Jair Bolsonaro, la crise du Coronavirus et le chaos institutionnel au Brésil [Note #74]
Alors que l’épidémie de COVID 19 s’est largement propagée au Brésil, le président Jair Bolsonaro s’obstine à en nier la gravité, allant jusqu’à attaquer les institutions démocratiques. De fait, l’homme n’a jamais été aussi fragilisé politiquement, isolé au sein de son propre gouvernement, et sa capacité de décision faiblit de jour en jour. Certains de ses plus importants alliés politiques s’éloignent de lui, de grands journaux du pays défendent ouvertement sa destitution tandis que la Cour suprême, les gouverneurs d’Etats et l’Assemblée nationale prennent des initiatives qui s’opposent à celles défendues par lui.
Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la base de soutien du président d’extrême droite qui n’existe politiquement que par sa capacité à se radicaliser en permanence et à franchir presque quotidiennement les limites de l’infranchissable dans une démocratie. Or, depuis le début de son mandat, les institutions faisaient preuve de léthargie face à ses comportements agressifs et nombreuses attaques contre les droits fondamentaux, la constitution et la démocratie brésilienne. Fragilisé, l’ancien capitaine de l’armée agit comme il sait le mieux agir : il attaque.
Une gestion désastreuse de la crise sanitaire
Jair Bolsonaro ne dispose pas d’une grande capacité à théoriser ni sa pensée, ni sa stratégie politique. De ce fait, son comportement procède d’une certaine audace politique en même temps que d’une incapacité à en mesurer la portée. Sa gestion désastreuse de la crise du Coronavirus reflète ce comportement extrémiste et agressif.
Après le dernier déplacement du président Bolsonaro aux États-Unis, au début du mois de mars, près de 24 membres de la délégation officielle brésilienne ont contracté le Covid-19. Le président affirme avec constance avoir été testé négatif et, malgré les rumeurs sur sa contamination et des apparitions publiques marquées par sa toux récurrente, il a toujours refusé de présenter les résultats d’analyses.
C’est seulement après deux mois de bataille judiciaire et une décision de la Cour suprême qu’il a présenté trois résultats négatifs sans pour autant que son nom apparaisse au profit de pseudonymes, laissant ainsi toujours planer le doute sur sa contamination.
Depuis le début de cet épisode, il a entamé une croisade criminelle, ignorant les gestes barrières, multipliant les bains de foule, enchaînant des déclarations polémiques et défendant le primat de l’économie au mépris des pertes humaines. Au moment même où d’autres dirigeants populistes ont dû faire volte-face dans leur position de déni et reconnaître publiquement la gravité de la situation, Jair Bolsonaro, quant à lui, n’a jamais infléchi sa posture de négation, basée sur le mépris de la science et la provocation.
En absence d’un plan coordonné par le chef de l’État, d’autres représentants publics ont occupé l’espace politique pour faire face à la crise sanitaire. Les gouverneurs d’Etats ont par exemple adopté des mesures propices au respect de la distanciation physique et limiter les contacts humains, notamment par le biais de la fermeture des commerces et des écoles. Le président Bolsonaro a non seulement contesté le pouvoir des élus, mais il a aussi menacé de signer un décret levant l’ensemble desdites mesures. La Cour suprême a dû se prononcer et conclu que le président de la République ne pouvait pas annuler les mesures de confinement adoptées par les maires et les gouverneurs d’Etats.
Mais c’est surtout l’ancien ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta qui est devenu le premier protagoniste dans cette crise sanitaire, avant son limogeage, le 16 avril, à la suite d’un véritable bras de fer d’un mois avec le président de la République. Médecin de formation et homme politique de droite, M. Mandetta suivait jusqu’alors le programme ultralibéral du gouvernement qui promouvait un vrai démantèlement du système de santé publique (SUS)[1] Le Brésil dispose d’un Système Unique de Santé, le SUS, créé par la Constitution fédérale de 1988 et mis en œuvre en 1990 dans le contexte de transition démocratique après la période de … Continue reading. Mais alors que la pandémie connaissait une progression inquiétante au Brésil, le ministre Mandetta a adopté le logo du SUS dans toutes ses interviews, soutenant la science, les mesures préconisées par l’OMS et exprimant sa prudence quant à l’usage de la chloroquine – vendue comme médicament miracle par le président.
