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Fièvre jaune pour une colère noire. Réflexions sur le mouvement des « Gilets Jaunes » [Tribune #22]

Chef du pôle Économie de L’Hétairie Secrétaire national du Parti socialiste.

Directrice des ressources humaines dans le secteur privé Membre du comité directeur de l’Hétairie, en charge du travail et des affaires sociales

       Depuis le 17 novembre, des citoyens rassemblés derrière le symbole du « gilet jaune » ont orchestré un large mouvement de contestation de l’action du Gouvernement : ils ont bloqué carrefours routiers, axes stratégiques et centres commerciaux, ou manifesté dans le centre des grandes et moyennes villes dans tout le pays.

Depuis le 1er décembre, le mouvement est marqué par une nette montée en tension, illustrée par des violences, notamment à Paris, qui dépassent largement les préoccupations initiales. Horizontal, protéiforme, largement spontané et donc désorganisé, revendiquant se tenir à l’écart des corps constitués, le mouvement n’est pas simple à définir. Davantage que des revendications précises, il exprime une lassitude, une colère, une aigreur de la part de ceux qui se considèrent comme des laissés pour compte des politiques publiques. Le caractère hétéroclite   et   attrape-tout   du   cahier revendicatif  remis aux  pouvoirs publics par des représentants des « gilets jaunes » – dont on ignore d’ailleurs tout de la représentativité – suffit à s’en convaincre.

Cependant, la réponse politique à apporter aux réelles souffrances et aux inquiétudes légitimes d’une partie de nos concitoyens ne devrait pas résider dans le mépris ou le procès en fascisme intenté par le porte-parole du Gouvernement. Si des débordements occasionnant des dégradations ont pu être observés et doivent être condamnés, si le mouvement a pu donner lieu localement à des tentatives de récupérations par des groupes organisés proches des extrêmes, force est de constater que la majorité des participants aux premiers rassemblements était avant tout animée par le désir de se rappeler au souvenir d’élites politiques perçues comme déconnectées des difficultés du quotidien. Or, ce sentiment de déconnexion des élites et d’élargissement de la fracture sociale menace la cohésion de la société dans son ensemble. En dépit de la grande diversité des souffrances individuelles qu’expriment les « gilets jaunes », il paraît possible, à ce stade, de formuler quelques remarques générales devant guider une réponse politique à la hauteur des inquiétudes exprimées.

Mettre fin à l’incohérence fiscale

            Alors que les revendications du mouvement s’élargissent aujourd’hui pour refléter à la fois la diversité des griefs émis par les manifestants et la défiance de ces derniers envers l’ensemble du système politique, il n’est pas anodin de rappeler que la mobilisation trouve son origine dans une contestation de la hausse des taxes sur le carburant, qui touche l’ensemble des Français mais grève plus durement les budgets modestes de ceux qui n’ont pas nécessairement les moyens matériels de se passer de leur véhicule ou d’investir dans un véhicule moins polluant, après avoir été incités des décennies durant à s’équiper d’un véhicule à moteur diesel.

            Au-delà des critiques qui peuvent être justement émises quant aux choix effectués par le Gouvernement dans le financement de la transition énergétique et dans la part du produit de ces taxes qui y est réellement affectée, c’est un profond sentiment d’inéquité fiscale qui cimente le déclenchement du mouvement : la pression fiscale s’accentue pour les foyers les plus modestes, quand elle « s’optimise » pour les foyers les plus aisés, avec notamment la suppression de l’ISF.

            Emmanuel Macron paie, à l’instar de ses prédécesseurs, l’absence d’une grande remise à plat de notre fiscalité, accentuée par la grande injustice de la politique fiscale menée depuis dix-huit mois. À défaut d’une réforme d’ampleur, chaque mesure technique est perçue comme une réponse technocratique et déconnectée qui ne fait qu’accentuer la baisse du consentement à l’impôt constatée depuis plusieurs années, à plus forte raison lorsqu’elle est caractérisée par une injustice fiscale profonde comme la suppression de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Cette dernière mesure, et la hausse concomitante d’impôts indirects comme la CSG, accroît l’injustice fiscale en diminuant dans les recettes fiscales de l’État la part des impôts proportionnels au revenu des contribuables qui les acquittent au bénéfice d’un ensemble de taxes indirectes pour lesquelles la proportion prélevée est la même pour tous les citoyens, et frappe donc plus durement les plus modestes.

