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Le groupe de Visegrád et la construction européenne : retour sur un malentendu [Note #67]

Chef du pôle Europe/International de L’Hétairie Secrétaire fédéral aux enjeux européens et internationaux PS Seine-Maritime.

Pour les pays d’Europe centrale – à l’époque dirigés par des partis communistes affiliés à Moscou sans toutefois appartenir à l’URSS -, la fin des années 1980 correspond à une période de profonds bouleversements politiques et sociaux. En effet, de nouveaux régimes virent le jour, issus des mouvements dissidents et civiques : on citera celui appelé « Charte 77 »[1] Mouvement de dissidence sous forme de pétition pris à l’initiative d’intellectuels (le plus célèbre étant certainement Václav Havel) contre la normalisation du régime et pour les droits … Continue reading en Tchécoslovaquie ou, dans ce même pays, la Révolution de Velours menée notamment par Václav Havel pour mettre fin au régime de Gustav Husak, ou encore la révolution polonaise conduite sous l’impulsion du puissant syndicat Solidarnosc de Lech Walesa et consacrée à abattre la dictature militaire de Wojciech Jaruzelski.

       Dès lors que la transition politique et démocratique fut engagée, ces trois pays décidèrent de se placer dans le camp occidental, non seulement pour marquer une rupture totale avec l’URSS, mais également pour profiter des perspectives d’un développement économique rapide destiné à combler leur retard et à les intégrer pleinement dans un espace commun de libre-échange. Dans cette perspective, ils se portèrent candidats en vue d’une adhésion à l’OTAN ainsi qu’à l’Union européenne (UE). Ils souhaitaient de la sorte s’assurer un soutien et une protection contre de futures velléités expansionnistes ou dominatrices de la part de la voisine Fédération de Russie. Cette dernière, du fait de sa taille, de sa puissance et du poids de l’histoire, faisait peser une menace permanente – tantôt exagérée, tantôt réelle – sur des pays aux dimensions modestes et aux capacités économiques, et surtout militaires, bien limitées.

            Dès l’effondrement de l’URSS, ces pays constituèrent un groupe informel nommé le « Groupe de Visegrád » (du nom de la ville hongrois[2]Ville située à l’est d’Esztergom, non loin de la frontière slovaque.qui accueillit sa fondation) ou « V4 » après la séparation de la République tchèque et de la Slovaquie. Plateforme de travail commune, le groupe leur permit d’unir leurs potentiels en vue d’atteindre conjointement, d’une part les critères d’adhésion à l’OTAN et, d’autre part, les critères de convergence économique et démocratique pour pouvoir présenter leur candidature puis adhérer à l’UE. Par ce biais, ils parvinrent dès 1999 à intégrer la première[3]A l’exception de la Slovaquie, jusqu’en 2004.et, en 2004, ils firent  leur  entrée  dans  la  seconde aux côtés de 6 autres pays européens, étape qui constitua l’élargissement le plus important connu par l’organisation depuis la fondation de l’UE.

De bons élèves européens…

            Au sein du groupe, seule la Slovaquie a fait le choix d’une intégration plus poussée en adoptant la monnaie unique en 2009 afin d’assurer une sécurité économique et monétaire par le biais de l’appartenance à ce « grand club ». La Pologne, la Hongrie et la Tchéquie ont, quant à elles, conservé leurs monnaies nationales respectives[4]Au début des années 2010, la République tchèque envisageait un passage à l’euro à l’horizon 2020, sans que celui-ci ne se concrétise depuis.pour un motif de souveraineté (possibilité pour leurs banques centrales nationales d’agir sur le cours des valeurs sans céder ces prérogatives à la Banque Centrale Européenne, BCE). D’ailleurs, les Slovaques maintiennent leur confiance en la monnaie unique à plus de 70% mais, de manière éminemment paradoxale : les plus de 61 ans s’avèrent d’ardents défenseurs de celle-ci, à l’inverse des moins de 29 ans qui figurent parmi les plus sceptiques.

            Dans une perspective strictement économique et budgétaire, ces quatre pays font aujourd’hui figure de bons élèves en matière de suivi des recommandations de la Commission européenne dans le cadre du dispositif appelé « semestre européen » (série de recommandations annuelles élaborée par la Commission et adaptée à chaque pays ; elle énumère les mesures à prendre afin de renforcer la convergence des économies et des budgets des pays membres ; le dispositif vise à prévenir les dérapages éventuels d’un pays, prélude d’une crise majeure puisque si les budgets sont séparées, les économies sont liées, comme le cas de la Grèce l’a illustré il y a quelques années).

