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Les Forces Spéciales : mal nécessaire ou impérieuse obligation ? [Note #10]

Chef du pôle Défense nationale de L’Hétairie Enseignant à Sciences Po

Avocate, ancienne députée de la Gironde et ancienne membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces Armées

Peu avant minuit, les forces spéciales françaises s’engagent sur le pont de Wabaria (Mali). Un pick-up chargé d’explosif fonce alors sur les positions françaises sous les tirs des soldats et explose dans un éclat qui déchire la nuit. 

            Ce combat débute après la journée du 25 janvier 2013 au cours de laquelle nos soldats ont pris position à Gao. Des tireurs d’élite se sont placés sur un monticule dominant le village de Wabaria et le fleuve ; ils permettent aux Forces spéciales de prendre le contrôle du terrain et, en fin de compte, de l’entrée sud du pont.

            Au même moment, des avions C-130 et Atlantic 2 veillent discrètement dans le ciel tandis que des Rafales passent et repassent pour appuyer les troupes qui apparaissent bien fragiles après un raid « basse altitude » (avantages et inconvénients d’entrer en premier). Une guerre d’usure débute et il faut y faire face avec un appui réduit et des munitions qui s’amenuisent. Les soldats fatiguent et les ennemis résistent car le pont est leur seule porte de sortie.

            Visages couverts, yeux masqués par des lunettes de soleil, vêtus de couleur ocre sur terrain abrasif, les Forces spéciales (FS) fascinent car elles sont au cœur de l’action, celle qui se déclenche dans l’urgence d’un renseignement à la date de péremption de quelques heures. Leurs adversaires, pour qui la mort violente fait partie des options militaires, les obligent à s’exposer dans des combats de proximité qui se terminent à la grenade ou l’arme de poing, une proximité devenue étrangère à de nombreux conflits modernes. « À la vie, À la mort ! » comme l’énonce la devise du Commando Ponchardier.

            Seules, les FS sont insuffisantes ; mais elles préviennent le développement des métastases en se déployant rapidement et avec une faible emprise logistique. Leur principe directeur est millénaire : de petits groupes d’hommes peuvent apporter une indiscutable plus-value au système de forces classiques quand les circonstances l’imposent. En effet, les forces spéciales :

  • mettent à profit leur flexibilité pour répondre à celle des ennemis de la France ;
  • représentent une alternative au combat frontal pour une opération à fort effet de levier ;
  • complètent une manœuvre classique pour user et désorganiser l’adversaire à l’intérieur de ses lignes, en profondeur, au sein de dispositifs moins sécurisés. Il s’agit d’un outil réactif capable de contester la zone d’impunité de l’adversaire en agissant dans son camp grâce à de courtes fenêtres de vulnérabilité. Avec les FS, pas de sanctuaire pour l’adversaire !

deviennent, enfin, une solution intermédiaire quand l’environnement politique et diplomatique ne permet pas de mettre en place une stratégie directe dans un pays cible. La théorie de l’« unconventional warfare [1]“Activities conducted to enable a resistance movement or insurgency to coerce, disrupt, or overthrow a government or occupying power by operating through or with an underground, auxiliary, and … Continue reading » ou la guerre hybride russe dans l’Est de l’Ukraine [2] Ulrich BOUNAT, Le temps de la guerre « hybride », Libération, 25 juin 2017. http://comite-ukraine.blogs.liberation.fr/2017/06/25/combattre-au-temps-de-la-guerre-hybride/Sur la notion … Continue reading en fournissent les exemples les plus criants.

Leurs faits d’armes sont en effet rarement révélés au grand jour : il s’agit d’actions secrètes mais non clandestines car « revendicables ». Néanmoins, l’absence de publicité ne diminue en rien un engagement qui est total : au Mali comme au Levant ; dans la lutte contre le terrorisme ou dans une action coup de poing contre un chef de Katiba [3] Nom donné à une unité de combattants engagés dans les conflits en Afrique du Nord ou dans le Sahel. à l’occasion de missions d’actions offensives directes ; déployées à Gao pour une attaque dans la profondeur avant l’arrivée des forces françaises conventionnelles de l’opération SERVAL[4]https://www.defense.gouv.fr/operations/operations/autres-operations/operations-achevees/operation-serval-2013-2014 ; dans l’action de libération d’un otage ; lors d’une mission de renseignement, comme lors de missions dites d’environnement, comprenant la formation et l’accompagnement de partenaires.

