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Quand la souveraineté du peuple était à l’ordre du jour (1789-1793) : Retour sur la reconnaissance des droits du « peuple » [Tribune #25]

Professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne

       Alors que le « peuple » réclame qu’on l’entende, il n’est pas inutile de faire un détour par la constitution de 1793. Adoptée en juillet 1793, elle fonde en droit la République qui avait été proclamée le 22 septembre 1792.

            La déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui ouvre cette constitution de l’An I invoque immédiatement « le peuple » et se clôt par l’article 35 qui proclame : « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

            Indiscutablement, en légitimant l’insurrection du peuple cette déclaration crée une rupture dans l’histoire politique du monde dont on pourrait s’inspirer, s’il ne fallait pas rappeler aussitôt que la constitution de 1793 ne fut jamais appliquée et, avec une certaine dose d’ironie, qu’établir le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » constitue précisément   le   principe   de   la constitution du 4 octobre 1958, de notre Ve République !

            Alors, paroles, paroles, paroles comme dit la chanson ? ou, pour citer Pierre Rosanvallon, le peuple est-il « introuvable » ? Revenons aux faits.

Le droit à l’insurrection, proclamé et limité

            Quand le 21 septembre 1792, la Convention juste installée décide, avant même d’instaurer la République, qu’il n’y aurait de constitution qu’acceptée par le peuple, elle assure respecter la volonté de celui-ci, auteur de la chute de monarchie le 10 août, et comprendre sa vengeance exprimée pendant les massacres de septembre. Or, étonnamment, la légitimité de l’Assemblée demeure primordiale, même aux yeux des insurgés d’août 1792, et il faudra attendre un an pour qu’une constitution soit promulguée avant d’être aussitôt suspendue !

            Mieux encore, le fameux article 35, qui a fait le tour du monde, inscrit certes le droit à l’insurrection, mais l’assortit d’une clause suspensive : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection… », rendant l’application bien incertaine, voire improbable. L’article 34 se contentait en effet d’énoncer : « Il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé » confirmant les difficultés à savoir « quand » il était légitime de s’insurger.

            Robespierre, pourtant l’un des rédacteurs, s’était montré moins restrictif dans sa propre rédaction : son article XXX estime que chaque citoyen « rentre dans le droit naturel de défendre lui-même ses droits » quand « la garantie sociale lui manque » ; le suivant considère même qu’« assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression, est le dernier raffinement de la tyrannie » – ce qui critique d’avance la version retenue par la Convention !

            Pour autant, il est résolument hostile à la démocratie directe au profit d’une démocratie représentative. Dans cette perspective, il s’oppose fermement au « fédéralisme » girondin de l’été 1793, comme au « fédéralisme » de novembre 1793, quand les sections voudront établir un réseau de correspondance. On ne s’étonne pas que les sans-culottes parisiens ne le défendent pas au soir du 9 Thermidor.

            Paradoxalement, Condorcet avait, en avril 1793, présenté au nom des Girondins un projet de constitution plus libéral, abandonné après l’éviction de ses amis de la Convention. Certes, le droit naturel n’était pas invoqué, mais l’article 31 de cette constitution girondine était ainsi libellé : « Dans tout gouvernement libre, les hommes doivent avoir un moyen légal de résister à l’oppression ; et lorsque ce moyen est impuissant, l’insurrection est le plus saint des devoirs ». 

            L’explicitation suivait : « Il y a oppression lorsqu’une Loi viole les droits naturels, civils et politiques qu’elle doit garantir. Il y a oppression lorsque la Loi est violée par les Fonctionnaires publics, dans son application à des faits individuels. Il y a oppression lorsque des actes arbitraires violent les droits des citoyens contre l’expression de la Loi. Dans tout gouvernement libre, le mode de résistance à ces différents actes d’oppression doit être réglé par la Constitution ».