            Il est donc nécessaire de rendre la fiscalité plus juste mais également plus lisible, alors que la dégradation des services publics et la désertification de certains territoires font naître des interrogations quant à l’affectation de l’impôt. Or, pour un accès différencié aux services publics, tous les contribuables n’en sont pas moins soumis aux mêmes règles d’imposition. Certaines contributions pourraient ainsi être davantage modulées en fonction de critères éthiques – dont la transition écologique ferait partie – à l’image de ce que nous proposions déjà en juillet dernier pour les cotisations patronales [1] Aurélia Andreu, « Pour des entreprises actrices de la société : propositions pour un nouveau contrat social », L’Hétairie, Tribune n° 15, 18 juillet 2018., et faire une part plus large à des contributions proportionnelles aux revenus. 

Réhabiliter le rôle de l’État

            L’un des principaux dangers du mouvement des « gilets jaunes » est qu’il révèle l’émergence d’un sentiment de défiance, non seulement vis-à-vis du politique – ce mouvement sanctionnant l’échec des promesses de renouvellement incarnées par En Marche et par Emmanuel Macron lui-même – mais également vis-à-vis de l’État. Face à un modèle néolibéral qui détruit notamment les services publics, le risque de rejet de l’État par une partie de nos concitoyens est réel. Dès lors, la réhabilitation du rôle de l’État représente un enjeu majeur pour la gauche, par le développement d’un contre-discours au désengagement constant promu par les libéraux.

            En effet, l’État demeure aujourd’hui le garant de la correction des déséquilibres induits par le libre jeu du marché, particulièrement en France où un modèle social efficace, issu du consensus républicain de l’après-guerre et du développement de l’État-Providence, assure un rôle d’amortisseur social. Un rapport récent de l’Observatoire des inégalités rappelle ainsi que l’ensemble des impôts et cotisations sociales perçues par l’État permet de réduire de moitié les inégalités de revenus et de faire sortir un Français sur cinq de la zone en deçà du seuil de pauvreté.

            Pour la préservation de notre pacte social, il est urgent de répondre à cette défiance grandissante par une réhabilitation du rôle de l’État, ce qui suppose de mettre fin à la dégradation du service public et aux coupes budgétaires qui le menacent. Comment s’étonner que certains de nos concitoyens deviennent réticents à s’acquitter de l’impôt lorsque les services essentiels que celui-ci est censé financer – écoles, hôpitaux, etc. – se délitent chaque jour devant leurs yeux ? S’il convient de ne pas céder aux fantasmes d’une « France périphérique » dans un pays très largement urbanisé, ce désengagement de l’État n’en crée pas moins des fractures territoriales dont pâtissent davantage ceux qui vivent dans des espaces mal intégrés à la ville-centre.

Définir un nouveau projet de société

            Contrairement à l’adage repris régulièrement sur les plateaux de télévision, les « gilets jaunes » ne sont pas les « perdants de la mondialisation » ; ils sont les victimes de la mauvaise répartition des bénéfices de celle-ci. Si, pour des Français toujours plus nombreux, les fins de mois difficiles surviennent de plus en plus tôt, si la précarité s’étend désormais largement aux travailleurs à bas revenus et non plus seulement aux exclus du travail, ce n’est pas du fait de la mondialisation ou de l’ouverture des frontières aux échanges. C’est le fruit de décisions politiques dans le partage de la richesse créée.

