CETA et environnement : les Européens perdants. Vers des partenariats de développement durable pour l’UE ? [Note #40]
Alors que les élections européennes se tiendront dans quelques semaines, il est un sujet absent des débats malgré son caractère déterminant : le CETA, ou Comprehensive Trade Agreement, l’accord commercial entre l’Union européenne et le Canada qui devrait être ratifié au plus tard au premier semestre 2019. Avec le TAFTA[1] Tafta transatlantic free trade area, ou traité de libre-échange transatlantique., dont les négociations ont été interrompues sous le quinquennat précédent, le CETA fait partie des accords dits de « nouvelle génération », visant la diminution des différences de réglementations et l’harmonisation des méthodes de certification et d’évaluation de conformité.
Ce traité est entré en vigueur de manière partielle en septembre 2017, avant l’aval des Parlements nationaux qui doivent désormais se prononcer sur celui-ci en tant qu’accord « mixte », c’est-à-dire conclu à la fois par l’Union européenne (UE) et par les Etats-membres. Or, un rejet par le Parlement italien – exhorté l’été dernier par Matteo Salvini à agir ainsi – ou tout autre Parlement national remettrait en question l’application de l’accord.
Au-delà de l’issue de cet accord précis – qui n’est pas de nature à lui seul à déstabiliser les marchés européens, même si le secteur de l’élevage en pâtirait – le débat autour du CETA pose la question, plus large, de la logique qui sous-tend les accords de libre-échange conclus par l’UE. En effet, ces accords rendent plus difficile l’atteinte des objectifs de lutte contre le réchauffement climatique, de protection de l’environnement et de la santé, ainsi que de transition vers une agriculture agro-écologique, alors même que les Etats-membres s’investissent plus résolument dans cette voie, comme en témoignent les engagements climatiques pris par l’UE dans le cadre de l’accord de Paris.
La question du respect des préférences collectives européennes en matière environnementale et de santé publique se pose avec d’autant plus d’acuité que les gains économiques des accords en cours de négociation semblent faibles et incertains (1) et qu’un besoin urgent de transparence des négociations se fait jour (2). De fait, le débat autour du CETA pourrait donner l’occasion de refonder la politique commerciale européenne autour de la nouvelle notion de « partenariat de développement durable » (3).
Une question du respect des préférences collectives européennes d’autant plus aiguë que les gains économiques potentiels semblent faibles et incertains
Des bénéfices économiques relativement faibles
Le bénéfice induit par le CETA en termes de croissance pour l’Union européenne est évalué entre 0,02% et 0,08% du PIB européen à terme, selon le rapport d’impact de la Commission européenne[2] Voir Le Monde, « Ce que va changer le CETA dans la vie des européens », 20 septembre 2017.. Mais, l’une des seules études alternatives, menée conjointement par les économistes Pierre Kohler et Servaas Storm, avance que l’impact sur la croissance serait même négatif avec jusqu’à -0,96% de perte pour le Canada et -0,49% pour l’UE d’ici à 2023 (-0,65% pour la France du fait de la mise en concurrence accélérée des entreprises).
Certes, le CETA marque un progrès en matière de reconnaissance des indications géographiques protégées (IGP) qui empêchent la copie au Canada de certains produits européens (vins et fromages par exemple). Ainsi, 175 IGP en Europe et 42 en France sont-elles concernées, parmi les plus gros potentiels d’exportation, élément à porter au crédit du quinquennat précédent : la France a été en pointe dans l’exigence de ces contreparties de la part du Canada. Il est d’ailleurs prévu que la liste des IGP puisse être mise à jour en cas d’identification de possibilité de copie : il conviendra donc de veiller à ce que celles-ci puissent être identifiées.
