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Tensions à l’Est : Kiev sera-t-elle le Sarajevo de notre siècle ? [Tribune #49]

Chef du pôle Europe/International de L’Hétairie Secrétaire fédéral aux enjeux européens et internationaux PS Seine-Maritime.

Le 1er décembre dernier, à l’issue d’une réunion de l’OTAN se tenant à Riga, Anthony Blinken, Secrétaire d’Etat américain, a adopté un ton menaçant à l’égard de la Fédération de Russie, en rupture avec les usages diplomatiques. En effet, le puissant chef du Département d’Etat américain a indiqué disposer de preuves solides sur l’imminence d’une manœuvre d’agression à grande échelle de l’Ukraine par la Russie.

De fait, depuis plusieurs semaines, les preuves d’une accumulation de troupes russes à la frontière ukrainienne s’étaient multipliées. Les estimations faisaient état de près de 100 000 soldats selon le chef du service de renseignement militaire ukrainien, Kyrylo Boudanov. Des données corroborées par les renseignements américains qui estimaient probable une agression militaire entre la fin janvier et le mois de février 2022.

Après plusieurs semaines d’une tension maximale entre la Fédération de Russie, les Etats-Unis, l’Union européenne et l’Ukraine, ponctuées de prises de parole publiques belliqueuses et de livraisons d’armes à destination des autorités de Kiev en prévision d’un conflit de haute intensité, il semble que le spectre du conflit se rapproche. Un indicateur particulièrement parlant étant l’évacuation des diplomates américains et britanniques de leurs ambassades de Kiev depuis lundi.  D’autant qu’à la différence du printemps 2021, les Russes ne quittent pas la frontière ukrainienne et les unités ainsi que matériels mobilisés appartiennent à des régiments qui balaieraient sans grandes difficultés les forces armées ukrainiennes en cas d’engagement direct. En outre, depuis 24 heures, la Russie a entamé des manœuvres interarmées.

Combien de temps encore cette situation de tensions et de menace d’un conflit de haute intensité aux frontières immédiates de l’Union européenne va-t-elle pouvoir durer ? Quelles solutions mobiliser afin d’éviter un conflit armé tout en offrant des garanties de sécurité pérennes à la souveraineté de l’Ukraine et, plus largement, de l’Union européenne ?

  1. Retour sur une crise quasi permanente depuis 2014.

Début 2014, des manifestations hostiles au pouvoir du pro-russe Viktor Ianoukovytch prennent une dimension insurrectionnelle, notamment à Kiev aux abords de la place Maïdan [1]Cette place emblématique donna son nom à la Révolution pro-européenne de 2014. Celle-ci est nommée Révolution de Maïdan ou Euromaïdan.. Après sa destitution par une large majorité des parlementaires de la Rada, des lois votées (notamment sur le statut des langues minoritaires en Ukraine orientale et en Crimée) mettent le feu aux poudres. Des territoires orientaux (essentiellement la Région du Donbass) entrent en sécession du pouvoir central avec le soutien de Moscou. La Fédération de Russie va rapidement entrer en jeu en appuyant militairement les régions en conflit. Face au poids militaire induit par ce soutien majeur, le rapport de force va s’en trouver déséquilibré et l’armée légitime ukrainienne est contrainte de refluer. Un front va alors se geler autour des régions dites séparatistes, désormais dans l’orbite moscovite. En parallèle, le 20 février 2014, la Crimée est annexée à la Fédération de Russie à l’issue d’un référendum dont la communauté internationale n’a pas reconnu la légitimité.

Face à un conflit à l’ampleur inquiétante aux portes de l’Union européenne, la France, l’Allemagne et la Pologne mettent en place une médiation. Les Etats-Unis entrent également dans le jeu ainsi que la Russie. Les négociations diplomatiques débouchent sur le protocole de Minsk, signé le 5 septembre 2014, suivi des Accords de Minsk II signés le 12 février 2015.

Bien que ces Accords prévoient la sortie progressive de cette crise autour d’objectifs communément partagés, force est de reconnaître sa caducité. Sept ans après leur signature, la situation dans le Donbass demeure inchangée et instable. Il est vrai que le nombre de victimes du conflit a considérablement baissé (13 500 morts décomptés, dont les 2/3 avant la signature des Accords soit entre février 2014 et février 2015). Les combats s’enlisent dans une crise dont l’issue semble gelée, à l’instar de ces conflits qui perdurent des décennies durant et dont on finit par penser qu’ils font partie du paysage d’une région.

