulier dans les parcours de radicalisation et, d’autre part, une rigidité inutile pour adapter les effectifs de magistrats affectés à la lutte anti-terroriste aux variations de l’activité terroriste ».
Le Gouvernement affirme désormais avoir dépassé cette difficulté en prévoyant une liste additionnelle de magistrats du parquet de Paris dans laquelle le PNAT pourra puiser des ressources supplémentaires en cas de besoins exceptionnels. Toutefois, cette possibilité fait fi du risque de désorganisation des services du ministère public parisien : la décision de transférer ponctuellement au profit du PNAT se réalisera sous la pression de la menace terroriste, indépendamment du parquet de Paris et en ignorant l’état des besoins de la juridiction parisienne. Le dialogue entre les juridictions s’avérera particulièrement biaisé et aucun avantage décisif ne plaide pour cette nouvelle structuration. En outre, « la perception des liens entre la petite délinquance et le terrorisme », et notamment concernant les parcours de radicalisation, ne s’en trouvera pas moins dissipée.
Au-delà de ces considérations, les infractions à caractère terroriste n’ont en aucun cas les mêmes caractéristiques que les infractions économiques et financières relevant du PNF. Ces dernières nécessitent, comme déjà expliqué, des compétences parfois extrêmement pointues justifiant des moyens d’enquête judiciaire et des compétences très spécifiques pour les caractériser et les réprimer efficacement, la délinquance et la criminalité terroristes ne relèvent quant à elle pas du domaine judiciaire mais des missions administratives assurées par les services de renseignement et de police. De même, le PNF affiche clairement sa volonté de mener des enquêtes préliminaires jusqu’au stade du jugement, en repoussant au plus tard possible, lorsque c’est inévitable, l’ouverture d’informations judiciaires : « Au parquet national financier, nous retrouvons notre cœur de métier et conduisons nous-mêmes les enquêtes. Nous travaillons avec les mêmes outils et les mêmes moyens que les juges d’instruction, avec le même code, les mêmes services de police et nous consacrons à l’étude des dossiers le temps nécessaire […] Dès lors notamment qu’il y a nécessité de recourir à des moyens coercitifs que nous ne sommes pas en mesure de mettre en œuvre, une information judiciaire est ouverte. Dans une telle hypothèse, nous savons exactement ce que nous attendons du juge. Nos réquisitions sont développées. Mon souhait, ce serait de pouvoir faire aboutir toutes les enquêtes préliminaires par une saisine du tribunal »[13] Eliane HOULETTE, « Premier bilan du parquet national financier », Revue de droit pénal n°7-8, LexisNexis..
Or, si cette approche de la procédure pénale mériterait d’importants développements, elle apparaît toutefois très largement inapplicable aux affaires antiterroristes : les besoins de recourir à des moyens d’enquête coercitifs y sont trop importants pour se passer de la désignation d’un juge d’instruction, sauf à étendre encore davantage les pouvoirs du parquet dans le cadre d’une future loi antiterroriste, mais cette piste ne semble pas encore à l’ordre du jour, pour le plus grand bonheur des libertés individuelles. A moins, bien sûr, que la création de ce PNAT ne prépare une nouvelle loi élargissant encore davantage les pouvoirs du parquet, auquel cas les plus grandes réserves doivent être formulées : les libertés individuelles et les droits de la défense ont déjà payé trop cher au nom de l’efficacité de la lutte antiterroriste ; ils ne doivent en aucun cas faire l’objet de nouvelles restrictions.
Dès lors, la création d’un PNAT sur le modèle revendiqué du PNF est dépourvue de sens. De même, les infractions de crime contre l’humanité, crimes et délits de guerre, et les infractions relatives à la prolifération d’armes de destruction massive ne justifient pas, à elles seules, la création d’un parquet national distinct du parquet de Paris. Et, plutôt que de créer de toutes pièces ce parquet national antiterroriste, une autre piste de réforme apparaît pertinente : le double élargissement de la compétence des JIRS aux infractions terroristes, et de la compétence de la JIRS de Paris à l’échelle nationale.