            En outre, le Titre VIII était consacré à la « Censure du Peuple sur les Actes de la Représentation Nationale, et du Droit de Pétition ». Il prévoyait : « Lorsqu’un Citoyen croira utile ou nécessaire d’exciter la surveillance des Représentants du Peuple sur des actes de Constitution, … il aura le droit de requérir le bureau de son Assemblée primaire, de la convoquer au jour de dimanche le plus prochain, pour délibérer sur sa proposition. » La signature de cinquante Citoyens résidant dans l’arrondissement de la même assemblée primaire suffira à la rendre recevable.

            Ainsi, dans le texte de Condorcet, les assemblées primaires, soit les réunions locales des électeurs, continuaient-elles d’exercer, entre les périodes électorales, un rôle de débat, voire de contestation, recueillant et transmettant la parole du « peuple ». Certes, il ne s’agissait que d’un peuple masculin (en dépit des réclamations de Condorcet en faveur du vote des femmes), et la remontée des récriminations était complexe et sans doute difficile.

            Toutefois, les Girondins, (traditionnellement vus comme des révolutionnaires modérés, voire modérément révolutionnaires) ouvraient des voies que les Montagnards se gardaient bien d’emprunter. Peut-on imaginer que le fameux Grand Débat et que le R.I.C. s’inspirent de cette procédure ?

La souveraineté du peuple, mythe ou réalité ?

            En la matière, l’air du temps compte beaucoup. Déjà, la déclaration d’indépendance américaine avait assuré « Que chaque fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement … ».

            L’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 avait inscrit la résistance à l’oppression comme l’un des quatre « droits naturels et imprescriptibles de l’homme ». A vrai dire il était cependant difficile à combiner avec l’article 7 de la même Déclaration de 1789 : « …tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ».

            On n’en finirait pas de multiplier les citations de députés girondins défendant la souveraineté du peuple « principe fécond de toute liberté ». Ainsi, le 21 novembre 1792, le ministre Roland, Girondin notoire – plus connu sans doute pour avoir été le mari de Manon – avait-il déclaré devant la section de Bondy : « il n’y a plus que deux classes d’hommes, les bons et les méchants et, quelques soient les efforts de ces derniers, la masse pure du peuple est là pour les réduire au silence de la honte ».

            Reste que c’était en rappelant aux Belges que « l’insurrection est l’un de vos devoirs et le plus sacré » que la Convention leur avait signifié qu’ils devaient appliquer les lois imposées par l’armée de Dumouriez qui venait de conquérir leur territoire en novembre 1792 ! De la même façon, quand le député « robespierriste » Panis affirme en avril 1793 que « chez un peuple libre, le moyen de résistance à l’oppression n’a pas besoin d’être légal », il justifie le coup de force lancé par la sans-culotterie contre les Girondins au pouvoir. Inutile de dire que le principe ne sera pas rappelé en mars 1794 quand les sans-culottes, qui ont tenté de s’opposer à la Convention, se retrouvent au pied de la guillotine.

            Dans ces apories, il est possible de citer Jean Bon Saint André distinguant « l’insurrection d’un peuple esclave qui est accompagnée de toutes les horreurs et celle d’un peuple libre… expression de la volonté générale » le 19 juin 1792, ce qui ouvre la voie à une réflexion abyssale.

            C’est cette même logique que le Comité français de Libération nationale utilisera en 1943 en déclarant « légitimes tous actes accomplis postérieurement au 10 juin 1940 dans le but de servir la cause de la libération de la France, quand bien même ils auraient constitué des infractions au regard de la législation appliquée à l’époque ». Seule la victoire des Alliés et la défaite de l’occupant ont permis de concrétiser ces dispositions, validées par l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine.

            La question est bien là : le jeu politique détermine-t-il la façon dont les principes sont, ou non, mis en œuvre ?  Il faut revenir sur le fait que la constitution de 1793 ne fut jamais appliquée. Promulguée en juillet 1793, elle est immédiatement suspendue puis abandonnée lorsque « le gouvernement révolutionnaire » est mis en place en octobre et en décembre 1793. Il nomme les agents nationaux, supprime les élections à tous les niveaux, permet que la Convention soit alors la représentation et l’incarnation du peuple en elle-même et cumule tous les pouvoirs, aux dépens de la fameuse séparation inspirée par Montesquieu. La Convention et ses comités réalisent une confiscation de la souveraineté inédite, avec la formule ronflante « le peuple souverain est l’universalité des citoyens français ».

