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Les armées comme creuset national : quelle place pour les descendants de l’immigration ? [Tribune #2]

Maître de conférences au CNAM, Paris

Les populations qui habitent les banlieues françaises – médiatiquement dépeintes en « territoires perdus de la république » – sont souvent présentées comme réfractaires à l’ordre et aux différents symboles de l’Etat-nation.

Les sifflets émis contre la Marseillaise lors des confrontations footballistiques opposant la France et ses anciennes colonies en constituent l’une des manifestations les plus remarquables.

De même, les émeutes qui agitent épisodiquement les zones urbaines ont souvent pour étincelle des accrochages entre jeunes issus de l’immigration et policiers.

D’autres catégories de fonctionnaires (pompiers…) déplorent eux aussi les tensions et violences que cristallise leur présence lors de certaines interventions.

La conjugaison de ces phénomènes accrédite l’idée d’une altérité presque irrémédiable entre ces segments de population et les agents en uniforme.

En partie justifiée, cette représentation demande néanmoins à être nuancée quand il s’agit de l’uniforme militaire.

Phénomène relativement méconnu, les armées exercent en effet une réelle attraction auprès des jeunes issus des quartiers populaires, en France comme à l’international. A ce titre, un regard sur l’expérience américaine permet de mieux saisir ce paradoxe et ce qui sous-tend pareille attractivité.

En effet, la sociologie militaire américaine offre quelques éléments de décryptage sur cette dynamique. Elle a très tôt mis en évidence la surreprésentation des minorités ethniques au sein des armées.

Et la production de statistiques ethniques a notamment permis d’objectiver l’accroissement des recrues afro-américaines dès la professionnalisation annoncée en 1973 : formant environ 12% de la population les noirs américains représentent à l’heure actuelle près de 18% de l’institution.

Aujourd’hui les rapports officiels tendent à mettre en relief une montée en puissance de l’enrôlement des groupes d’origine latino-américaine.

Des chercheurs, tels Charles Moskos, ont notamment mis en exergue le fait que ces métiers représentent des voies d’insertion professionnelle particulièrement prisées pour des groupes minoritaires faiblement diplômés, en déficit de capital social ou encore victimes de discriminations sur le marché de l’emploi traditionnel[1]C. MOSKOS, J. SIBLEY BUTLER, All That We Can Be: Black Leadership and Racial Integration the Army Way, New York, Basic Books, 1996..

Toute proportion gardée, la France connaît une dynamique, sinon similaire, du moins comparable dans la forme.

La suspension de la conscription en 1996 a généré une forte demande de ressources humaines aux profils très divers : avec entre 10 000 et 15000 recrutements par an, l’institution militaire représente un des tout premiers employeurs pour les jeunes.

Ces emplois apparaissent d’autant plus attractifs pour les groupes relégués qu’ils s’adressent à un large spectre de jeunes en termes de profils scolaires (niveau 3ème à Master).

De surcroît, fondés sur des tests physiques et psychotechniques, les processus de sélection sont jugés plus objectifs et méritocratiques que ceux qui prévalent dans le secteur civil.

Bien que nous ne disposions pas de statistiques ethniques, un faisceau d’indicateurs semble conforter cette tendance : des recherches localisées ont mis en évidence l’importance du nombre de candidatures issues des zones urbaines sensibles telles que les quartiers Nord de Marseille[2]. SETTOUL, « Présence musulmane croissante dans les armées », Le Monde, 26 mars 2012..

Cette forte présence de populations issues de l’immigration a naturellement engendré une diversification religieuse : le porte-avion Charles De Gaulle compterait ainsi près de 300 militaires français de confession musulmane, soit près de 10% des effectifs du bâtiment.

Mais la question de l’Islam au sein des armées est une donnée ancienne puisque les armées françaises ont compté une présence massive de soldats de confession musulmane dès le processus de conquête coloniale. Ces régiments coloniaux ont servi la Nation tout au long des XIXème et XXème siècles.

Toutefois, la gestion du fait musulman s’est normalisée il y a seulement une décennie avec la création d’une aumônerie militaire musulmane calquée sur le modèle des trois autres cultes (catholique, protestant, israélite). Et avec près de 38 aumôniers de confession musulmane, la France fait figure de référence dans le paysage militaire international.