L’élargissement de la compétence des JIRS : une opportunité salutaire
Les juridictions interrégionales spécialisées, des outils pertinents pour lutter contre les infractions complexes
Grande innovation de la loi « portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité » du 9 mars 2004, les JIRS, établies par le décret n°2004-984 du 16 septembre 2004, ont fait la preuve de leur efficacité pour lutter contre les formes les plus complexes et les plus structurées de la délinquance organisée.
Au nombre de huit, établies au sein des TGI de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nancy, Paris, Rennes et Fort-de-France, ces JIRS couvrent l’ensemble du territoire national et disposent d’avantages précieux. Eu égard à la complexité des infractions qui leurs sont confiées et à l’étendue des réseaux criminels souvent dotés d’une dimension internationale, la compétence géographique étendue des JIRS constitue également un atout évident pour mener à bien leurs enquêtes.
Elles se composent de magistrats « spécialisés »[14] Cf. articles 704 et 706-75-1 CPP. et entièrement dédiés à ces fonctions, ce qui leur permet d’acquérir progressivement une expertise fort appréciée de ces infractions particulières. Ce gain de productivité permet de limiter considérablement le risque de vices de procédure et, par conséquent, de renvoyer un plus grand nombre d’affaires devant les juridictions de jugement. De plus, la compétence appartient à une juridiction entière et non à des magistrats particuliers, ce qui permet là encore d’éviter tout risque d’annulation d’acte si un magistrat de la juridiction, mais non désigné au sein de la JIRS, prescrit un acte afférent à l’enquête en cours[15] Comme le remarque Anne-Sophie CHAVENT-LECLERE in « Les juridictions interrégionales spécialisées : des compétences originales », AJ Pénal p.106, Dalloz, 2010.
Outre ces moyens humains, les JIRS s’appuient également sur la souplesse de leurs attributions. En effet, elles ne sont « ni des juridictions d’exception, ni des juridictions d’attribution »[16] Ibid.. Elles exercent donc leur compétence en concurrence avec les juridictions classiques, et de façon facultative. C’est donc au parquet, et à lui seul, qu’il appartient de décider s’il y a lieu, ou non, de confier une affaire à une JIRS[17] François CORDIER, « L’autorité compétente pour mettre en œuvre le dessaisissement d’un juge d’instruction en faveur d’un juge d’instruction de la juridiction interrégionale … Continue reading.
De plus, les JIRS peuvent s’appuyer, d’une part, sur des règles procédurales dérogatoires au droit commun, permettant ainsi le recours à des techniques d’enquête beaucoup plus performantes, et d’autre part, sur des services d’enquête spécialisés habitués à travailler sur les infractions qui leur sont soumises. C’est notamment le cas du service de douane judiciaire, ou de l’OCLCO (Office central de lutte contre le crime organisé).
Pour aller plus loin et renforcer ces compétences, le projet de loi actuellement débattu comporte, à l’article 42 bis B, un amendement visant à étendre la compétence de la JIRS de Paris « aux affaires d’une très grande complexité » : « il est prévu de centraliser à Paris certaines affaires de la grande criminalité, d’une complexité et d’une lourdeur exceptionnelles, dépassant souvent l’échelle régionale »[18] Rapport n°1397 de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, p. 380, 9 novembre 2018. Le Gouvernement justifie cette évolution par la volonté de regrouper au sein d’une même juridiction les affaires comportant des ramifications dans le ressort de diverses JIRS, ou ayant des liens internationaux particulièrement importants. Si cette innovation semble cohérente avec les missions des JIRS et le travail qu’elles accomplissent, on peut dès lors s’interroger sur l’opportunité d’étendre la compétence des JIRS aux infractions à caractère terroriste.