Or, en avril dernier, la Fédération de Russie mobilise à grande échelle une partie de ses forces militaires tout le long de sa frontière avec l’Ukraine ainsi que dans la Péninsule de Crimée. Officiellement le Kremlin indique qu’il s’agit ici de manœuvres militaires dans le cadre d’un exercice. Cependant un tel déploiement ne laisse guère de doutes aux observateurs qui décèlent des actes d’intimidation pour faire monter la pression sur le gouvernement ukrainien et ses alliés américains et européens, voire la préparation d’un nouveau conflit de haute intensité dont la cible serait le gouvernement de Kiev.

En parallèle, les services de renseignement Tchèques (BIS) rendent un rapport dans lequel ils pointent clairement, preuves à l’appui, le rôle d’un commando clandestin dans l’explosion d’un dépôt de munitions à Vrbětice en 2014. Le pays ordonne en réponse le renvoi de 63 diplomates russes de son territoire. Ces mesures de rétorsion diplomatiques furent suivies du renvoi de diplomates russes par la Slovaquie et les pays baltes en solidarité avec la Tchéquie.

Une situation tendue qui n’est pas sans rappeler de nombreuses similitudes avec le contexte actuel qui semble marquer un acte III des tensions entre la Fédération de Russie, l’Ukraine et les puissances occidentales.

  1. La « diplomatie de Puissance » menée par la Russie

La Fédération de Russie, par ses différentes démonstrations de force, par son interventionnisme ciblé (songeons au conflit contre la Géorgie en soutien aux séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en 2008 ou son intervention comme force d’interposition dans le Haut-Karabagh), applique une pratique diplomatique héritière de la période XIXe dite « diplomatie de puissance ». Ce concept vise à reconnaître que les grandes puissances de ce monde disposent d’une zone dite « d’influence ». Des Etats sont ainsi reconnus indépendants sur le papier, pour autant ils demeurent sous l’influence d’une grande puissance voisine qui se réserve le droit d’intervenir dès lors qu’il existe une contradiction avec ses intérêts politiques, stratégiques. Il s’agit ni plus ni moins d’une tutelle étatique.

Cette vision est en complète contradiction avec celle prévalant dans un monde post Seconde Guerre Mondiale basée sur les principes intangibles du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du multilatéralisme censé être le garant de l’ordre international.

Depuis son accession à l’indépendance lors d’un référendum en août 1991, l’Ukraine ne cessa jamais complètement d’être considérée comme placée dans l’orbite russe. En effet, en raison de sa proximité historique et linguistique, de la présence de fortes minorités russes, notamment à l’Est, la Russie a souhaité réaffirmer son influence sur cet état slave des confins européens au positionnement ingrat.

Depuis la révolution de 2014 et le retour au pouvoir des pro-européens et plus globalement des euro-atlantistes, la possible intégration de l’Ukraine à l’OTAN, son rattachement au partenariat oriental de l’Union européenne et éventuellement la mise en œuvre d’un statut de partenaire privilégié s’avèrent insupportables pour Moscou qui souhaite, comme le dit Vladimir Poutine en personne, procéder à un rééquilibrage des relations géostratégiques. Autrement dit, le pays veut reprendre par la force un territoire qu’il considère comme son arrière-cour face à une volonté de rapprochement du pays vers les occidentaux. Le maintien de Kiev dans l’aire d’influence de la Russie est pour le Kremlin un pré-requis non négociable ou amendable. Lors de son entretien téléphonique en date du 30 décembre avec Joe Biden, Vladimir Poutine aurait d’ailleurs lui-même employé cette expression.

Mais, donner raison à la Russie sur cet argument, reviendrait à faire l’impasse diplomatique sur le Caucase et les Républiques frontalières de l’Union européenne membres de la CEI [2]Confédération des Etats Indépendants. Née le 21 décembre 1991, elle comprend la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, les 5 principales Républiques d’Asie … Continue reading, sur le principe de souveraineté et d’auto-détermination. Le schéma d’interventionnisme russe dans le cadre ukrainien n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui déployé en Géorgie lors du conflit d’août 2008.  

