Election de Joe Biden : pour nous Européen.ne.s, une victoire à saluer sans naïveté ! [Tribune #41]
Evénement politique de portée mondiale sur lequel les observateurs de tous les pays avaient les yeux rivés, l’élection présidentielle américaine revêtait une dimension particulière sans doute à raison de l’enjeu noué autour de Donald Trump. En matière de politique internationale, en particulier, les foucades et rodomontades de l’hôte de la Maison Blanche ont contribué à dégrader le climat géopolitique. Il a, en outre, fait montre d’une propension exacerbée au désengagement et à « l’isolationnisme » même si ces orientations étaient déjà amorcées sous l’ère Obama.
Souvenons-nous notamment des propos d’Hubert Védrine qui notait la « désinvolture » de Barack Obama à l’égard des européens, ce dernier préférant se tourner vers des partenaires jugés plus stratégiques (Russie, Chine) dans un monde de plus en plus multipolaire :
- Cela s’est manifesté par des absences à des rencontres UE-USA comme lors du sommet du Madrid en 2010, voire même la remise en cause du cadre de ces rencontres de haut niveau.
- Autre révélateur : le sommet sur le climat de Copenhague au cours duquel l’administration Obama balaya les propositions européennes et leur préféra la signature d’un texte alternatif avec la Chine, la Russie, le Brésil et l’Inde.
- L’abandon du projet Bush de « bouclier oriental », qui devait voir le déploiement de batteries anti-missiles en Pologne et d’un radar dernière génération en République tchèque, en fournit une autre illustration emblématique. L’Amérique d’Obama entamait déjà un revirement stratégique que son successeur a accru avec beaucoup plus de brutalité, de confrontation, mais qui s’inscrit dans le « temps long de la diplomatie américaine » depuis la fin des années 2000.
Donald Trump est ainsi « passé un cran au-dessus ». Son rapport à l’Europe a été caractérisé par des tensions continues, voire de la défiance. On se souviendra notamment des droits de douane prohibitifs appliqués par les Etats-Unis sur l’acier (25%) et l’aluminium (10%) européens au printemps 2018. L’action a été prolongée par une guerre commerciale amorcée à l’automne 2019, lorsque l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) autorisa les Etats-Unis à taxer les importations européennes du secteur de l’aéronautique à hauteur de 7,5 milliards de dollars, obligeant l’Union européenne à brandir le spectre de représailles de même teneur face à Boeing.
On pourrait continuer d’égrener d’innombrables exemples, sans même évoquer le volet géostratégique marqué par le souhait de l’administration Trump de faire payer au prix fort sa présence militaire aux pays européens concernés (en premier chef la Pologne) avant de brandir la menace du retrait des forces américaines. Un argument politique très fort pour les pays d’Europe centrale et orientale régulièrement sous la menace du voisin russe, et dont une part de la sécurité repose, depuis plusieurs décennies maintenant, sur une présence américaine dissuasive permanente.
S’il ne fait pas de doutes que Joe Biden renouera avec un fonctionnement diplomatique plus traditionnel et s’il paraît clair que, dans sa conception, les Européens demeurent les alliés traditionnels des Etats-Unis, il ne faut pas se bercer d’illusion concernant la position du futur Président démocrate à l’égard de l’Union européenne. Comme Obama, il ne verra pas d’un bon œil le renforcement de la souveraineté européenne qui pourrait menacer, à terme, la domination américaine. Comme celui dont il fut le Vice-Président, il continuera de jouer des dissensions entre les principaux Etats (comprendre la France et l’Allemagne) pour maintenir l’Union européenne dans un statu quo confortable, frein à l’affirmation de sa puissance.
Il s’agissait d’ailleurs du seul point positif de l’élection de D. Trump en 2016 : l’occasion unique qui s’offrait à l’Europe de faire bloc autour d’une diplomatie et d’une politique de défense communes, de prendre le relais de l’OTAN pour protéger de manière coordonnée et unie les frontières orientales du continent et assurer la sécurité des Européen.ne.s. Or, en dépit d’un bilan mitigé, certaines avancées (diplomatie européenne plus coordonnée, Frontex, etc.) demeurent dans la mesure où la défiance états-unienne a « obligé », par la force des choses, les Européen.ne.s à faire bloc, tout en révélant la fragilité des Etats-nations seuls face aux défis géopolitiques (exception faite de la France qui conserve, grâce à ses outils diplomatiques et militaires, une place sensiblement à part).
De fait, cette élection ne doit pas nous faire tomber dans un état de lâche relâchement, animés par la conviction que la relation USA-UE va se « normaliser ». D’autant que les attentions sont désormais tournées vers le pacifique et la menace chinoise. Au demeurant, il s’agirait d’une erreur politique colossale pour nous Européen.ne.s car nous devons impérativement sortir de cette état de confort instauré depuis la fin du Second conflit mondial afin de continuer de prendre en main notre destin collectif.
L’heure est donc à l’audace dans le développement de nos outils de souveraineté. A nous aujourd’hui de construire cette « Europe puissance » en capacité de s’imposer comme un acteur de tout premier plan dans le nouveau concert des puissances mondiales.
Cela passera impérativement par :
- une redéfinition de nos rapports économiques et commerciaux. Si le spectre des grands traités de libre-échange semble s’écarter car ne répondant plus aux aspirations des peuples européen et américain, nous poursuivrons cependant nos échanges. Et pour ce faire, il faut que l’Union européenne, qui dispose de cette compétence exclusive, cesse de négocier a minima en concédant à notre partenaire la part du lion.
- Une assomption de la politique écologique : nous devons être la première puissance écologique du monde, une boussole, un modèle en matière de transition et d’intégration des critères de préservation de la planète dans les négociations. A ce titre, il faudra s’avérer intraitable et faire de ce levier un prérequis, y compris dans des échanges déjà existants.
- une redéfinition stratégique. L’OTAN demeure un instrument militaire fonctionnel mais en constant déclin. Sa raison d’être s’affaiblit de jour en jour eu égard au délaissement du champ occidental au profit du champ asiatique. Par ailleurs, certains de ses membres (en l’occurrence la Turquie) adoptent des postures qui rendent intenable leur présence dans l’alliance et font douter de sa pertinence si elle n’est pas capable de ramener à la raison l’un de ses membres, ou tout simplement de lui indiquer la sortie.
Par conséquent, nous devons renforcer notre souveraineté stratégique, militaire. Nous en avons les moyens, nous en avons les outils. En effet, tant que les Etats-Unis resteront sur le sol européen, cela constituera le signe que le Vieux-Continent n’est pas en mesure d’assurer la sécurité de ses citoyen.ne.s, aveu de notre dépendance à l’égard de notre allié US.
Il s’agit là des limites du changement américain. Oui, la victoire de Joe Biden s’apparente à une bonne nouvelle à de nombreux égards : retour vers le « multilatéralisme » (à nuancer cependant), vers une normalisation de nos relations, retour des Etats-Unis dans la lutte en faveur du climat. Mais gare à la naïveté ! Les Etats-Unis feront toujours passer leurs intérêts avant ceux des Européen.ne.s. Il faut donc continuer à bâtir l’Union européenne, faire preuve de courage politique dans les années qui arrivent, acquérir les outils de notre souveraineté pleine et entière. Alors, nous bénéficierons réellement d’une relation forte, profitable, d’égal à égal avec notre voisin d’Outre Atlantique ! Alors seulement, nous pourrons profiter pleinement de cette nouvelle période qui s’ouvre.