            En définitive ce sont les notions de souveraineté et de peuple qui sont en jeu et sont restées mal définies. A minima la souveraineté est le pouvoir de faire les lois, de les défendre et de se faire justice. Reste à définir ce que peut être « le peuple ».

Mais qu’est-ce que le peuple ?

            Les faits, comme on le sait, sont têtus. Il est aisé de suivre l’évolution de la définition du « peuple » de 1789 à 1794. Avant 1789, si la souveraineté du roi est sans partage, celui-ci, père de ses peuples, doit composer avec les droits de la Nation à consentir l’impôt et à participer à la législation et à l’application des lois. Parce que les députés des Etats généraux ont estimé qu’il y avait eu violation du contrat, il y eut proclamation de l’Assemblée nationale.

            Après juillet 1789, le souverain est la Nation, représentée par l’assemblée et par le roi. La souveraineté appartient à la Nation, « aucune section du peuple… ne peut s’en attribuer l’exercice » qui se réalise par délégation. Le 14 septembre 1791, la prestation du serment qui se fait à égalité entre représentants de la Nation et roi en constitue la consécration.

            La Nation confondue avec le Peuple était alors devenue une entité reconnue et légitimée. Pourtant, Sieyès, en identifiant le Tiers Etat à la Nation, excluant hors de la Nation et du peuple les aristocrates, donc les contre-révolutionnaires, ouvrait des perspectives qui allaient bousculer les équilibres.

            Dès 1790-1791, l’installation du vote censitaire, la distinction entre citoyens passifs et actifs, entraîne la confusion de fait entre « peuple » et « sans-culottes ». Lorsque, après l’arrestation du roi à Varennes, les députés réinstallent le roi sur le trône, au mépris le plus évident de toute réalité politique, et laissent massacrer sur le Champ de Mars les sans-culottes, le 17 juillet 1791, alors qu’ils réclamaient la déchéance du roi, la rupture est définitive. Elle sera accomplie totalement en août 1792 quand les sans-culottes prennent les Tuileries et imposent de fait la République et, enfin, en juin 1793, quand ils chassent les Girondins.

            Reste à comprendre que, fin 1793, le fameux gouvernement révolutionnaire casse la dynamique, récuse d’avance les prétentions des sans-culottes, éloignant définitivement la souveraineté du peuple, ce que le Directoire et l’Empire consacreront à leurs manières en donnant au peuple d’autres formes de reconnaissance. Car le peuple ne se résume pas à cette attitude « populaire ».

            Il a muté, après avril 1792, quand les Girondins ont lancé dans la guerre, destinée à durer presque sans interruption jusqu’en 1815. Le peuple est armé : il incarne la Nation et la révolution, les contre-révolutionnaires – de toute nature – sont des ennemis à détruire. Le bellicisme soude la communauté affective autour de la patrie, s’alimente d’une xénophobie adossée à la conviction que les autres nations sont inférieures, donne des possibilités de carrière inouïes et, faut-il le dire, permet aux pulsions les plus violentes et les plus malsaines de s’assouvir.

            On comprend que Robespierre n’était pas pour rien hostile aux conquêtes. Les régimes qui suivirent Thermidor profitèrent habilement des indécisions entre Nation et Peuple jusqu’à permettre à Napoléon – « Robespierre à cheval » pour citer Madame de Staël – de rassembler autour de lui la Nation victorieuse et de lier l’armée à la gauche, avant que l’affaire Dreyfus ne casse la confusion.

            Alors non, le peuple n’est pas introuvable si on veut bien le chercher là où il est : dans la complexité des rapports sociaux et dans la brutalité des luttes politiques. Ne nous contentons pas de le traquer dans les cadres tracés par les déclarations et les institutions qui en gomment les dimensions les moins « nobles ». Décidemment 1793 interdit la naïveté.