Mais le secteur de l’élevage risque d’être particulièrement touché par le CETA, et avec lui certaines régions comme la Bretagne ou la région Auvergne Rhône-Alpes. Car le CETA ouvre la possibilité d’une multiplication par 8 de la quantité de bœuf et par 6 la quantité de porc importée du Canada. Certes, la Commission européenne rappelle que le nouveau quota d’importation au bénéfice du Canada ne représente que 0,6% du marché de la viande bovine européenne. Toutefois, la viande envoyée du Canada correspond aux morceaux les plus rémunérateurs et les plus consommés en Europe, à savoir la partie noble du bœuf (l’aloyau par exemple), comme le confirment plusieurs hauts fonctionnaires qui ont eu à connaître de cet accord. De fait, pour Interveb, la filière interprofessionnelle du bétail et des viandes, en considérant seulement ce type de viande, le nouveau quota représenterait plus de 15% de la consommation européenne de viande[3] Voir notamment Les Echos, « CETA : mythes et réalités autour d’un accord souvent mal compris », 14 février 2017..
En outre, au-delà de l’impact économique de l’accord, les enjeux principaux relèvent de la santé publique et de la protection de l’environnement.
Un impact non-négligeable sur l’environnement
Au mois de juillet 2017, le Premier ministre Edouard Philippe a commandé un rapport sur « l’évaluation de l’impact de l’entrée en vigueur du CETA » auprès d’un comité indépendant constitué d’universitaires et d’experts.
Présidé par Katheline Schubert, professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l’économie de l’environnement, ce comité a rendu le 8 septembre dernier un rapport fondé notamment sur l’audition de plus d’une quarantaine de spécialistes. Le document identifie de nombreux points critiques : le CETA, « ne serait pas conforme à l’objectif d’assurer des niveaux élevés de protection de l’environnement et de santé » et n’entrerait pas « en cohérence avec les accords de Paris pour le climat ».
Par nature, un accord commercial a vocation à développer les échanges marchands. Or, dans le cas d’un traité entre le Canada et l’Union européenne, ce sont les voies maritimes et aériennes qui seront empruntées. Les émissions des gaz à effet de serre liées au transport maritime, secteur « très en retard par rapport aux autres modes de transport dans l’action entreprise pour réduire les émissions de carbone » d’après le rapport d’experts précité, risquent d’augmenter très fortement.
D’ailleurs, un an et demi après l’entrée en vigueur partielle de l’accord, la hausse du transport maritime et des émissions de gaz à effet de serre associées se confirme. Le transporteur Maersk a par exemple ouvert une nouvelle ligne et tablait sur une croissance de 7 % du trafic maritime en destination du Canada en 2018.
Au plan national, dans le cadre du respect de l’Accord de Paris, les experts proposent « une baisse des émissions nationales dans d’autres secteurs ». Le Premier ministre canadien a par exemple fait un geste en ce sens au lendemain de la ratification de l’Accord en fixant un prix du carbone à 10 dollars canadiens (CAD) la tonne pour l’année 2018 (environ 6,6 euros), avec une augmentation progressive pour atteindre 50 CAD la tonne en 2022 (environ 33,1 euros)[4] Le gouvernement fédéral canadien a toutefois laissé à ses provinces jusqu’en 2019 pour s’y conformer.. Néanmoins, aucune mesure de ce type n’a été annoncée pour l’UE à ce stade.
Des différences de règlementation entre l’UE et le Canada qui font redouter une moindre protection de la santé
Les divergences de règlementation entre l’UE d’un côté, et les pays du continent américain de l’autre, posent avec acuité la question de la capacité à assurer le respect des normes européennes, qui s’appliquent aussi sur les produits importés.
Deux points d’attention sont identifiés concernant le CETA : la filière bovine et le domaine des biotechnologies, certaines techniques de génie génétique utilisées au Canada pouvant entrer dans le champ couvert par la règlementation OGM en Europe.