Par comparaison, les Britanniques ne disposent que d’un seul aumônier voué à ce culte ; les Allemands sont encore en phase de réflexion sur les conditions d’élaboration de cette aumônerie ; et les armées américaines, dont le volume est sans commune mesure avec notre armée nationale, disposent en tout et pour tout de 14 aumôniers de confession musulmane.

En filigrane de ce constat, et eu égard à une actualité nationale et internationale brûlante, se pose de plus en plus la question du degré d’allégeance des soldats musulmans. Car les interventions militaires dans des zones géographiques majoritairement musulmanes ont cristallisé quelques refus de combattre (3 cas recensés à ce jour), le cas le plus médiatique étant celui d’un militaire du rang du Régiment de Sarrebourg qui a refusé d’être projeté en Afghanistan en janvier 2009 pour des motifs religieux.

S’ils ont fait l’objet d’une inquiétude légitime de la part des médias et d’une sanction immédiate de la part de la hiérarchie, ces phénomènes demeurent microsociologiques et doivent être replacés en perspective avec la tendance générale qui est celle d’une parfaite allégeance de ces groupes à leur Nation. En outre, et bien que nous ne disposions pas de statistiques officielles, nous savons que plusieurs soldats, de toutes confessions, ont refusé d’être projetés sur le théâtre de guerre afghan. Car la violence du conflit et le nombre de soldats occidentaux tués (près de 90 soldats français morts en opération) ont cristallisé des réticences ainsi que des démissions.

Enfin, et comme dans la plupart des armées occidentales, l’un des principaux chantiers se situe dans la diversification sociale des élites militaires : si la diversité est une réalité sociologique parmi les militaires du rang et les sous-officiers, elle demeure presque embryonnaire parmi le rang des officiers passés par les grandes écoles militaires.

A l’instar d’autres Grandes Ecoles, les armées ont lancé en 2008 un plan pour élargir la provenance sociale des candidats destinés à occuper un jour les plus hautes responsabilités militaires : fondé sur la réservation de places (15%) pour les élèves boursiers méritants au sein des six lycées militaires que compte le territoire, le dispositif ambitionne de générer des vocations parmi les hauts potentiels issus de l’immigration. Cette pré-socialisation dès le lycée au métier des armes apparaît comme une caractéristique relativement fréquente parmi les leaders militaires français.

En définitive, les armées françaises constituent une institution attractive auprès de tous les segments de la jeunesse française. Leurs capacités intégratives s’appuient en grande partie sur la dimension relativement méritocratique de leurs méthodes de recrutement ainsi qu’un respect de la diversité religieuse qui est érigé en impératif fonctionnel.

Le monde militaire offre donc des pistes de réflexions originales. Dans un contexte de polarisation sociale symbolisée par la crise des banlieues, il permet également de déconstruire un certain nombre de présupposés sur les expériences, les désirs d’appartenance et les attentes des habitants des zones urbaines les plus défavorisées.

Poursuivre la question avec :

  • E. SETTOUL (dir.), « Les descendants de l’immigration dans l’armée et la police », Migrations & Sociétés, vol 29, n°169, juillet-septembre 2017.
  • E. SETTOUL, « La diversité religieuse comme ressource opérationnelle : un impensé de la sociologie militaire française ? », Bulletin de l’Observatoire International du Religieux, n°5, mars 2017.
  • E. SETTOUL, « Classes populaires et engagement militaire: des affinités électives aux stratégies d’intégration professionnelle », Revue Lien social et Politiques, n° 74, automne 2015.
  • E. SETTOUL, « Analyser l’immigration postcoloniale en milieu militaire : retour sur les enseignements d’une enquête ethnographique », Les Champs de Mars, Juin 2015. E. SETTOUL, « « You’re in the French army now »: institutionalizing Islam in the Republic’s army », Religion, State and Society, vol 43, 2015.

Notes

1 C. MOSKOS, J. SIBLEY BUTLER, All That We Can Be: Black Leadership and Racial Integration the Army Way, New York, Basic Books, 1996.
2 . SETTOUL, « Présence musulmane croissante dans les armées », Le Monde, 26 mars 2012.