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Politique industrielle, organisation du travail, circuit court et logement : les transformations possibles de l’emploi dans les territoires de demain à l’aune de l’exemple américain ? [Note #73]

Membre du Conseil d'administration de l'association Français du monde-adfe

L’environnement économique post-Covid-19 va rendre nécessaires de nouvelles modifications des réglementations du travail, et notamment du télétravail. Mais cela ne résoudra pas la question, de plus en plus pressante, de l’insuffisance du nombre d’emplois rémunérés dans le monde par rapport aux besoins des individus. Celle-ci se pose avec force pour les pays en développement, mais elle concerne également les pays développés, à l’instar de la France, d’un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif.

       En effet, dans son rapport de janvier 2020, le Bureau International du Travail (BIT) estime que le problème essentiel en matière d’emploi réside dans l’absence d’un nombre suffisant d’emplois rémunérés au niveau mondial. Selon lui, 480 millions de personnes souhaiteraient travailler mais ne le peuvent pas. Au-delà de l’absence d’activité, l’inadéquation entre l’offre et la demande de main-d’œuvre se traduit aussi par une sous-utilisation de la main-d’œuvre disponible. La crise a sans doute aggravé ce phénomène qui incarnera le problème majeur des prochaines années, y compris en France. Le revenu universel est souvent évoqué pour y remédier, entre autres « vertus ».  Car la notion d‘accès à un emploi digne ou à une activité valorisante, dans les deux cas rémunérés, doit faire l’objet d’une réflexion.

Pour des politiques industrielles ambitieuses et coordonnées

       Dans ce cadre, le rôle des politiques publiques et, en particulier, des politiques industrielles, de cohésion, d’aménagement du territoire ou d’organisation du travail,a été quelque peu oublié ; pourtant, leur rôle s’avère crucial, notamment dans la période post-Covid-19. D’autant que l’État et les collectivités locales constituent de très gros employeurs, souvent les premiers sur un territoire donné. 

       Sur ce point, certains Etats américains peuvent fournir de précieux exemples. A ce titre, la détermination du gouverneur du Massachussetts traduite dans une politique minutieusement élaborée a permis d’ériger Boston en centre mondial de la biotech, alors même que le sujet était inconnu à la ville jusqu’en 2008. Des zones industrielles du Massachussetts, délaissées dans le passé, ont ainsi connu une profonde revitalisation, avec par exemple des usines de thérapie cellulaire. Or, parmi les emplois créés, 45 % d’entre eux l’ont été par des personnes ayant le niveau baccalauréat, 25% par des personnes sans le baccalauréat. L’attractivité ne se résume donc pas aux emplois hautement qualifiés

            A une certaine époque, les Français ont eux aussi su créer de telles conditions de travail, alliant recherche, université et entreprises. On citer l’exemple de Sophia Antipolis. Pourtant, aujourd’hui, parler de politique industrielle ou d’aménagement du territoire paraît obsolète à certains. Des décisions publiques induisant d’importantes conséquences en matière de travail sont prises tous les jours par les pouvoirs publics, mais elles s’avèrent peu coordonnées et concertées. A ce titre, la politique d’attractivité encouragée entre régions (comme entre pays au niveau mondial) entraîne-t-elle des conséquences positives sur les conditions de travail au plan local ? Certes, elle attire des investissements étrangers, mais des conditions d’emploi varient selon les conventions d’installation, souvent très aidées au niveau local. Les exemples les plus éloquents sont ceux d’Amazon ou de McDonald’s.

  • Ces dernières années, McDonald’s, leader mondial de la restauration rapide et deuxième employeur privé au monde, a régulièrement été pointé du doigt. Malgré ses 73 000 salariés en France, le droit social des PME s’applique au groupe dans la mesure où chaque restaurant est considéré comme une structure indépendante des autres. Cela permet au groupe de payer moins d’impôts, pratiquer l’optimisation fiscale, de ne pas mettre en place des comités d’entreprises, etc. Ainsi, le terme “McJobs” désigne-t-il des emplois précaires, propices au détournement du droit syndical, à l’évitement fiscal, mais à la dégradation de l’environnement. 
  • Dans la crise actuelle se joue aussi une bataille autour d’Amazon. Depuis mi-mars, en France, les syndicats et la direction s’opposent sur les mesures de protection apportées aux salariés. Le bras de fer a dépassé le cadre d’un simple conflit interne et illustre la complexité de la relation d’Amazon avec la France et les pouvoirs publics.  Selon des informations publiées par Le Monde, le groupe emploie en France 9 300 personnes en contrat à durée indéterminée, auxquelles il convient d’ajouter des intérimaires qui œuvrent sur vingt sites. Le courage des employés d’Amazon France, qui ont poursuivi l’entreprise en justice et « gagné », a récemment été salué dans une tribune du New York Times : « la bataille en France montre l’importance de solides protections sociales pour améliorer la sécurité des employés ». 