Plus que jamais facteur de puissance, les Forces Spéciales (FS) déterminent le rang militaire d’un pays. Or, en ce domaine, la France fait partie d’un club restreint et doit le rester. Car les conflits modernes les ont rendues incontournables. A ce titre, la Loi de programmation militaire 2019-2024 évoque un « spectre des missions allant de l’anticipation stratégique à la capacité de renseignement et d’action face à un dispositif ennemi moderne et complexe, en passant par la lutte dans la durée contre le terrorisme, par la prévention et le partenariat militaire opérationnel (PMO) ». Elle loue d’ailleurs « la polyvalence, l’interopérabilité, la réactivité » de ces troupes [5] LPM 2019-2024, rapport annexé, p. 20..

            D’ailleurs, ce même document a doublé leur contrat opérationnel : elles devront désormais pouvoir être projetées sur deux théâtres extérieurs simultanément, là où le ministère des Armées n’envisageait jusqu’à présent qu’un déploiement restreint à un seul théâtre d’opération. Il s’agit donc de reproduire, sur un théâtre supplémentaire, ce que le COS réalise aujourd’hui au Sahel. Mais les FS en auront-elle les moyens à l’heure où elles sont obligées de demander aux Britanniques de leur prêter des hélicoptères lourds Chinook pour intervenir au Sahel [6] Jean-Dominique MERCHET, « Le Royaume-Uni va envoyer des hélicoptères pour aider les Français au Sahel », L’Opinion, 18 janvier 2018. https://www … Continue reading ?

            Or cette question stratégique des moyens matériels est rehaussée par une originalité identitaire qui, au sein des Armées, joue en leur défaveur. En effet, bien qu’agissant dans l’ombre, le caractère stratégique des FS les propulse régulièrement sur le devant de la scène, non sans cristalliser une certaine envie au sein des Armées.

            Emanation des trois armées, constituées en système de Forces, certains craignent pourtant que les FS ne deviennent une quatrième Armée concurrente. Avec pour devise « Penser autrement », leur spécificité fait leur force mais le particularisme peut parfois être incompris.

            Dans ces conditions, il paraît plus que jamais déterminant que les Forces spéciales soient en mesure d’affronter à la fois des défis capacitaires majeurs et le défi de l’innovation en disposant pour ce faire des meilleurs outils et d’une parfaite intégration au sein des Armées.

Les Forces spéciales, un outil en demande de moyens : mobilité, renseignement, systèmes d’information et de communication

Au sommet de l’organisation des Forces spéciales, le Commandement des opérations spéciales (COS) vient commander et coordonner les unités spécialisées des Armées françaises. Il a en particulier la charge de chercher les solutions aux défis capacitaires majeurs auxquels sont aujourd’hui confrontées les forces spéciales.

Une structure sommitale profondément réformée : le COS

Si la Seconde Guerre mondiale a mis en évidence l’importance des FS et les a érigées à cette occasion en spécialité permanente, c’est la guerre du Golfe qui, en soulignant l’absence de cadre conceptuel adapté pour leur action, va rendre évidente la constitution du Commandement des opérations spéciales (COS) par l’arrêté du 24 juin 1992 du ministre de la Défense Pierre Joxe [7]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000344721. En effet, lors de ce conflit, la France n’a pas pu réaliser de nombreuses opérations commandos par manque de structure de commandement et de coordination capable de gérer les différentes unités spécialisées des Armées françaises. 

Après un quart de siècle d’éminents services rendus à la Nation, l’outil nécessitait une modernisation : le projet « Forces spéciales 2017 » a été une étape importante du cycle de transformation accélérée du COS ; il a notamment augmenté de près de 30 % la ressource FS dans les armées. Désormais, sur le réservoir de 3900 soldats issus des trois armées pour une capacité d’action dans tous les milieux, le COS mobilise en permanence pour des opérations, 800 militaires, dont 600 des forces spéciales.

