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Zones de turbulences entre Paris et Téhéran : quand Air France illustre les errances de la diplomatie [Tribune #18]

Doctorant en histoire contemporaine, Université Rennes 2 (E.A. Tempora)

      Le 18 septembre, le dernier avion de la compagnie Air France en direction de Téhéran s’est envolé de Paris. L’interruption de la desserte avait été annoncée à la fin du mois d’août par la compagnie en raison d’une faible rentabilité commerciale depuis la mise en place de sanctions américaines à portée extraterritoriale contre la République islamique. Quelques semaines auparavant, la Maison Blanche avait annoncé l’interdiction de toute transaction en dollars touchant aux secteurs de l’automobile et de l’aéronautique. A l’époque, Air France avait déjà rétrogradé vers sa filiale low cost (Joon) les liaisons avec l’Iran.

            Même si la compagnie a annoncé que les vols AF738 pourraient reprendre en mars prochain, avec la saison touristique, ce désengagement témoigne de la détérioration de la confiance entre la France et la République islamique. Car l’histoire de la ligne Paris-Téhéran est en effet un étalon sensible des relations changeantes entre les deux pays.

            En effet, il y a quarante ans, c’est à bord d’un Boeing 747 de la compagnie française que l’ayatollah Khomeini quittait Paris pour Téhéran à la suite de l’effondrement du régime impérial. Expulsé d’Irak où il purgeait un exil imposé par le shah d’Iran, l’ayatollah était rentré sans visa en France en 1978. Il s’agissait alors pour la France de donner à voir son ouverture d’esprit et de ses frontières, tout en permettant au shah d’Iran, devenu partenaire commercial de premier ordre, de se débarrasser d’un opposant encombrant.

            Mais le double jeu de Paris ne tarde pas à se révéler risqué : tout en maintenant une apparence placide faisant de lui une icône de la gauche occidentale, l’ayatollah attise en clandestinité la révolte populaire qui

déstabilise en Iran le régime impérial. Et, à son retour en Iran, la révolte se fait révolution et la Révolution devient islamique.

            Après ce changement de régime, la République française peine à maintenir un semblant de relations diplomatiques avec son homologue iranienne. Or, le désengagement des entreprises françaises conduit à  l’escalade : dès 1979, Téhéran réclame le remboursement du prêt Eurodiff, à l’origine du développement du site nucléaire du Tricastin, dans la Drôme ; et en 1981, Paris refuse de livrer à l’Iran la part d’uranium auquel il a droit au terme du contrat. Signe des temps, Air France interrompt alors ses liaisons entre les deux capitales.

            Le contentieux s’approfondit avec le déclenchement de la guerre Iran-Irak en septembre 1980 : la France manifeste alors une préférence irakienne, sous l’influence des héritages de l’histoire et dans le sillage des Américains, ignorant de fait l’agression dont l’Irak s’était rendu coupable à l’égard de l’Iran. Ce contentieux prend une dimension tragique au milieu des années 1980 avec l’enlèvement par le Hezbollah de deux diplomates (Marcel Carton et Marcel Fontaine) et de deux journalistes français (Jean-Paul Kauffmann et Michel Seurat), les attentats de 1986 puis la rupture des relations diplomatique entre Paris et Téhéran qui conduit à la « guerre des ambassades ». A nouveau, la ligne entre Paris et Téhéran est interrompue, jusqu’à la libération des otages en 1988.

            Néanmoins, en dépit de ce dénouement favorable, la guerre Iran-Irak et la « décennie des otages » auront accéléré la diaspora de l’ancienne bourgeoisie iranienne francophone et la fermeture des instituts culturels français, faisant disparaître les derniers piliers de l’influence française en Iran.

            En 1997, l’arrivée au pouvoir de Mohammad Khatami et sa volonté d’ouvrir un « dialogue de civilisation » conduisent à un réchauffement des relations entre Paris et Téhéran. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, réussit alors à convaincre Jacques Chirac de recevoir le président iranien en amont de son intervention devant la Conférence générale de l’UNESCO, en octobre 1999.

            Cependant, le rapprochement ne survit pas aux alternances politiques : l’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad en Iran et de Nicolas Sarkozy en France, respectivement en 2005 et 2007, ravive une crise de confiance alors que l’Iran reprend son programme nucléaire. Dans ce contexte, en octobre 2008, Air France suspend une nouvelle fois sa liaison vers Téhéran.

            L’année suivante, l’arrestation de Clotilde Reiss en Iran sous une accusation d’espionnage accentue la détérioration des relations diplomatiques entre les deux pays.

            En avril 2016, soixante-dix ans après l’inauguration du premier vol vers la Perse, la ligne aérienne directe est à nouveau rétablie. La liste des passagers du vol inaugural pose les jalons des retombées attendues : Patrick Jeantet, directeur général délégué du groupe ADP, Patrick Ropert, président de SNCF Gares et Connexion, ainsi que des représentants de Thales et d’Airbus. La signature, l’année précédente, du Joint Comprehensive Plan of Action avait en effet permis de proposer une solution à la nucléarisation de la République islamique tout en autorisant sa réinsertion dans le concert des puissances.

            De fait, les entreprises françaises ne tardent pas à partir à la reconquête des marchés persans : PSA, Total et Bouygues renouent avec la politique des « grands contrats » promue par la France dans les années 1970, alors que les relations entre la France et l’Iran étaient à leur zénith.