La double extension de la compétence des JIRS, une hypothèse pertinente
En effet, plutôt que la création d’un parquet national antiterroriste, à vocation nationale et centralisant l’ensemble des affaires terroristes d’une certaine complexité – induisant les difficultés évoquées -, pourquoi ne pas incorporer au sein de la JIRS de Paris la section C1 du parquet de Parisavec, dans le même temps, l’élargissement de la compétence de cette juridiction interrégionale spécialisée à l’ensemble du territoire pour les affaires « d’une complexité et d’une lourdeur exceptionnelles » ? Cette solution présenterait l’avantage de maintenir la compétence antiterroriste nationale au sein du TGI de Paris et remédierait au risque pointé par le Conseil d’Etat d’une trop grande rigidité dans l’organisation judiciaire et la répartition des compétences. Les magistrats des JIRS, déjà habitués à recourir, dans le cadre de la criminalité organisée, à des techniques d’enquêtes proches de celles utilisées en matière terroriste (perquisitions de nuit, géolocalisation, interception des correspondances…), pourraient constituer le vivier nécessaire pour compléter les effectifs des pôles antiterroristes en cas de besoins exceptionnels.
De plus, contrairement aux méthodes mises en œuvre par le PNF consistant à mener des enquêtes en recourant le moins possible à des magistrats instructeurs, les JIRS sont notamment composées de juges d’instruction aguerris, formés à la direction d’informations complexes et sensibles.
En outre, l’élargissement de compétence préconisé pourrait également bénéficier aux sept autres JIRS pour les affaires d’une complexité moindre établies sur leurs territoires. La centralisation à Paris de l’intégralité des procédures judiciaires à caractère terroriste d’une certaine gravité n’a pas beaucoup de sens, mais semble, à ce jour, relativement inévitable tant les parquets locaux sont dépourvus de départements spécialisés sur ces sujets. Pour autant, est-il vraiment nécessaire d’instruire et juger à Paris des affaires simples ou à la gravité relative au regard des éléments de l’enquête ? On voit mal, en effet, pourquoi le cas de quatre jeunes mulhousiens, dont trois mineurs, arrêtés pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste en 2016 et condamnés en novembre 2018 à des peines allant de 4 à 6 ans de prison n’aurait pas pu être correctement instruit par la JIRS de Nancy puis jugé à la Cour d’assises de cette même ville…
Si la création du PNAT trouve sa source dans la volonté du Gouvernement de rassurer les populations en installant une institution bien visible et bien identifiée chargée exclusivement de lutter contre le terrorisme, l’élargissement de la compétence des JIRS permettrait de poursuivre le même objectif en rapprochant les instances judiciaires chargées de ces questions des populations victimes d’attentats. Ainsi, pourquoi, là encore, instruire et juger à Paris les complices de Mohamed Merah alors que l’intégralité de ses crimes a été perpétrée dans le ressort de la JIRS de Bordeaux ?