Mais, augmenter le muscle implique aussi de renforcer l’état-major du COS qui est passé de 110 personnes à 125 en 2018. Pareil accroissement a pour but :

  • d’améliorer la faculté d’analyse, d’anticipation et de conception des opérations tout en étoffant l’approche capacitaire. Cette approche est indispensable pour harmoniser les matériels des FS avec ceux des Armées et pour promouvoir l’innovation ;
  • d’assurer, précisément, l’adhérence entre l’engagement des FS et les « Armées ». L’Etat-major du COS doit donc fédérer ses unités avec des procédures et des équipements communs pour garantir leur interopérabilité ;
  • d’être, enfin, le garant de la cohérence organique des FS et de poursuivre sa montée en puissance pour gérer au mieux la connectique avec ses partenaires que sont l’état-major des Armées (responsable de l’emploi des forces armées et du commandement des opérations militaires), les états-majors des autres Armées (Air, Terre, Mer), la DGA (qui a mission de préparer l’avenir des systèmes de défense français et d’équiper les forces armées françaises), ou encore les états-majors des Forces Spéciales des pays alliés (Etats-Unis, Angleterre…) afin de développer une réelle interopérabilité opérationnelle.  

            Cette restructuration doit positionner correctement le COS afin de lui permettre d’affronter les défis capacitaires stratégiques qui se posent désormais aux Forces spéciales.

Les défis budgétaires et capacitaires des FS

L’enjeu de cohérence précité est déterminant car la modernisation du modèle COS se réalise dans un champ budgétaire contraint. En effet, celle-ci nécessite un budget de 252 millions d’euros en sept ans, soit 36 millions chaque année [8] Audition de l’amiral Laurent Isnard, commandant les opérations spéciales, Commission de la défense nationale et des forces armées Mardi, 19 décembre 2017., ce qui représente bien peu en comparaison avec les 34,2 milliards du budget annuel de la défense.

Si la LPM 2019-2025 prévoit d’augmenter les moyens des FS, rien n’indique clairement qu’elle atteindra les montants nécessaires. En outre, les lois de finances annuelles devront confirmer cette orientation. Ce qui peut se révéler être une gageure tant elles sont ordinairement utilisées pour raboter les ambitions initiales.

Au surplus, à cet objectif, s’ajoute, comme déjà évoqué, le doublement du contrat opérationnel prévu par la LPM, ce qui suppose de pouvoir déployer deux forces d’environ 300 opérateurs disposant chacune de moyens aériens (hélicoptères et avions)[9] LPM 2019-2025, rapport Annexé, page 15.. Or, pour projeter une task force supplémentaire, il importe que le budget intègre ce besoin, indispensable à la perspective de modernisation des FS.

 Mais, au-delà du budget, les FS doivent bénéficier d’une structure de gouvernance adaptée pour dialoguer avec un écosystème composé d’institutionnels mais aussi d’acteurs industriels aux savoir-faire particuliers et fragiles (Start-up, PME…). D’autant que les défis capacitaires à gérer sont conséquents. 

Le premier défi réside dans l’aéromobilité, avec un vaste champ de réflexion qui va du buggy volant à l’armement des avions, en passant par le renforcement de la flotte d’hélicoptères – sursollicités par les opérations – mais aussi les hélicoptères de transports lourds de type Chinook. Comme le rappelle la devise du 4e régiment d’hélicoptères des forces spéciales « Nulle part sans nous !»[10] Devise du 4e RHFS de Pau.

Par ailleurs, il devient déterminant d’alimenter la fonction renseignement dans des opérations. Le COS a récemment qualifié la bataille de Mossoul, de « Stalingrad avec Twitter » car les FS doivent lutter contre des terroristes qui « travaillent sur les réseaux, s’échangent des informations, des techniques, se coordonnent et recrutent. C’est un nouveau champ d’affrontement [11] Audition précitée de l’amiral Laurent Isnard. ».

Impliqué dans des opérations coup de poing gourmandes en données fraîches de surveillance et de reconnaissance, le COS est une FS pionnière dans de nombreuses capacités. Les drones (qu’ils soient tactiques, opératifs et stratégiques) et les avions de surveillance (ALSR) doivent apporter une capacité de recueil des données de Renseignement d’Origine Electromagnétique (ROEM [12] ROEM : Renseignement dont les sources d’information sont des signaux électromagnétiques : communications utilisant les ondes (radio, satellitaire), émissions d’ondes faites … Continue reading) et d’origine image (ROIM[13] ROIM : Renseignement dont les sources sont la photographie aérienne, le flux de vidéo aérienne ou les images de satellites optiques ou radars.) dans une logique de discrétion, de complémentarité et de fusion sur le terrain.