Concernant la filière bovine, afin de garantir le respect des règles européennes en matière sanitaire, le CETA crée au Canada une filière bovine spécifique, garantie sans hormones et destinée à l’exportation vers l’Union européenne. Cependant, aucune disposition du CETA n’apporte de garantie sur l’utilisation des médicaments vétérinaires en élevage (notamment des antibiotiques) ou le bien-être des animaux. Cela signifie qu’en cas de contrôle défaillant, des produits développés selon des procédés déclarés illégaux pour des raisons de santé publique dans l’Union européenne pourraient néanmoins entrer sur son sol. A cet égard, un tableau de suivi de la mise en œuvre du CETA, publié sur le site de la direction générale du Trésor, indique qu’un nouvel audit sanitaire au Canada par l’UE « pourrait avoir lieu en 2019 », le dernier datant de 2016.
En outre, alors que la politique agricole française et la politique agricole commune (PAC) évoluent progressivement vers une meilleure prise en compte des impacts sur l’environnement (pollution de l’air et de l’eau, qualité des sols et de la biodiversité, gaz à effet de serre et consommations d’énergie), les exigences environnementales au Canada demeurent bien moindres que dans l’Union européenne.
Proposition 1 : ne pas ratifier le CETA. Les faibles gains économiques potentiels ne justifient pas l’acceptation de moindres standards sanitaires et la hausse non-compensée des émissions de gaz à effet de serre.
Un besoin urgent de transparence des négociations, notamment pour assurer le respect des objectifs des accords de Paris
Les négociations des traités de libre-échange européens se déroulent dans l’opacité[5] Sur ce point, se référer à la contribution de Nilsa Rojas-Hutinel et Aurélien Laurent, « Faire une place à l’Union européenne dans la réforme constitutionnelle : 5 propositions pour … Continue reading, ce qui contribue à alimenter la méfiance citoyenne à l’égard de ces accords. A l’heure du « grand débat », c’est notamment sur ce thème que des débats publics devraient être organisés, afin que nos concitoyens soient mieux informés des enjeux et puissent interpeller leurs représentants au Parlement sur ce sujet.
Le 8 novembre 2016, le Gouvernement avait rendu public un rapport sur la stratégie du commerce extérieur de la France et la politique commerciale européenne. Celui-ci comportait un certain nombre de propositions pour rendre la politique commerciale plus conforme aux préférences collectives et aux intérêts européens, pour assurer la transparence des négociations et pour contribuer ainsi à diminuer la défiance des populations vis-à-vis d’une politique de plus en plus contestée par la société civile. La France pourrait s’engager au niveau européen afin d’obtenir la mise en place d’un dispositif d’open data permettant l’accès libre à des informations concernant la négociation : institutions impliquées, contenu de la négociation et du mandat.
Un plan d’action du Gouvernement pour la mise en œuvre du CETA, publié en octobre 2017, promettait « une exigence renforcée sur les enjeux environnementaux et sanitaires » ainsi qu’une « ambition nouvelle de la politique commerciale européenne », notamment en matière de transparence. Pourtant, concernant les accords en cours de négociation comme celui avec le Mexique ou avec le Mercosur, les mandats et le contenu des accords restent secrets.
Pis, les fuites révélées par des organisations tierces mettent en lumière le fait que, si l’accord de Paris est désormais cité, l’accord commercial n’est pas soumis à d’autres conditions que la simple ratification de l’accord de Paris. Les chapitres « développement durable », dans lesquels le sujet est mentionné, ne sont toujours pas contraignants. Au niveau européen, si la commissaire au commerce Cécilia Malmström annonçait en février qu’il n’y aurait plus d’accords commerciaux signés avec les Etats ne respectant pas les accords de Paris, en juillet 2018, Jean-Claude Juncker en visite aux États-Unis a évoqué un potentiel futur… accord commercial.