  1. Sortir de l’impasse par la fermeté

Comme l’ont signalé les Etats-Unis mais aussi l’Union européenne, une invasion militaire de l’Ukraine par la Russie constituerait le franchissement d’une ligne rouge qui entraînerait des représailles sévères. Si dans un premier temps, l’option d’une réponse armée à toute manœuvre d’agression pouvait figurer parmi les différentes pistes potentielles, la Maison Blanche privilégierait plutôt des sanctions économiques massives « comme la Russie n’en a encore jamais vues [3]Déclaration de Joe Biden devant la presse le mercredi 1er décembre 2021. » selon les mots de son locataire. Pour autant, il a également rappelé « l’obligation sacrée » liant les USA aux pays membres de l’OTAN tout en excluant de facto l’Ukraine, rappelant qu’elle n’en était pas membre. Une expression pourtant plus nuancée que celle de son Secrétaire d’Etat lors de la rencontre des partenaires de l’OTAN, le même jour. Par ailleurs, depuis lundi, l’OTAN renforce ses capacités en Europe de l’est en déployant des renforts terrestres, des navires de guerre et des avions de combat.

De son côté, l’Union européenne, extrêmement préoccupée par la situation planche sur une batterie de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie. En outre, une pierre d’achoppement demeure entre les pays d’Europe centrale et orientale qui souhaitent une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’Union européenne tandis que l’Italie et l’Allemagne souhaitent ménager le partenaire russe au nom des relations commerciales et l’escalade actuelle les plonge dans le piège de leurs atermoiements. Plusieurs pays européens ont par ailleurs déployé des capacités supplémentaires aux frontières extérieures de l’UE dans le cadre de l’OTAN afin de se tenir prêts à toute action hostile et pour renforcer les moyens de sécurité collective, notamment le Danemark, la France, l’Espagne et les Pays-Bas.

Il est vrai que si une désescalade peut aboutir, elle ne doit aucunement s’opérer dans un cadre bilatéral et au détriment des intérêts souverains de l’Ukraine et des Européens qui sont en prise directe avec la Russie. Il n’apparaît pas acceptable de céder sous la pression pour accepter un compromis qui balaierait la liberté de l’Ukraine de s’administrer en toute liberté et sécurité dans le cadre de frontières définies et reconnues par la communauté internationale. La solution au conflit doit être obtenue dans un cadre multilatéral, regroupant les principaux acteurs de la région et avoir pour base les Accords de Minsk II, dont les différents points n’ont guère été mis en œuvre. On songera notamment à la réintégration des régions séparatistes dans le giron de Kiev en échange d’une loi spéciale de décentralisation et d’autonomie qui doit porter sur les aspects linguistiques et les forces de sécurité locale. Une condition qui apparaissait indispensable pour que l’Ukraine puisse récupérer la pleine souveraineté de son territoire et la pleine maîtrise de ses frontières.

Or, en qualité de membre du groupe de Minsk, la France doit également jouer un rôle de premier plan aux côtés de ses partenaires européens dans la résolution de cette crise. A ce titre, voir les Etats-Unis et la Russie discuter, comme ce fut le cas à Genève le 10 janvier dernier, des affaires du Vieux Continent comme deux parents séparés discutant de ce qui serait le mieux pour le devenir de leurs enfants, nous laisse un sentiment d’’inacceptable.

Réelles velléités d’invasion ou superbe maîtrise du bluff, une chose demeure néanmoins limpide dans cette nouvelle poussée de tensions orchestrée par la Russie : le Kremlin souhaite réimposer son agenda et ses objectifs stratégiques aux frontières de l’Union européenne. Une situation qui risque d’aboutir au fameux « rééquilibrage stratégique » évoqué par Vladimir Poutine courant décembre. De plus, ce recours à la force armée, aux portes européennes, contre un peuple souverain est un acte inacceptable qui relégitime la loi du plus fort au détriment de la sécurité collective garantie par la communauté internationale. Derechef, nous sommes mis au pied du mur par un régime qui connaît nos faiblesses et sait que pour sauvegarder une paix peut-être temporaire, nous sommes prêts à consentir des sacrifices, à accéder à plusieurs de ses exigences. C’est là un vieux ressort de la diplomatie, adopter une position maximaliste pour ensuite obtenir des avancées substantielles qui auraient été refusées en première revendication. Par aveuglement, naïveté ou pacifisme mal placé, nous risquons d’entraîner une redéfinition des équilibres à nos portes, et ce, au détriment d’un peuple souverain.

Notes

1 Cette place emblématique donna son nom à la Révolution pro-européenne de 2014. Celle-ci est nommée Révolution de Maïdan ou Euromaïdan.
2 Confédération des Etats Indépendants. Née le 21 décembre 1991, elle comprend la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, les 5 principales Républiques d’Asie centrale et la Géorgie  d’octobre 1993 à août 2008.
3 Déclaration de Joe Biden devant la presse le mercredi 1er décembre 2021.