En définitive, d’innombrables innovations législatives sont venues renforcer, ces dernières années, les outils judiciaires pour lutter contre les nouvelles formes de criminalité, qu’il s’agisse de criminalité organisée, de délinquance financière ou de terrorisme. Le système judiciaire dispose, sur le plan des institutions comme sur le plan de la procédure, des moyens nécessaires pour lutter efficacement contre le phénomène jihadiste. Des ajustements, à la marge, pourraient éventuellement permettre d’optimiser encore davantage les moyens à la disposition de la justice, notamment en renforçant les compétences des JIRS. Toutefois, il apparaît parfaitement inutile de créer de toutes pièces ce « parquet national antiterroriste » qui ne poursuit aucun autre but que celui d’affirmer haut et fort le fait que cette mandature souhaite, elle aussi, protéger la population du fléau terroriste. A croire que la politique à grands coups de communication n’est pas une méthode propre à « l’Ancien monde » si décrié…
Notes
↑1 | https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000504202&categorieLien=id |
↑2 | http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/reforme_justice_programmation_2018-2022 |
↑3 | http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Avis/Selection-des-avis-faisant-l-objet-d-une-communication-particuliere/Projet-de-loi-organique-relatif-au-renforcement-de-l-organisation-des-juridictions-et-au-procureur-de-la-Republique-antiterroriste |
↑4 | Les seules dispositions pénales contenues dans ce projet de loi ne sont pas particulièrement tournées vers la lutte antiterroriste mais visent à simplifier les procédures pénales, souvent via une harmonisation de dispositifs déjà existants : il en va ainsi des techniques spéciales d’enquête (articles 27 à 29 du projet de loi), des règles applicables à la garde-à-vue (article 31), des règles d’enquête générales (articles 32 et 34), ou encore des conditions et des conséquences de la clôture d’une instruction (article 36). Parfois, les propositions visent cependant à modifier profondément la procédure : l’article 32 bis prévoit, par exemple, la possibilité de recourir à des enregistrements audio ou vidéo plutôt qu’à des procès-verbaux écrits dans le cadre des procédures les plus simples et notamment pour les infractions au code de la route, et des amendements proposent, dans le cadre de l’article 32, de supprimer la présence de l’avocat lors de certains actes d’enquête. Hormis ces adaptations, importantes mais isolées, le projet de loi porte trois innovations pénales présentées comme majeures par le Gouvernement : d’abord, la création, à titre expérimental, d’un tribunal criminel départemental, qui aura vocation à juger des crimes punis d’une peine maximale de 20 ans de réclusion (article 42) ; ensuite, un renforcement du sens de la peine et de son effectivité via l’instauration de peines automatiques et de garanties d’exécution (articles 43 bis et 45 bis A) ; enfin, la création du parquet national antiterroriste, objet de la présente note. |
↑5 | Ainsi l’Union syndicale de la magistrature déclarait-elle déjà en janvier dernier que « cette section du parquet n’a révélé aucun dysfonctionnement » (in Olivia DUFOUR, « Polémique autour du parquet national anti-terroriste », Gazette du Palais n°02, p.10, 16 janvier 2018, Lextenso), mais aussi du co-rapporteur du projet de loi au Sénat, qui affirmait : « nous n’avons entendu personne critiquer le travail mené actuellement par le parquet national antiterroriste rattaché au Tribunal de grande instance de Paris. Tout le monde a plutôt loué le travail accompli depuis de nombreuses années, en considérant que tout cela fonctionnait très bien » (Débat en séance publique du Sénat concernant le projet de loi, déclarations tenues par M. François-Noël BUFFET à propos de l’amendement n°184 du Gouvernement tendant à la création du PNAT |
↑6 | Cf. infra |
↑7 | https://www.economie.gouv.fr/infographie-parquet-national-financier |
↑8 | Eliane HOULETTE, « Le parquet national financier », Revue de droit fiscal n°38, LexisNexis, 22 septembre 2016. |
↑9, ↑10 | Ibid. |
↑11, ↑13 | Eliane HOULETTE, « Premier bilan du parquet national financier », Revue de droit pénal n°7-8, LexisNexis. |
↑12 | Olivia DUFOUR « Polémique autour du parquet national anti-terroriste », Gazette du Palais n°02, p.10, 16 janvier 2018, Lextenso |
↑14 | Cf. articles 704 et 706-75-1 CPP. |
↑15 | Comme le remarque Anne-Sophie CHAVENT-LECLERE in « Les juridictions interrégionales spécialisées : des compétences originales », AJ Pénal p.106, Dalloz, 2010 |
↑16 | Ibid. |
↑17 | François CORDIER, « L’autorité compétente pour mettre en œuvre le dessaisissement d’un juge d’instruction en faveur d’un juge d’instruction de la juridiction interrégionale spécialisée », RSC 2016, p.362. |
↑18 | Rapport n°1397 de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, p. 380, 9 novembre 2018 |