            A ce titre, alors que deux Gouvernements (Pologne et Hongrie) sont dirigés par des partis eurosceptiques qui déploient un grand renfort de symboles et de prises de positions officielles, et que la République tchèque s’avère plus difficile à cerner sur ce point, ces pays continuent d’appliquer avec rigueur les recommandations en matière de politique économique :

  • Les Gouvernements polonais successifs, conservateurs et eurosceptiques[5] Soit depuis 2015 avec le retour au pouvoir du parti de droite traditionnaliste PiS (Prawo i Sprawiedliwość, Droit et Justice). Il est régulièrement évoqué dans la presse européenne pour ses … Continue reading, suivent en effet avec un certain zèle les recommandations des institutions européennes. Ils poursuivent leur convergence avec les pays d’Europe occidentale, servis par une croissance importante (4,8 % en 2017). Par ailleurs, une politique budgétaire rigoureuse leur a permis de ramener le déficit public à 2,2% du PIB en 2016 pour arriver à un déficit estimé à 0,9% pour 2019. En parallèle, la dette publique se réduit également, passant de 54,2% du PIB fin 2016, à 47,4% selon une estimation pour l’année 2020[6] Direction Générale du Trésor, Service Economique Régional de l’Ambassade de France à Varsovie, Situation économique et financière de la Pologne au premier semestre 2018, 7 décembre 2018..
  • Il en est de même pour la Hongrie qui, en 2017 et 2018, a vu son déficit public s’établir à 2% du PIB, pour une croissance de 4,1% en 2017 et de 4,8% en 2018[7] Direction Générale du Trésor, Service Economique de l’Ambassade de France à Budapest, Situation économique de la Hongrie, 25 février 2019..
  • La Slovaquie s’inscrit dans une trajectoire sensiblement comparable avec un déficit public à 0,83% du PIB, une dette publique qui devrait repasser sous le seuil des 50% et une croissance solide s’établissant aux alentours de 4% pour l’année 2018[8] Direction Générale du Trésor, Service Economique de l’Ambassade de France à Bratislava, Indicateurs et conjoncture, 31 mai 2018..

… en même temps que des eurosceptiques paradoxaux

            Les sondages publiés concernant l’adhésion des populations de ces pays au projet européen suivent, en revanche, une trajectoire inverse. En effet, en 2016, lors du référendum sur le Brexit, le PEW Research Center signalait que la courbe des opinions favorables repartait à la baisse. Ainsi, les opinions favorables des Polonais sur l’Union européenne se sont-elles établies à 72%, contre 83% en 2004. De même, 38% des Polonais sont défavorables à une intégration plus poussée de l’Union européenne avec de nouveaux transferts de compétences, contre seulement 9% favorables ; en Hongrie, on compte 40% d’opinions défavorables et 17% de favorables.

            Car ces Gouvernements procèdent à une glorification du passé national, du particularisme culturel, de l’attachement aux traditions ancestrales. À ce titre, l’Union européenne, organe supranational producteur de normes généralisées, est perçue/présentée comme une menace à l’expression de valeurs traditionnelles face à une vision d’affirmation de valeurs universelles. En outre, le respect de l’État de droit, la démocratie affirmée comme l’une des valeurs fondamentales de l’Union, ne constituent pas, à leurs yeux, des absolus. Car le poids du passé représente encore un sujet douloureux, dont les plaies n’ont pas cicatrisé. Ces États n’ont accédé que très récemment à une indépendance nationale, au terme de processus compliqués, parfois dans la douleur (citons le Traité de Trianon en 1920 qui amputa la Hongrie d’une grande partie de ses possessions territoriales du temps de l’empire austro-hongrois). Après la Seconde Guerre Mondiale, ils sont tombés dans l’orbite communiste et ont formé le glacis de l’URSS à l’égard du bloc de l’Ouest. Pour ces raisons, le sentiment national s’avère peut-être le plus fort d’Europe ; il se distille dans toutes les composantes du paysage politique et s’associe à une place prépondérante de la religion (hormis en République tchèque).

            En effet, ce sentiment n’est pas l’apanage de la droite, comme c’est majoritairement le cas en Europe occidentale ; il se retrouve tout autant dans les discours des partis de gauche, socialistes et communistes (cf. KSCM – Le Parti Communiste Tchéco-Morave !, le seul Parti Communiste encore significatif au sein des quatre pays d’Europe médiane). Malgré cela, les dirigeants de ces partis de gauche sont pro-européens, ils ont œuvré en faveur de la construction européenne et d’une intégration renforcée par le biais des institutions aux compétences élargies, y compris lorsqu’une partie de leur base pouvait émettre quelques réserves.

            Or, pour fonctionner efficacement, l’Union européenne et ses institutions doivent garantir une égalité de traitement aux pays membres et dépolitiser la question nationale, en ne s’immisçant pas dans les affaires culturelles internes, sous peine d’accroître plus encore la défiance des peuples envers une structure appelée, dans un futur proche, à croître en compétences pour tendre vers une plus grande cohérence et efficacité. Cette marche doit toujours s’accomplir dans le respect des particularismes nationaux de chacun et de leurs singularités culturelles. Ce qui, précisons-le, n’est en rien incompatible avec les grands combats sociétaux que porte la gauche européenne (émancipation et droits des femmes, égalité des genres, égalité des droits pour les personnes LGBT+, etc.).