Les capteurs techniques ouvrent des perspectives nouvelles en termes de renseignement humain, électromagnétique ou image. L’expérience prouve que c’est bien cette intégration en temps réel du renseignement qui permet d’anticiper, d’agir vite et loin, et de n’user que de la force strictement nécessaire. Or, le COS est un système intégré dans lequel le commando, le pilote de drone, l’analyste doivent contribuer ensemble au succès d’une action finale, synthèse de l’action de nombreux acteurs pendant de nombreux mois.

Le dernier défi réside dans le besoin en moyens de transmission et de commandement. Le défi des systèmes d’informations, incluant le champ du cyber, est permanent pour le COS (cf. partie suivante) qui doit intégrer de multiples systèmes hétérogènes en temps réel. L’équipement des soldats conserve donc toute son importance pour des commandos appelés à combattre loin de leurs bases. L’armement, l’optronique, mais aussi et surtout les radios, doivent sans cesse améliorer leurs performances au profit d’opérations complexes et exigeantes face à des adversaires qui se renforcent dans une logique de guerre de plus en plus hybride.

Dans ce contexte, les systèmes d’informations sont la colonne vertébrale de l’action des commandos mais, à ce jour, il est délicat de disposer d’une vision complète ou d’un schéma directeur cohérent car les systèmes sont développés par milieu et par fonction. L’interopérabilité interarmées doit être garantie car les FS sont l’émanation des Armées et non une force concurrente. Les FS doivent poursuivre leur interconnexion et leurs actions rendent également évidentes le partage d’information avec nos alliés, sans oublier le partage en interministériel.

Pour répondre à l’ensemble de ces défis, il est indispensable de ménager une place importante à l’innovation à des fins opérationnelles. Sur ce point, les besoins des FS sont parfois très spécifiques.

Les forces spéciales et l’innovation

La fonction innovation s’avère déterminante pour les forces spéciales. Sa pleine prise en considération supposerait de modifier le cadre juridique en vigueur, voire l’organisation actuelle.

L’indispensable prise en compte de la spécificité du COS

Premières à entrer sur le théâtre mais aussi souvent beta testeur ou primo utilisateur dans le domaine capacitaire, les FS doivent agir « Au-delà du possible » [14] Devise du 13e régiment de dragons parachutistes (ou 13e RDP).. Mais comment inscrire cette relation dans le temps ? Comment ne pas créer des étincelles avec la logique de déroulement des programmes d’armement ? Comment allier urgence de l’opération et rigueur du déroulement de l’opération d’armement[15] Instruction générale n°125/DEF/EMA/PLANS/COCA – N° 1516/DEF/DGA/DP/SDM relative au déroulement et la conduite des opérations d’armement – tome I. ? Il revient au COS, à la DGA mais aussi à la BITD de se rapprocher de ces utilisateurs finaux exigeants par nature mais au volume de commande réduit, par définition.

A cet égard, certains groupements industriels comme le GICAT[16] Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres se sont déjà structurés pour animer cet écosystème particulier, caractérisé par l’urgence, l’achat sur étagère et donc le risque d’avoir des matériels éloignés des matériels des forces conventionnelles avec qui elles doivent interopérer.

Mais la spécificité du COS impose un déséquilibre avant, favorisant l’innovation, le smart way, ce mode commando qui permet une réelle créativité des unités du COS. Il convient donc de laisser aux opérationnels la marge de créativité qui débouche sur des solutions rapides. A titre d’exemple, le projet Rakoon (Recherche Aéroportée Kit Opérationnel d’Observation Nomade) est un système conçu par un adjudant du 13e régiment de Dragons Parachutistes (13e RDP) qui permet aux opérateurs des FS de voir sur une tablette ce qu’ils devraient normalement observer à travers la lentille de leurs caméras, jumelles ou monoculaires [17] Les projets Dragon, Dracula, mule SAS, cartouche de chaux XL sont également issus d’une innovation interne aux FS.

Le COS doit également investir au maximum des dispositifs réactifs existants (CIEPCOS, MIP, EOR, Rapid) en y apportant un réel regard critique et donc une implication chronophage pour des opérateurs peu disponibles compte tenu de leur implication opérationnelle.