Proposition 2 : établir un dispositif d’open data des négociations permettant la mise en ligne en accès libre du maximum d’informations concernant la négociation (institutions impliquées, contenu de la négociation et du mandat)
Refonder la politique commerciale européenne : vers des partenariats de développement durable plutôt que des « accords commerciaux »
Au vu de l’impératif climatique et environnemental et de la difficulté à obtenir des études indépendantes concernant l’impact des accords commerciaux, la logique actuelle doit être renversée : il s’agit d’ériger le développement durable (et non la libéralisation des échanges comme c’est le cas aujourd’hui d’après l’article 206 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) comme principe cardinal des accords de partenariat économique de l’UE, voire d’une OMC appelée à se réformer.
Plutôt que de poursuivre la conclusion d’accords commerciaux, auxquels il faut ensuite apporter des garde-fous pour tenter de limiter leur impact néfaste – lesquels garde-fous arrivent souvent a posteriori – il s’agit aujourd’hui de garantir en premier lieu un engagement commun en faveur de la planète, puis d’examiner quels types d’échanges sont compatibles avec cet impératif.
Les accords conclus pourraient comporter un volet « échanges » mais intègreraient aussi un volet coopération technologique, investissements communs, transferts de technologies. Un accord cadre posant le primat du développement durable serait conclu, les autres accords dépendant du premier.
A l’initiative de la France, ce principe pourrait être inscrit dans un texte cadre sur la politique commerciale européenne et ensuite repris dans les conclusions d’un conseil européen à venir. Cette ambition serait parfaitement compatible avec le texte instituant l’OMC, qui érige le commerce en moyen devant « être orienté vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein-emploi […] et l’accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue […] de protéger et préserver l’environnement ».
Une telle réforme impliquerait :
- d’intégrer dans le texte de tout nouveau traité le coût carbone des échanges, notamment du transport, par exemple en contraignant le pays exportateur à compenser l’impact carbone par une baisse des émissions domestiques ;
- d’inciter aux échanges vertueux par des exigences mutuelles en termes de tarification carbone ;
- de ne pas négocier avec les pays dont l’engagement à respecter les accords de Paris n’est pas établi (Etats-Unis notamment) ;
- de manière plus générale, de réfléchir à l’intégration dans les prix des biens de l’impact social et environnemental de ceux-ci.
Proposition 3 : profiter du débat autour du CETA pour engager la refondation de la politique commerciale européenne. Les accords conclus comporteraient un volet « échanges » mais intégreraient aussi un volet coopération technologique, investissements communs, transferts de technologies. Un accord cadre posant le primat du développement durable serait conclu, les autres accords dépendant du premier.
Il s’avère aujourd’hui impératif de définir une doctrine progressiste en matière d’échanges qui suppose la promotion d’échanges internationaux durables, protecteurs en matière sociale et ne remettant pas en cause ces préférences collectives pour un gain économique négligeable.
Les accords dits de « nouvelle génération » doivent octroyer un primat aux attentes sociétales en matière d’environnement, de santé et de bien-être animal, dont l’agriculture paysanne doit constituer un pilier.
Une réflexion sur les biens devant être échangés et ceux pouvant être produits localement devra aussi émerger afin d’entrer en cohérence avec les ambitions de développement d’une agriculture locale, raisonnée, protectrice de la santé humaine et animale et qui permette une juste rémunération des producteurs plutôt qu’une mise en concurrence qui s’assimile parfois à du dumping social et environnemental.
Notes
↑1 | Tafta transatlantic free trade area, ou traité de libre-échange transatlantique. |
↑2 | Voir Le Monde, « Ce que va changer le CETA dans la vie des européens », 20 septembre 2017. |
↑3 | Voir notamment Les Echos, « CETA : mythes et réalités autour d’un accord souvent mal compris », 14 février 2017. |
↑4 | Le gouvernement fédéral canadien a toutefois laissé à ses provinces jusqu’en 2019 pour s’y conformer. |
↑5 | Sur ce point, se référer à la contribution de Nilsa Rojas-Hutinel et Aurélien Laurent, « Faire une place à l’Union européenne dans la réforme constitutionnelle : 5 propositions pour le nécessaire renouveau de la contribution citoyenne », L’Hétairie, note n°16, 14 mai 2018. |