            Enfin, en lien étroit avec cette question de l’attachement à la construction européenne, la crise des réfugiés extra-européens déchaîne les passions et met au grand jour une fracture nette entre l’Europe occidentale et l’Europe médiane ainsi qu’orientale. Le choix des pays du V4, en 2015-2016, de refuser la politique des quotas que la Commission européenne souhaitait imposer à l’intégralité des pays membres est à ce titre révélateur des incompréhensions mutuelles générées. Une partie des pays de l’UE a favorablement considéré ce dispositif de répartition destiné à soulager la pression sur les pays primo-arrivants, tandis qu’une autre y a vu au contraire l’imposition d’une forme de multiculturalisme étranger à leurs cultures nationales respectives dans la mesure où l’Europe centrale a, au cours de son histoire, entretenu peu de contacts avec des peuples extra-européens et n’a pas mené de conquêtes coloniales.

            En réponse, le Parti Social-Démocrate tchèque, par exemple, propose la mise en place d’un système de mesures préventives destiné à stopper les migrations illégales par une assistance humanitaire et une politique de développement aux pays d’Afrique et d’Asie tout en rejetant le principe de quotas obligatoires. En parallèle néanmoins, la République tchèque a ratifié le Pacte de Marrakech en faveur de l’accueil des réfugiés, le 10 décembre dernier, sous la pression des ministres sociaux-démocrates tchèques présents au sein de l’actuel Gouvernement de coalition.

            Les sociaux-démocrates slovaques adoptent une logique similaire. Bien qu’ayant remporté les élections législatives de 2012 avec un programme résolument pro-européen et incontestablement de gauche (citons notamment le refus d’une politique d’austérité face à la crise financière de 2008, les mesures en faveur des étudiants et des retraités ou encore la réduction de la TVA sur des produits nécessaires), Robert Fico (ancien Premier ministre slovaque, et actuel président du SMER-SD, le Parti Social-Démocrate Slovaque) a réitéré son rejet de la politique des quotas d’accueil des migrants qu’il assimile au « Diktat de Bruxelles » et réaffirmé l’impératif d’avancer sur des positions communes avec la République tchèque afin de faire peser davantage le point de vue de leurs pays respectifs.

            Alors qu’un fossé semble se creuser sur de nombreux sujets, dans l’esprit des sociaux-démocrates et socialistes européens, entre les Européens de l’Ouest et ceux du Centre et de l’Orient, peut-être devrions-nous, au sein du PSE (Parti Socialiste Européen, structure fédérative et « supranationale » des partis socialistes et sociaux-démocrates de l’Union européenne) ne pas tenir de jugements de valeur  parfois brutaux et rédhibitoires à l’égard des conceptions divergentes de nos camarades et alliés des grandes luttes historiques à l’aune de notre vision politique nationale. Au contraire, nous devrions faire preuve de tolérance, comprendre leur histoire, la respecter. On peut ici penser à ce beau principe d’autonomie culturelle que les théoriciens de l’austro-marxisme tels que Karl Renner et Otto Bauer[9]O. BAUER, La Question des Nationalités et la Social-Démocratie, Wien, Kessinger Pub Co., 1907.développèrent à la fin du siècle dernier et qui, en ces débuts de 2020, paraît plus que jamais d’actualité pour continuer à faire progresser l’UE tout en respectant les particularismes des nombreux peuples qui la composent.

            A l’instar du rôle de pont entre l’Est et l’Ouest que souhaitait s’assigner la Tchécoslovaquie au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, nous devons reconstruire des ponts entre les partis membres du PSE pour avancer ensemble sur le chemin de l’intégration européenne, dans le respect des individus et des peuples.

Notes

1 Mouvement de dissidence sous forme de pétition pris à l’initiative d’intellectuels (le plus célèbre étant certainement Václav Havel) contre la normalisation du régime et pour les droits civiques. 77 renvoie à l’année de lancement (1977).
2 Ville située à l’est d’Esztergom, non loin de la frontière slovaque.
3 A l’exception de la Slovaquie, jusqu’en 2004.
4 Au début des années 2010, la République tchèque envisageait un passage à l’euro à l’horizon 2020, sans que celui-ci ne se concrétise depuis.
5 Soit depuis 2015 avec le retour au pouvoir du parti de droite traditionnaliste PiS (Prawo i Sprawiedliwość, Droit et Justice). Il est régulièrement évoqué dans la presse européenne pour ses atteintes à l’indépendance de la justice et à la liberté de la presse, pour sa politique dure à l’égard des droits des femmes, notamment avec une tentative de restreindre drastiquement les conditions de l’avortement.
6 Direction Générale du Trésor, Service Economique Régional de l’Ambassade de France à Varsovie, Situation économique et financière de la Pologne au premier semestre 2018, 7 décembre 2018.
7 Direction Générale du Trésor, Service Economique de l’Ambassade de France à Budapest, Situation économique de la Hongrie, 25 février 2019.
8 Direction Générale du Trésor, Service Economique de l’Ambassade de France à Bratislava, Indicateurs et conjoncture, 31 mai 2018.
9 O. BAUER, La Question des Nationalités et la Social-Démocratie, Wien, Kessinger Pub Co., 1907.