Jair Bolsonaro n’apprécie pas qu’on lui fasse de l’ombre et Luiz Henrique Mandetta a uniquement conservé son poste grâce au soutien de l’aile militaire du gouvernement. Fort de la confiance de 76% de la population, le ministre de la Santé a fini par affirmer en chaîne nationale : « Les Brésiliens ne savent pas s’ils doivent écouter le Président ou le ministre ». Pour les généraux, de plus en plus influents à Brasília, cette sortie fut interprétée comme un manque de respect à la hiérarchie et, quelques jours plus tard, Luiz Henrique Mandetta était démis de ses fonctions par le président Bolsonaro. Le nouveau ministre, l’oncologue et homme d’affaires Nelson Teich, désigné dans la foulée pour mettre en place le plan de flexibilisation de la distanciation physique, a toutefois démissionné moins d’un mois après sa nomination. Pourtant discret et aligné avec le gouvernement, Nelson Tech a été confronté à l’impossibilité pour un médecin respecté d’occuper le poste de ministre de la Santé de Jair Bolsonaro. Après ce deuxième départ, Eduardo Pazuello, ancien numéro 2 de la Santé et général d’active sans qualification sanitaire, a assumé le poste par intérim, avec le soutien de « l’aile militaire » du gouvernement.
Et pendant qu’une profonde crise politique s’installe, la pandémie poursuit ses ravages dans le pays, la crise économique frappe de plein fouet, témoignant de la faillite de la démocratie brésilienne.
Une crise politique grave en pleine pandémie
Le départ de Luiz Henrique Mandetta, a marqué le début de la crise politique. La semaine qui a suivi sa démission a plongé le Brésil dans une profonde crise de gouvernance, avec un chef de l’État « incontrôlable », démontrant toute son agressivité et sa capacité de radicalisation. L’ancien capitaine de réserve s’est tout d’abord retourné contre le président de la Chambre des députés, l’accusant de vouloir sa destitution ; puis, le samedi 18 avril, il a soutenu des manifestations contre le confinement à l’occasion d’un bain de foule à Brasília au cours duquel il a critiqué la Cour suprême et sa décision de reconnaître l’autonomie des Etats et des communes vis-à-vis des mesures prises pour lutter contre le Coronavirus.
Mais c’est le 19 avril, jour de l’armée au Brésil, que le président d’extrême droite a franchi une nouvelle ligne rouge lors d’une manifestation devant le quartier général de l’armée à Brasília. Sans masque et en toussant, Jair Bolsonaro est venu soutenir des manifestants qui réclamaient une intervention militaire et la fermeture du Congrès pour mettre fin au confinement au Brésil. Trente ans après le retour de la démocratie, ces manifestations, qui ont eu lieu dans plusieurs capitales du pays, réclamaient l’application d’une loi qui a imposé en 1968 la fermeture du Congrès et supprimé de nombreux droits constitutionnels. De fait, des responsables politiques et des hauts magistrats ont condamné son intervention et des demandes de destitution du président ont été déposées à la chambre des députés.
Ces manifestations – minoritaires, mais très médiatiques et omniprésentes sur les réseaux sociaux – continuent d’ailleurs, à avoir lieu tous les weekends dans plusieurs villes du Brésil. Et le fait que le pays devienne le nouvel épicentre de la pandémie n’a pas changé les habitudes du président, qui continue à saluer ses partisans lors de telles manifestations.
Cependant, le premier grand séisme au sein du gouvernement a eu lieu quand le très populaire ministre de la Justice Sérgio Moro a démissionné avec fracas le vendredi 24 avril, après le limogeage par le président de l’un de ses proches, Mauricio Valeixo, directeur de la toute-puissante Police fédérale (PF). Pilier du gouvernement d’extrême droite, Sérgio Moro est l’ancien juge responsable de l’opération anticorruption hors-norme « Lava Jato » (lavage express), devenu célèbre notamment par la condamnation et l’incarcération de l’ex-président de gauche, Luiz Inácio Lula da Silva, du Parti des Travailleurs. La partialité de Sérgio Moro a été démontrée par le site d’investigation The Intercept Brasil qui a publié, en juin 2019, des messages indiquant des manœuvres avec des procureurs pour empêcher l’icône de la gauche de revenir au pouvoir. L’affaire a terni son image, mais l’ancien juge est resté très populaire, un vrai héros pour la droite brésilienne.