            En période de confinement, la puissance et la spécificité de ces multinationales leur ont permis de maintenir leur activité et d’assurer des emplois, même de qualité médiocre. À les écouter, elles seules pouvaient œuvrer. La mésaventure vécue aux États-Unis par Alexandria Ocasio-Cortez, membre de la Chambre des représentants, l’illustre : après s’être élevée contre l’installation d’Amazon dans le Bronx, le désastre économique engendré par le confinement l’a conduite à subir  de violentes critiques pour avoir provoqué la perte de 20 000 emplois potentiels. Fort heureusement, le sujet du salaire minimum et du droit à une représentation syndicale restent au cœur de la campagne présidentielle américaine.

            Fort de ces constats, et pour favoriser le travail sur son territoire, un État ne peut plus faire l’économie d’une politique industrielle et d’une volonté de cohérence entre les territoires, dans une logique coopérative ; la question de la répartition des décisions entre l’État central et les régions doit se régler selon les types d’interventions requises. Or la politique industrielle n’est pas l’apanage des pays dirigistes. Dans une conception rénovée de la politique, il s’agit d’un mode d’intervention stratégique de l’État qui ne devrait pas être décorrélé des politiques en matière d’emploi.

Avant la relocalisation, penser l’organisation du travail et la promotion des circuits courts

            L’épidémie de Covid-19 semble avoir plus que jamais remis au goût du jour la notion de relocalisation. A cet égard, dans une publication récente parue dans le New York Times, Robert Lighthizer, représentant au commerce depuis 2017, estime que le temps de la délocalisation est révolu. La pandémie devrait donc accélérer le retour de certaines industries aux États-Unis. Toutefois, une politique industrielle d’État poursuivant un objectif en matière d’emploi pourra chercher à développer l’économie et les entreprises locales, avant même d’évoquer la « relocalisation ». Cela exige néanmoins un accès à l’information et des infrastructures de qualité. Eric Schmidt, ex-président de Google et président du Defense Innovation Board, relevant du Pentagone, évoque ainsi un investissement massif dans les infrastructures pour consolider l’économie américaine après la sortie de crise. Il souhaite en priorité un investissement dans les infrastructures de communication, à l’instar de la 5G et, plus globalement, le déploiement du très haut débit dans les zones rurales.

            En France, le développement du télétravail, prévisible après la crise de la Covid-19, confirmera l’importance de cette double exigence d’accès à l’information et d’infrastructures numériques renforcées. Le développement de l’éducation à distance et de la formation pour adultes le requiert aussi. Mais pour les nombreuses tâches qui ne peuvent être accomplies en télétravail, une politique industrielle des territoires s’avère plus encore nécessaire. Les personnes accomplissant ces tâches doivent pouvoir, elles aussi, accéder à l’information hors travail, ainsi qu’à la formation continue. L’égalité de couverture et la fin des zones blanches devraient constituer une prioritéd’une politique industrielle orientée vers l’emploi.

            Tout cela ne peut s’appréhender correctement qu’au niveau de l’État, avec l’éclairage complémentaire que peuvent apporter les collectivités locales, sauf à imaginer de s’en remettre à des monopoles privés comme Google ou Facebook. Ainsi, aux États-Unis, certains États se tournent-ils vers ces géants pour les aider à affronter les défis technologiques posés par la hausse du chômage (sites web saturés, plateformes téléphoniques trop anciennes).

            Pourquoi également ne pas élargir la notion de circuit court, introduite dans le code de la commande publique depuis 2011 et améliorée en 2015. Réservée à l’agriculture et à la restauration, l’orientation environnementale prise en 2015 autoriserait à envisager son élargissement.  Dans l’industrie du textile, par exemple, secteur considéré comme l’un des plus gros pollueurs (transport, produits chimiques, surproduction etc.), la question du circuit court revient aussi à trouver un produit intelligent pour consommer moins et mieux.