Le foisonnement peut être mieux organisé pour favoriser le passage délicat de l’innovation à la capacité opérationnelle sur un mode réactif. Et si la Sécurité des Systèmes d’Informations (SSI[18] Ensemble des moyens techniques, organisationnels, juridiques et humains nécessaires à la mise en place de solutions pour empêcher l’utilisation non-autorisée, la modification ou le … Continue reading) est indispensable pour garantir l’étanchéité des données sensibles qui y transitent, les processus d’homologations qui en découlent sont parfois lourds, retardant d’autant la mise en production et la formation des opérationnels. 

Le défi est également de traverser cette « vallée de la mort » entre innovation spontanée et contraintes imposées par une opération d’armement. Sur ce point, la conduite des opérations d’armement est régie par une instruction ministérielle (125/1516) garantissant le respect des performances, des délais et des coûts. Ce cadre est une garantie de transparence et de traçabilité des décisions. Mais le besoin de processus adaptés est plus que jamais prégnant, dans un contexte où les forces armées sont engagées en OPEX dans des configurations changeantes, où les menaces sont évolutives et où le déploiement de technologies nouvelles s’accélère de façon significative, surtout dans le numérique.

Un autre défi réside dans l’adaptation du cadre juridique en ce domaine. L’ordonnance du 23 juillet 2015 refondant le droit des marchés publics[19]https://www.legifrance.gouv.fr/eli/ordonnance/2015/7/23/EINM1506103R/jo/texte, rappelle que les marchés publiques doivent respecter les principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. « Ces principes permettent d’assurer l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics ». Cependant, pour les marchés publics de défense ou de sécurité, l’ordonnance rappelle que l’objectif est aussi « d’assurer le renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne ». En particulier, l’alinéa 7 de l’article 16 permet à l’Etat de déroger à la règle d’égalité de traitement et de publicité des appels d’offre pour « les marchés publics destinés aux activités de renseignement ». L’urgence de certaines opérations des FS pourrait imposer un ajustement de cette ordonnance du 23 juillet 2015, en insérant un alinéa prenant en compte les marchés publics destinés aux activités urgentes des Forces Spéciales (cf. la proposition d’amendement en fin de note).

COS et DGA : un lien à préserver

Toutefois, cette flexibilité et cette liberté ne doivent pas constituer pour le COS une occasion de prendre ses distances avec la DGA. Les deux ont besoin de la culture de l’autre : l’innovation des commandos doit irriguer la DGA qui en fait une priorité de sa transformation [20] Michel CABIROL, « Les cinq grands défis de Joël Barre à la tête de la DGA », La Tribune, 23 août 2017..

La maîtrise des systèmes complexes et l’approche capacitaire doit nourrir le projet de transformation du COS. En effet, la mission de la DGA est d’équiper les Armées et donc les FS. Elle a pour vocation de conduire un plan d’acquisition (PA) et ne doit pas se réduite à une agence de contractualisation.

Le PA s’inscrit dans une méthodologie qui débute avec la spécification, l’architecture, la qualification et la réception. Il faut faire correspondre aussi bien la planification de la DGA (qui lui permet de gérer plus de 80 Programmes à Effet Majeur (PEM) par an et de passer plus de 200 contrats) que les besoins des FS souvent exprimés dans l’urgence.

Pour rester au contact du besoin du COS, la DGA a placé un de ses ingénieurs au Bureau Prospective du COS afin de mieux comprendre le besoin tandis qu’un Architecte Capacitaire est spécifiquement en charge des FS. Par ailleurs, et dans la mesure où les FS ont besoin de technologies rapidement évolutives, la DGA a mis en place des dispositifs adaptés comme :

  • RAPID : Dispositif de soutien à l’innovation dédié au PME et ETI qui peut parfois connaître une mise en œuvre longue si l’opérationnel ne frappe pas à la bonne porte de la DGA ;
  • OER : les Opérations d’Expérimentations Réactives doivent permettre des essais avant de lancer une acquisition ;
  • UO : les Urgences Opérationnelles sont des procédures plus rapides qui doivent aboutir à une notification entre 6-4mois quand le processus nominal est de 11 mois.  Un tiers des Urgences Opérationnelles est dédié au besoin FS : lunettes, postes de communication tactiques longue portée ;
  • NSPA : La NATO Support and Procurement Agency permet des achats de COTS (« commercial off-the-shelf » qui signifie : vendu sur l’étagère) lors de processus d’acquisition délégué par la DGA qui a permis l’acquisition de système ROVER ou de bras polyvalent pour le C130.