            Ces décisions ont pour effet de creuser les inégalités entre l’infime minorité des très hauts revenus et le cinquième de la société qui se débat pour survivre avec le salaire minimum, et parfois même avec moins. Comment ne pas penser que ces inégalités se sont aggravées en France alors que la politique fiscale du gouvernement depuis dix-huit mois se résume à la suppression de l’ISF et la création de la flat-tax[2] Il s’agit d’un prélèvement forfaitaire de 30% (donc sans proportionnalité en fonction des revenus) sur les revenus du capital. pour les uns, à la hausse de la CSG et des taxes sur le carburant pour les autres ?

            Or, comment continuer à former un peuple et partager un destin commun lorsque se creusent jour après jour des inégalités insupportables ? La révolte des « gilets jaunes » n’est pas le résultat d’un manque de « pédagogie », comme se plaisent souvent à le répéter les éléments de langage du pouvoir. C’est un problème de sens donné à l’action publique.

À la lumière des mesures annoncées mardi 4 décembre par le Premier ministre, le Gouvernement ne semble pas avoir pris la mesure de la gravité de la crise politique que nous traversons et des attentes, immédiates, d’une grande partie de nos concitoyens. Un moratoire de six mois sur les hausses de taxes prévues au 1er janvier a sans doute donné à la majorité l’illusion de pouvoir reporter le problème au lendemain des élections européennes mais n’a répondu en rien aux inquiétudes des Français. À ceux-ci qui expriment leurs fins de mois difficiles, Edouard Philippe n’a offert qu’une pause de quelques mois dans l’aggravation de leur situation. Et le report d’une année, concédé nuitamment, ne changera rien s’il ne donne pas lieu à des mesures d’accompagnement fortes.

Alors que son autorité est aujourd’hui directement contestée par les manifestants, il nous semble qu’il revient au président de la République de prendre la parole pour proposer aux Français un pacte social à même de restaurer le « vivre ensemble ».

Trois propositions pour une sortie de crise

1 – Annonce prioritaire d’une grande remise à plat de la fiscalité afin de restaurer une plus grande justice fiscale, assurant la contribution de chacun à l’effort collectif en fonction de ses moyens. Dans l’attente de la définition de celle-ci, les hausses prévues doivent être non seulement gelées mais annulées et l’imposition sur la fortune symboliquement rétablie. Le produit de cet ISF permettra ainsi de dégager entre 3 et 4 milliards d’euros de marges de manœuvre et de compenser l’annulation des hausses des taxes sur l’énergie.

2 – Garantir à l’ensemble de nos concitoyens le droit à un « service public minimum » à une distance raisonnable de son domicile, afin de répondre à la désertification de certains territoires et redonner du sens à l’action de l’État

3 – Renoncer à la verticalité du pouvoir promue par Emmanuel Macron et par En marche en cessant de contourner les corps intermédiaires. Par conséquent, réunir une grande conférence sociale, impliquer les partenaires sociaux dans la définition des politiques publiques et prendre les mesures nécessaires à l’accroissement de leur poids et de leur représentativité.

En tout état de cause, les maigres annonces politiques, arrachées sous la contrainte, ne sont pas de nature à dissiper durablement les inquiétudes profondes exprimées par les Français. Alors que tout indique que nous traversons une phase de mutation économique profonde, induite notamment par la transition numérique et écologique, c’est un projet de société à moyen terme qu’il faut redéfinir.

Le Gouvernement ne cesse de répéter que son cap – qu’il peine pourtant à définir clairement – est le bon.  Mais gouverner, ce n’est pas avoir raison contre tout le monde. C’est convaincre et impliquer. On ne peut prétendre transformer la France sans les Français. La réponse à la crise doit donc être doublement politique, tant dans la réévaluation des décisions prises que dans la pratique du pouvoir.

L’action menée depuis dix-huit mois laisse pourtant sceptique quant à la capacité du président et du Gouvernement de proposer à la fois un idéal partagé et un chemin pour l’atteindre.

Notes

1 Aurélia Andreu, « Pour des entreprises actrices de la société : propositions pour un nouveau contrat social », L’Hétairie, Tribune n° 15, 18 juillet 2018.
2 Il s’agit d’un prélèvement forfaitaire de 30% (donc sans proportionnalité en fonction des revenus) sur les revenus du capital.