Bien que la popularité du ministre ait toujours fait de l’ombre au président, sa présence au gouvernement constituait un signe de force et une façon de maintenir sous sa tutelle un possible concurrent aux élections présidentielles prévues pour 2022. Car, après l’incarcération de Lula, le poste de ministre offrait une nouvelle vitrine au très ambitieux Sérgio Moro qui n’a jamais caché son désir d’obtenir un siège à la Cour suprême, tout en laissant planer la possibilité de se présenter aux prochaines présidentielles. Mais les tensions entre les deux hommes se sont accumulées et Sérgio Moro a quitté le gouvernement en portant de graves accusations à l’encontre du président Bolsonaro, ce que ce dernier a niées énergiquement, lors d’un discours confus d’autojustification.
Il convient de souligner que l’énervement du président contre la Police fédérale procède des enquêtes concernant ses trois influents fils, notamment celles qui établissent des liens entre la famille Bolsonaro et les réseaux de diffusion de fausses informations sur internet, ou encore avec les milices de Rio de Janeiro et, plus particulièrement, avec les assassins de Marielle Franco – jeune et talentueuse élue de Rio, devenu symbole de résistance au Brésil. Depuis que la crise politique s’accentue, ces enquêtes refont surface et le chef de l’État a décidé de nommer un ami de la famille comme nouveau directeur de la Police fédérale, nomination que la Cour suprême s’est empressée de suspendre.
Ces événements ont toutefois introduit une inflexion dans la politique présidentielle. Si sur la scène publique le président a maintenu un ton agressif, dans les coulisses, il a multiplié les manœuvres politiques, offrant des postes au Centrão – le grand centre de l’échiquier politique, groupe de parlementaires sans idéologie particulière et qui conditionne son soutien au gouvernement à des intérêts politiques personnels. Depuis la ré-démocratisation du pays, tous les présidents, de droite et de gauche, ont été contraints de négocier avec le Centrão, l’une des sources majeures de la corruption au Brésil. Malgré les 28 années au cours desquelles il a siégé comme député fédéral, Jair Bolsonaro s’est toujours présenté comme un hors-système. Cependant, il n’a pas hésité à se rapprocher de certains noms de poids du Centrão – célèbres par leurs implications dans de grands scandales de corruption – afin de se créer une base de soutien parlementaire, tout en isolant le président de la Chambre des Députés.
Dans ce contexte, la justice occupe le devant de la scène et la Cour suprême impose plusieurs revers au président d’extrême droite. Depuis que le chef de l’exécutif a multiplié les attaques contre les institutions, la plus haute instance judiciaire du pays réagit en autorisant les enquêtes qui visent directement Jair Bolsonaro et son cercle de proches collaborateurs. En particulier, elle a autorisé, fin mai, une vaste opération contre les réseaux d’extrême droite de diffusion de fausses informations et la poursuite des enquêtes sur les ingérences du président au sein de la Police fédérale.
Dans le cadre de cette dernière, la confidentialité de l’enregistrement vidéo d’une réunion ministérielle qui a lieu le 22 avril a été levée. La vidéo non seulement confirme les accusations d’interférence auprès de la Police fédérale, mais on y voit également le président insulter les gouverneurs d’Etats ou la presse et réclamer que les règles concernant les armes soient encore assouplies afin d’armer le peuple. Nombreux sont aussi les ministres qui insultent des élus et des membres de la Cour suprême, certains allant même à réclamer leur emprisonnement. Un contenu qui se révèlerait explosif dans une démocratie solide, mais qui a été accueilli plutôt positivement par les marchés financiers et avec euphorie par les partisans du président. De surcroît, le chef de l’Etat, ses fils et des ministres militaires réalisent des déclarations qui résonnent comme des attaques directes à la démocratie et des menaces claires de coup d’État.
En multipliant les attaques, le président cherche ainsi à transférer toutes les responsabilités de la crise sanitaire et économique à d’autres représentants politiques. Sa stratégie consiste à coordonner son comportement sur la scène publique tout en mobilisant les réseaux d’extrême droite sur internet. Et dans cette guerre virtuelle qui fait rage, au sein d’un pays fracturé et divisé politiquement, les réseaux d’extrême droite s’avèrent imbattables dans la mesure où ils peuvent non seulement compter sur le soutien de ses fidèles partisans, mais surtout sur un nombre impressionnant de « robots » – faux profils générés – qui multiplient la portée d’informations imprécises et mensongères à une échelle nationale.