Maintenir un bloc capacitaire en cohérence avec les missions assignées par les autorités d’Etat

Si l’innovation est au centre de la culture commandos, certains équipements nécessitent de s’inscrire dans la tradition planificatrice du Ministère des Armées.

Les FS sont animées d’un esprit singulier qui les pousse sans cesse à « faire autrement », pour améliorer leur efficacité militaire. C’est un esprit start-up qui habite le COS et l’oblige à une réelle agilité via une démarche d’intégration rapide du besoin des forces spéciales dans un nombre croissant de programmes d’armement et à ainsi optimiser le lien avec le monde de l’entreprise. Cet état d’esprit vise à raccourcir la boucle innovation/développement/acquisition/déploiement opérationnel.

L’enjeu pour les FS est alors d’éviter que les difficultés budgétaires mettent en danger le calendrier de certains programmes (VFS ; Véhicule des Forces Spéciales – Réno C130) tout en gérant la « concurrence » des programmes traditionnels. C’est pourquoi, il faut assurer la pleine cohérence entre le Schéma Directeur des FS et le plan d’équipement des Armées.

La DGA a un rôle important à jouer car elle pilote pour les FS certains programmes à effets majeurs (PEM) qui leur sont dédiés :

  • Le Véhicule Forces Spéciales : il s’agit de véhicules légers, lourds et de leurs remorques. L’opération a été lancée selon la procédure classique d’acquisition, mais l’urgence du besoin a conduit à une livraison plus rapide de 25 moyens. En conséquence, la Spécification Technique du Besoin (STB) a bénéficié d’une adaptation réactive tandis que les VLFS (Véhicule Légers des Forces Spéciales) ont fait l’objet d’une livraison plus rapide ;
  • La rénovation des C130 : il s’agit de la mise aux normes ainsi que de l’amélioration de la capacité tactique de la navigation et du pilotage dont la prochaine livraison est attendue par les FS.

Toutefois, ces processus souffrent peut-être d’un défaut de réactivité face à un ennemi agile et à des théâtres évolutifs, ce qui nécessite que la DGA s’adapte en :

  • améliorant le processus de transformation du besoin en STB. Plus il y a anticipation, plus le programme d’armement en sera accéléré ;
  • investissant sur la réforme en cours de la Maîtrise de l’architecture du système de défense (MASD) pour permettre une meilleure traçabilité des exigences grâce aux méthodes d’ingénierie système et arriver à un système plus mature avant les essais pour accélérer la qualification des systèmes ;
  • organisant une meilleure complémentarité entre essais industriels, étatiques et opérationnels. Il faut éviter les redondances pour une meilleure complémentarité ;
  • étant attentive aux qualifications des systèmes déjà utilisés par les autres Armées, ce qui pourrait permettre d’alléger la procédure en demeurant toutefois vigilant aux conditions d’emplois sur des théâtres différents.

Le commando est un soldat entrainé et équipé à la culture particulière qui doit alimenter l’esprit de réforme qui souffle sur le ministère des Armées et qui doit ainsi faire souffler un vent nouveau sur son écosystème (BITD, Interministériels, Alliés…). « Qui ose gagne ! » [21] Devise du 1er RPIMA Dans cet esprit, le COS pourrait être davantage utilisé comme un laboratoire pour valider certains matériels mais aussi certains processus.

Précurseur, le COS doit aussi accueillir de nouvelles compétences essentielles, mais à ce jour encore échantillonnaires, des métiers nouveaux notamment dans la guerre électronique, le cyber, l’emploi des capteurs modernes.

Conclusion : les FS, une culture précieuse pour les Armées

En permanence sur le fil, les FS représentent autant un risque qu’une opportunité pour le modèle des Armées : un risque de décrochage technologique par rapport aux forces conventionnelles, compte tenu de leur perpétuelle réforme et de leurs équipements particuliers, mais aussi une opportunité culturelle par l’esprit d’innovation qui les anime et qui pourrait irriguer la transformation du ministère des Armées voulue par la Ministre.

Exigeante par nature, suspicieuse par nécessité, la famille des FS forme une communauté humaine remarquable, à l’engagement total, de tous les instants, au service de notre pays. Une famille soudée parfois compliquée à intégrer. Cependant l’ouverture est aujourd’hui nécessaire aussi bien pour intégrer des ruptures technologiques de plus en plus rapides mais surtout pour faire face à des ennemis qui s’adaptent de plus en plus rapidement.