            Pourquoi toujours se réfugier derrière « Bruxelles » pour ne pas le faire ? La sortie de crise permettra et même demandera cette « audace », que d’autres États européens pourraient bien accueillir du fait de son réel impact environnemental.

Le logement : variable d’ajustement de la relocalisation ?

            La relocalisation de certaines industries pourrait augmenter le prix des produits de première nécessité, au moins à court terme. Comme le rappelait récemment Guillaume Duval devant les socialistes de l’étranger, le risque inflationniste est sérieux.  Ainsi, avec l’augmentation des prix, pourrait-on observer une diminution du pouvoir d’achat des ménages. Ces derniers consacreront alors certainement et mécaniquement une part moindre de leur budget global au logement, poste qui constitue la principale variable d’ajustement. Migreront-ils à la recherche d’un logement moins cher ? Cette question prend toute son importance en France, où le coût du logement est, par exemple, bien plus élevé qu’en Allemagne.

            D’autant que la peur de la densité des transports en commun, ainsi que le désir d’un environnement plus sûr pourraient attirer vers les banlieues et les zones rurales en particulier les familles avec enfants et les personnes vulnérables. Cette migration pourrait être encouragée par le recours de plus en plus important au télétravail depuis la crise sanitaire. Le télétravail permet par exemple une réduction de 40 minutes du temps moyen de trajet domicile-travail (en France). Le Brookings Institute, célèbre think tank américain, confirme que ce phénomène progressera au-delà de la crise, avec, à la clé, la disparition potentielle de 30 millions d’emplois urbains aux États-Unis.

            Or, si l’histoire nous prouve que les grandes villes sont résilientes parce qu’elles offrent de meilleures opportunités d’emploi, de nombreux aspects de la sécurité sanitaire posent cependant des défis particuliers qui renvoient à la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement médical et alimentaire des villes. A ce titre, selon Joel Kotkin[1]Joel Kotkin est membre de l’Université Chapman en Californie, en études urbaines. Il dirige l’Urban Reform Institute, a center for opportunity urbanism, un institut d’urbanisme conservateur … Continue reading, directeur de l’institut américain Urban Reform Institute, la pandémie démontre que les villes doivent changer, se dé-densifier pour mieux répondre aux nouvelles exigences de sécurité sanitaire ; il s’appuie notamment sur le constat que la pandémie s’est surtout propagée dans les zones de plus forte densité aux États-Unis. Ce chercheur défend l’idée qu’une dispersion de la population pourrait également permettre de mieux répartir les emplois sur le territoire et réduire le coût du logement en milieu urbain. D’un autre côté, d’autres forces pousseront au retour vers les grands centres urbains. Les populations jeunes et ambitieuses continueront à affluer dans les villes à la recherche d’opportunités personnelles et professionnelles.

            Une véritable action sur le travail de demain ne pourra faire l’économie d’une réflexion approfondie sur une nouvelle politique publique industrielle, intégrant emploi et aménagement du territoire. Développer l’économie et promouvoir l’emploi n’est pas synonyme de repli sur soi. La thématique de la ville durable, résiliente et solidaire, occultée par l’immédiateté et la gestion opérationnelle de la crise, doit redevenir une piste et une ambition au niveau international pour l’après-crise. L’augmentation de la part des circuits courts dans la production nationale, favorable à une écologie maîtrisée, devra co-exister avec le maintien des échanges internationaux[2] Remerciements pour leurs conseils et leur relecture attentive à Claude Revel, ancienne Déléguée Interministérielle pour l’Intelligence Economique, Christian Eckert, ancien Ministre du Budget, … Continue reading.

Notes

1 Joel Kotkin est membre de l’Université Chapman en Californie, en études urbaines. Il dirige l’Urban Reform Institute, a center for opportunity urbanism, un institut d’urbanisme conservateur et libertarien basé à Houston au Texas.
2 Remerciements pour leurs conseils et leur relecture attentive à Claude Revel, ancienne Déléguée Interministérielle pour l’Intelligence Economique, Christian Eckert, ancien Ministre du Budget, Boris Faure, Secrétaire National chargé de l’International et de l’Europe  au syndicat UNSA, Jonas Anne-Braun, Inspecteur des Finances, Nathalie Ponak, Directrice d’Acadomia Miami, Vanessa Gondoin-Haustein, Project Manager Emcemo, Charles Romero et Philippe Moreau, membres du bureau national de l’association Français du monde-adfe.