Dans un pays où les réseaux sociaux apparaissent comme la principale source d’information de la population, les messages qui circulent dans les groupes d’extrême droite n’ont aucun lien avec l’actualité publiée dans la presse conventionnelle et le ton adopté est toujours celui du danger imminent, des complots contre le chef de l’État et du « péril rouge ». Certaines déclarations du président, de ses fils ou de ses ministresnourrissent ce vaste réseau de fausses informations, faisant revivre au Brésil une ambiance d’anticommunisme, mais sans vrai péril communiste[2] Sur ces questions, voir les travaux de l’historien Rodrigo Patto Sá Motta qui a travaillé sur deux périodes (1935-1937 et 1961-1964) précédant l’installation de périodes autoritaires au … Continue reading.
Jair Bolsonaro est conscient que la crise sanitaire et la crise économique atteignent son gouvernement, induisant le risque d’une procédure de destitution. Il a donc choisi de renforcer sa rhétorique radicale pour se réfugier derrière son noyau dur de fidèles partisans afin de s’assurer une base d’appui minimale. Par ailleurs, l’ancien capitaine compte malgré tout sur le soutien d’un tiers des électeurs, même si les derniers sondages indiquent une accentuation de polarisation et la probable composition d’une majorité d’électeurs favorables à sa destitution dans les prochains mois.
La base du soutien du gouvernement et les nombreuses défections
L’élection de Jair Bolsonaro incarne le dramatique affaiblissement de la démocratie brésilienne qui, depuis la destitution de Dilma Rousseff en 2016 – manœuvre politique sans véritable fondement juridique pour écarter la gauche du pouvoir – a déclenché un ensemble d’événements. Ces derniers ont non seulement ébranlé la crédibilité des institutions, mais également plongé le pays dans l’instabilité politique par la rupture des règles de la coexistence démocratique et la polarisation du pays en deux ensembles distincts. Dans ce contexte, l’arrivée au pouvoir d’un nostalgique de la dictature militaire a pu avoir lieu après qu’une partie de la droite traditionnelle, affaiblie par de nombreux échecs électoraux, s’est rapprochée de la droite extrême, jusqu’alors presque inexistante sur la scène politique depuis les débuts de la période démocratique. Cette dernière a su adopter un discours populiste pour attirer à elle nombre de Brésiliens déçus politiquement et exaspérés par la corruption, la violence et l’insécurité qui règnent dans le pays. Dans ce processus, il convient également de ne pas négliger l’effet Donald Trump, car son élection a, en quelque sorte, décomplexé la bourgeoisie brésilienne, pour laquelle les États-Unis restent le grand modèle.
Cette alliance a permis la formation d’une base élargie lors de la composition du gouvernement d’extrême droite, qui comprend des personnes issues de différents secteurs stratégiques (milieux des affaires, des grands médias, des églises évangéliques et de l’armée). Depuis le début de la crise sanitaire, cette base a commencé à s’effriter. En effet, dès l’adoption des premières mesures de confinement, de nombreux gouverneurs d’Etats se sont éloignés du président, notamment ceux de São Paulo, Rio de Janeiro et Goiás, pourtant importants alliés politiques. De même, les attaques dirigées contre le pouvoir législatif et judiciaire n’ont fait que grossir le rang des déserteurs. Toutefois, c’est le départ du ministre de la Justice qui marque de façon plus nette ce processus.
Parmi les grands médias, nombreux sont ceux qui, dès le départ, ont organisé une campagne contre le Coronavirus et la désinformation. Puis, une fois la guerre déclarée entre le chef de l’État et son ministre de la justice, certains, comme Globo (principal groupe du pays), ont clairement affiché leur soutien à Sérgio Moro, exaltant l’image du héros anticorruption qu’ils ont aidé à construire, tout en multipliant les attaques contre le président. D’autre part, parmi les principaux alliés du président, se trouvent les groupes médiatiques qui avaient initialement choisi de relativiser la gravité du Coronavirus et qui se font plus discrets depuis l’aggravation de la crise. C’est notamment le cas des chaînes de télévision SBT, CNN Brasil et Record. Cette dernière appartient d’ailleurs à Edir Macedo, fondateur de l’Église universelle du royaume de Dieu et partisan de longue date de Jair Bolsonaro. Des Églises évangéliques qui ont, d’ailleurs, largement soutenu le président dans sa croisade contre les mesures de confinement, car nombreuses sont celles qui ne voulaient pas fermer les lieux de culte.