            Le « compromis de Vienne » est salué comme une victoire de la diplomatie par l’ensemble des observateurs et des acteurs de la politique iranienne. Il prévoit un encadrement strict de la nucléarisation du pays et doit servir de base au contrôle de sa politique régionale. L’accord permet enfin de favoriser le retour des Occidentaux en Iran et de consolider la position du président Rohani en évitant à l’économie iranienne de s’enliser dans la crise. L’opiniâtreté française, qui avait manqué de faire échouer les négociations, a ménagé les enthousiastes et les sceptiques.

            L’apaisement n’en est pas moins fragile politiquement car l’accord n’a pas la force d’un traité multilatéral mais présente les limites d’un texte engageant de bonne foi les parties signataires. De plus, l’implication du président Obama sur le dossier est allée à contre-courant d’une opinion publique et d’une partie du Congrès viscéralement hostiles au régime des mollahs. Enfin, le US Iran Nuclear Agreement Review Act adopté en mai 2015 oblige le président américain à certifier tous les 90 jours que l’Iran respecte bien les conditions du JCPOA et que l’accord est respecté et conforme aux intérêts vitaux des Etats-Unis. 

            Par conséquent, en mai et août 2018, l’annonce par l’administration Trump du retrait américain de l’accord et du rétablissement de sanctions à l’endroit de l’Iran place la France et les autres pays signataires dans une position de faiblesse et d’incohérence. En outre, la dimension extraterritoriale des sanctions prononcées remet en question la reconquête des marchés iraniens par les entreprises occidentales.

            De fait, trois ans après la ruée vers l’Iran, l’heure est à nouveau au repli :

  • PSA a annoncé dès juin qu’il suspendrait ses activités sur un marché pourtant porteur, à moins d’obtenir une dérogation de l’administration américaine.
  • Total a déjà mis fin à l’accord d’exploitation du gisement gazier de South Pars, remettant en question un projet d’investissement de 5 milliards de dollars.
  • Renault a annoncé la mise en veille de ses activités.
  • De leur côté, Danone et Sanofi semblent résister aux pressions américaines, les sanctions ne concernant pas les secteurs agro-alimentaires et pharmaceutiques. Les deux firmes sont néanmoins de plus en plus confrontées aux difficultés du financement de leurs activités, les banques étant plus que réticentes à s’engager dans les turbulences iraniennes.

            Dans ces conditions, l’annonce de la cessation de la liaison aérienne entre Paris et Téhéran n’est que le nouvel épisode d’une liste déjà longue. Et cette tendance au repli s’accélère et se généralise, British Airways imitant l’interruption de la desserte de l’Iran le 22 septembre.

            Outre les effets dévastateurs qu’il promet d’avoir sur une économie iranienne en proie à une inflation galopante, il est à craindre que ce repli des acteurs économiques ne conduise au remords d’un nouvel avivement des tensions avec la République islamique. La France demeure à ce jour signataire d’un texte dont l’Iran respecte la lettre, comme le confirment les inspections régulières de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique. Or, la pression des sanctions extraterritoriales contraint Paris à se soumettre par dépit à la politique de confrontation imposée à l’Iran par Donald Trump. Le risque est grand que les conservateurs iraniens perçoivent cette situation comme une nouvelle preuve du manque de fiabilité de ses partenaires occidentaux, mais aussi du peu de crédit à accorder à la voie de la diplomatie et aux voix de la communauté internationale.

            Dans un contexte de faible emprise de la présidence française sur l’ami américain, les incertitudes pesant sur le mécanisme anti-sanctions destiné à faciliter les transactions financières proposé par l’Union européenne sont encore trop importantes pour restaurer la confiance. Le précédent des contrats des années 1970 et celui des conflits des années 1980 laissent craindre les dimensions dramatiques d’une détérioration future des relations entre la République française et la République iranienne.

            D’autant que, depuis la nomination en juin de François Sénémaud comme représentant personnel d’Emmanuel Macron pour la Syrie, le poste d’ambassadeur à Téhéran demeure vacant. Et la nomination d’un successeur a été ralentie par la découverte de l’implication de certains cercles du pouvoir iranien dans une tentative d’attentat visant l’opposition iranienne déjouée en France au mois de juillet.

            Dans ce contexte d’incertitudes, la publication d’une note interne au Quai d’Orsay à la fin du mois d’août a renforcé le malaise. Le texte recommandait aux diplomates et fonctionnaires français de reporter leurs éventuels voyages dans le pays. Il a été justifié peu après par un durcissement de la position de l’Iran à l’égard de la France.

            Et, deux semaines plus tard, l’attaque de l’ambassade iranienne en France par un groupe d’individus a aiguisé les tensions : les autorités iraniennes ont critiqué la lenteur de la réaction des autorités et demandé au Gouvernement français de prendre les mesures nécessaires pour la protection des missions diplomatiques. L’injonction sonne comme un écho aux prises d’otages de Téhéran qui avaient dynamisé la Révolution iranienne, dont la République islamique s’apprête à célébrer le quarantième anniversaire.

            Lors de la Conférence des ambassadeurs et des ambassadrices qui s’est tenue le 27 août au palais de l’Elysée, le président Macron a rappelé que « la France a proposé le chemin d’une négociation élargie avec l’Iran ». Si l’on veut lui trouver une substance dans la pratique de la politique étrangère, le « en-même-temps » macronien serait bien inspiré de veiller à la pérennité de relations acceptables tant avec les Etats-Unis, qui ne sauraient perdre leur statut d’allié incontournable, qu’avec la République iranienne, qui devrait demeurer un interlocuteur indispensable. Alors la ligne Paris-Téhéran pourra à nouveau sortir de ses zones de turbulences et clarifier les horizons de la diplomatie.