Car les Armées sont confrontées à des organisations aptes à passer d’une action militaire classique à une action asymétrique puis à disparaître rapidement, d’une logique de conquête territoriale à une logique du faible au fort. Les ennemis de la France ne respectent pas les « règles » de la guerre et s’installent là où l’Etat a failli. Ils exploitent les faiblesses de nos sociétés connectées et utilisent des vecteurs de communications modernes, d’action cyber offensive mais aussi des opérations d’influences calibrées. Face à ces organisations violentes, les FS sont indispensables.

Mais rien de grand ne se réussit seul, et le COS doit animer son écosystème de partenaires pour les amarrer à sa culture si particulière. Ses partenaires doivent également apprendre à marcher sur le fil, à prendre des risques et à s’exposer. Tous ont à gagner à faire un pas vers l’autre. 

Même si elles sont discrètes, les missions du COS sont ontologiquement exposées. Les FS continuent de payer un lourd tribut à leur engagement, jusque dans leur chair : vingt-six blessés et deux militaires tués au cours des trois dernières années dont, l’automne dernier, un adjudant du 13e régiment de dragons parachutistes (RDP) sur le théâtre levantin.

Annexes : proposition d’amendement modifiant l’ordonnance relative aux marchés publics

A l’article 16 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, après les mots « activités de renseignement », ajouter les mots « telles que définies à l’article L 811-3 du code de la sécurité intérieure ou aux activités des unités des forces spéciales ».

Notes

1 Activities conducted to enable a resistance movement or insurgency to coerce, disrupt, or overthrow a government or occupying power by operating through or with an underground, auxiliary, and guerrilla force in a denied area. Also called UW.”, Department of Defense Dictionary of Military Terms (Joint Pub 1-02), page 265.
2 Ulrich BOUNAT, Le temps de la guerre « hybride », Libération, 25 juin 2017. http://comite-ukraine.blogs.liberation.fr/2017/06/25/combattre-au-temps-de-la-guerre-hybride/Sur la notion d’hybridation, le lecteur pourra se référer à Jean-François GAYRAUD, Théorie des hybrides : terrorisme et crime organisé, Paris, CNRS Editions, 2017.
3 Nom donné à une unité de combattants engagés dans les conflits en Afrique du Nord ou dans le Sahel.
4 https://www.defense.gouv.fr/operations/operations/autres-operations/operations-achevees/operation-serval-2013-2014
5 LPM 2019-2024, rapport annexé, p. 20.
6 Jean-Dominique MERCHET, « Le Royaume-Uni va envoyer des hélicoptères pour aider les Français au Sahel », L’Opinion, 18 janvier 2018. https://www lopinion.fr/edition/international/royaume-uni-va-envoyer-helicopteres-aider-francais-sahel-141646
7 https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000344721
8 Audition de l’amiral Laurent Isnard, commandant les opérations spéciales, Commission de la défense nationale et des forces armées Mardi, 19 décembre 2017.
9 LPM 2019-2025, rapport Annexé, page 15.
10 Devise du 4e RHFS de Pau.
11 Audition précitée de l’amiral Laurent Isnard.
12 ROEM : Renseignement dont les sources d’information sont des signaux électromagnétiques : communications utilisant les ondes (radio, satellitaire), émissions d’ondes faites par un radar ou par des instruments de télémesure.
13 ROIM : Renseignement dont les sources sont la photographie aérienne, le flux de vidéo aérienne ou les images de satellites optiques ou radars.
14 Devise du 13e régiment de dragons parachutistes (ou 13e RDP).
15 Instruction générale n°125/DEF/EMA/PLANS/COCA – N° 1516/DEF/DGA/DP/SDM relative au déroulement et la conduite des opérations d’armement – tome I.
16 Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres
17 Les projets Dragon, Dracula, mule SAS, cartouche de chaux XL sont également issus d’une innovation interne aux FS
18 Ensemble des moyens techniques, organisationnels, juridiques et humains nécessaires à la mise en place de solutions pour empêcher l’utilisation non-autorisée, la modification ou le détournement du système d’information.
19 https://www.legifrance.gouv.fr/eli/ordonnance/2015/7/23/EINM1506103R/jo/texte
20 Michel CABIROL, « Les cinq grands défis de Joël Barre à la tête de la DGA », La Tribune, 23 août 2017.
21 Devise du 1er RPIMA