Dans le milieu des affaires, de riches entrepreneurs se trouvent derrière l’obsession du président pour le maintien de l’activité économique et son opposition à l’isolation sociale. Pour eux, il ne faut surtout pas mettre le pays en pause. C’est pourquoi ils défendent la reprise immédiate des activités commerciales et productives. Le président est très sensible à l’inquiétude de ces hommes d’affaires, même si cela signifie le sacrifice délibéré des malades pour opérer le sauvetage de l’économie. Dans la composition du gouvernement d’extrême droite, ce pilier est représenté par le puissant ministre de l’Économie Paulo Guedes, véritable chicago boy qui conduit les réformes ultralibérales dans le pays. Or, les sondages indiquent, fin mai, que 56% des hommes d’affaires du Brésil soutenaient toujours le gouvernement Bolsonaro.
Cependant, le pilier économique semble également fragilisé. En effet, en dépit de l’opposition de l’exécutif et des milieux d’affaires, une aide d’urgence pour les plus démunis de 600 reais (= environ 100 euros) a pu être approuvée, à l’initiative de la Chambre des Députés. En prenant en compte l’ensemble des mesures d’urgence, les dépenses publiques pour faire face à la crise ont atteint 7% du PIB. Le 22 avril, un plan de sauvetage de l’économie a été présenté par le général Braga Netto, chef de la Casa Civil (l’équivalent du poste de premier ministre). Ce plan prévoit de passer par l’investissement public pour relancer l’économie et représente la vision développementaliste chère aux militaires brésiliens. Un projet qui va donc à la rencontre de tout ce que défend Paulo Guedes, grand absent lors de l’annonce des mesures prévues et qui ne s’est d’ailleurs pas privé de les critiquer ouvertement.
Le gouvernement semble mener les deux agendas économiques de façon parallèle, même s’ils paraissent incompatibles et insoutenables. Paulo Guedes souhaite que l’économie revienne à l’austérité budgétaire rapidement, mais réduire les dépenses dans une économie fragilisée aura un coût social élevé pour la population. L’option ultralibérale génèrera également un coût politique pour l’ancien capitaine qui risque de perdre le peu de soutien qui lui reste chez les plus démunis. Quant aux hommes d’affaires, ils n’hésiteront pas à quitter le navire avec l’aggravation de la crise économique et la formation d’une majorité favorable à la destitution du président.
Avec ces reconfigurations, les partisans de Jair Bolsonaro se recentrent davantage au sein d’un noyau dur de fidèles auxquels le président ne manque pas de faire référence lors de ses allocutions : les chrétiens et les militaires. Si, les chrétiens, représentés majoritairement par les églises évangéliques néo-pentecôtistes, ont pour rôle principal de consolider et d’exprimer des valeurs conservatrices, les militaires pèsent de plus en plus sur les décisions prises par le pouvoir exécutif à Brasília.
Des militaires de plus en plus influents et dans l’impasse démocratique
Depuis la ré-démocratisation, Jair Bolsonaro est le premier président du pays à entretenir un rapport de grande proximité avec l’armée. En réalité, après la fin du régime militaire, les généraux, soucieux d’améliorer l’image de l’institution, se sont faits discrets sur la scène publique brésilienne. C’est seulement en 2012, à la suite de l’installation par la présidente Dilma Rousseff de la Commission de la Vérité[3] La Commission de la Vérité avait comme objectif d’enquêter sur les violations des droits humains commises par des fonctionnaires ou des personnes à leur service, avec le soutien de … Continue reading, qu’ils ont commencé à exprimer publiquement leur mécontentement. Toutefois, il a fallu attendre 2018 pour qu’un activisme politique sans précédent soit clairement affiché et que certaines déclarations des généraux commencent à mettre dans l’embarras le pouvoir politique. C’est dans ce contexte que l’ancien capitaine Bolsonaro a été élu, avec comme vice-président Hamilton Mourão, lui aussi militaire, général de réserve.
Aujourd’hui, 10 des 22 ministres du gouvernement Bolsonaro sont des militaires, et le nombre d’entre eux qui occupent des postes décisionnels au sein de l’administration fédérale est le plus important de l’histoire du pays. Ce pouvoir croissant de l’armée inquiète bien des observateurs, lesquels estiment que la détérioration de l’équilibre dans les relations civils-militaires constitue une atteinte à l’un des piliers de tout régime démocratique.
Dans le gouvernement d’extrême droite, l’armée a adopté une stratégie qui vise à « contrôler » les excès du président et à afficher un pragmatisme dans l’administration fédérale. Bien qu’hétérogène et assez divisée, elle profite des moindres opportunités pour peser sur les décisions et conditionne en permanence le maintien de son soutien au président à l’accroissement de son pouvoir au sein de l’administration. Cependant, le comportement du chef de l’État et sa gestion désastreuse de la crise sanitaire démontrent les limites de cette stratégie.
Depuis que le président est en conflit ouvert avec les institutions du pays, certains généraux se permettent des déclarations menaçantes, laissant entrevoir la possibilité d’une intervention de l’armée et d’une rupture démocratique. Le vice-président Hamilton Mourão, général qui a déjà démontré son peu de respect des institutions démocratiques, affiche plus clairement son alignement avec le chef de l’exécutif, surtout après que des procédures pourraient annuler la validité même des présidentielles de 2018. D’autres membres des forces armées se pressent de souligner que tous les militaires du gouvernement Bolsonaro y siègent à titre personnel et que l’armée en tant qu’institution respecte la démocratie et la Constitution du pays. Il est d’ailleurs important de rappeler que, dans aucun cas, la législation brésilienne ne prévoit un rôle constitutionnel aux forces armées qui justifierait une intervention militaire, même ponctuelle.
Les militaires se trouvent aujourd’hui face à un dilemme : s’ils maintiennent leur soutien au président de la République et ses prétentions autoritaires et antidémocratiques, ils seront les complices d’un gouvernement qui conduit le pays droit vers le chaos. A contrario, s’ils optent pour la destitution du président, ils s’immisceront plus encore dans la conduite de la politique nationale, outrepassant leur rôle constitutionnel. Le déséquilibre actuel dans les rapports entre civils et militaires suscite des inquiétudes et la conduite de l’armée les deux prochaines années, ainsi qu’aux prochaines présidentielles, sera fondamentale pour la survie de la démocratie brésilienne.
Les institutions du pays – fragilisées après plusieurs années d’attaques subies – sont-elles capables d’interrompre la dynamique autoritaire du président ? Et comment agir en pleine pandémie ? Car le maintien de Jair Bolsonaro signe la poursuite du chaos institutionnel. Chaque jour, l’hypothèse d’un coup de force autoritaire et le spectre d’une guerre civile s’affirment.
En réaction, des Manifestes en faveur de la défense de la démocratie mobilisent les réseaux sociaux et essaient de former un large front démocratique avec divers partis politiques afin de rétablir les règles de la coexistence politique démocratique. La mobilisation commence également à gagner les rues, dominées depuis plusieurs semaines par les partisans minoritaires mais extrémistes de Jair Bolsonaro. En effet, les premières manifestations d’opposition au gouvernement et pour la défense de la démocratie voient le jour, alors même que la crise sanitaire s’accentue et que le nombre de morts quotidiens bat des records au Brésil. Les gauches, largement inaudibles dans la crise actuelle notamment dans les grands médias, seront-elles capables de s’unir et de faire face à l’escalade de l’autoritarisme et au projet ultralibéral ?
Notes
↑1 | Le Brésil dispose d’un Système Unique de Santé, le SUS, créé par la Constitution fédérale de 1988 et mis en œuvre en 1990 dans le contexte de transition démocratique après la période de dictature militaire. L’objectif du SUS consiste à donner à l’ensemble de la population brésilienne un accès gratuit et universel au système de soins. Depuis 2016, le SUS fait face à une baisse drastique des investissements publics avec l’adoption, par le gouvernement fédéral, d’une logique de financiarisation de la santé. Pour plus d’information sur le SUS, voir le lien suivant. |
↑2 | Sur ces questions, voir les travaux de l’historien Rodrigo Patto Sá Motta qui a travaillé sur deux périodes (1935-1937 et 1961-1964) précédant l’installation de périodes autoritaires au Brésil : la dictature de l’Estado Novo (1937-1945) et la Dictature militaire (1964-1985). Dans ses travaux, il a démontré comment à ces deux occasions la tradition anticommuniste exprime une peur qui va au-delà des objectifs et de la force réelle des communistes et qui sert à consolider et à exprimer des sentiments conservateurs concernant les valeurs morales et religieuses et les hiérarchies sociales traditionnelles. |
↑3 | La Commission de la Vérité avait comme objectif d’enquêter sur les violations des droits humains commises par des fonctionnaires ou des personnes à leur service, avec le soutien de l’État, pendant la dictature militaire. |