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Après les élections présidentielles en Tunisie, un nouveau paysage politique ? [Note #64]

Vice-Présidente du parti Ettakatol, Vice-présidente de l’Internationale Socialiste des Femmes

Enseignante au Stanford University Program in Paris, Chercheure au SIRICE, Université Paris I Panthéon Sorbonne

La campagne présidentielle tunisienne s’est inscrite dans un contexte éminemment particulier. En effet, le décès du président de la République en exercice Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet 2019, a conduit à l’organisation d’un scrutin anticipé. Dans ce cadre, l’incapacité du Parlement[1] L’Assemblée des représentants du peuple ou ARP est le Parlement monocaméral tunisien depuis la promulgation de la Constitution du 10 février 2014. à mettre en place la Cour constitutionnelle, seul organe compétent pour constater la vacance du pouvoir et lancer le processus électoral transitoire, a d’abord créé un certain flottement.

       En définitive, l’Instance supérieure indépendante des élections[2]La première ISIE, précaire, a été mise en place en vertu du décret-loi du 18 avril 2011 portant création d’une instance supérieure indépendante pour les élections, ; quant à la … Continue reading (ISIE), créée en avril 2011 avant les premières élections post-révolution, en lien avec l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, a pu lancer le processus électoral dans un cadre conforme à la Constitution. 

       Néanmoins, l’article 84 de la Constitution prévoit que le nouveau Président doit être élu dans un délai de 90 jours suivant le décès du président en exercice. Or, cette contrainte est venue perturber un calendrier électoral qui prévoyait qu’aux élections législatives programmées à l’automne[3]Lors des élections législatives, sont élus 217 députés (dont 18 sièges réservés aux Tunisiens résidents à l’étranger) députés pour 5 ans répartis sur 27 circonscriptions (dont deux … Continue reading succèdent les deux tours de l’élection présidentielles. L’inversion du calendrier s’est alors avérée inéluctable : le premier tour de l’élection présidentielle anticipée a eu lieu le 15 septembre, avant les élections législatives organisées le 6 octobre, et le second tour des présidentielles le 13 octobre.

Un climat politique tendu

       Au demeurant, cette succession d’élections est intervenue dans une atmosphère passablement tendue en raison des nouvelles conditions posées par la loi électorale du 18 juin 2019 :

  • Si le texte proposé en novembre 2018 ne remet pas en cause le mode de scrutin proportionnel plurinominal à listes bloquées au plus fort reste pour les élections législatives, il prévoyait un seuil de 5 % des voix en dessous duquel les listes étaient exclues de la répartition des sièges. Un vif débat s’ensuivit à l’Assemblée des représentants du peuple sur le vote de cette mesure et un seuil de 3 % fut finalement retenu. Or cette décision favorise grandement l’arrivée d’acteurs politiques nouveaux dans un contexte de grandes divisions du camp vainqueur des précédentes élections.
  • D’autres amendements visaient à exclure les candidats issus des milieux associatifs et obliger tous les candidats à présenter leur casier judiciaire.

            Cependant, votée par le Parlement, la loi n’a pas été promulguée par le président de la République avant son décès. De fait, de très nombreuses candidatures ont été déposées : 98 pour les élections présidentielles (dont 26 validées) et 1 500 listes pour les législatives. Parmi ces démarches, on distinguera celle d’une dizaine d’indépendants[4] En effet, au premier tour des élections présidentielles, 9 candidats se présentent comme indépendants sur un total de 26 candidatures. Il s’agit de Kais Saïed, Abdelkarim Zbidi, Hamadi … Continue reading (association, mouvement et coalition), mais également l’émergence de candidats « populistes » (10) et des radicaux (tant du côté des nostalgiques de l’ancien régime que des identitaires arabo-musulmans).

Deux candidats sans partis ?

            Mais ce dernier mouvement de recomposition du paysage politique s’inscrit dans une temporalité plus longue :

  • à titre d’exemple, la campagne électorale du parti Qalb Tounes (Au cœur de la Tunisie) de Nabil Karoui[5] Nabil Karoui est un homme d’affaires, fondateur en 2002 d’un groupe international indépendant de médias et de publicité, Karoui & Karoui World. Peu à peu, il va internationaliser sa … Continue reading s’est déroulée sur plusieurs années, mobilisant les tissus associatifs et politiques (actions caritatives[6] Les aides caritatives et la mise en place de l’assistanat lui ont permis de préparer ses candidatures aux élections présidentielles et législatives., médias privés comme la chaîne de télévision Nessma, sondages, etc.). Ainsi, bien avant le dépôt des candidatures ou la période légale de campagne électorale, Nabil Karoui se plaçait-il en tête des sondages.
  • Le cas de Kaïs Saïed, candidat revendiqué sans parti et sans association, semble de prime abord se distinguer de ses concurrents. Pourtant,  depuis 2016, il jouit du soutien d’une partie de la jeunesse tunisienne et du mouvement “Mouassissoun”[7]« Les fondateurs ». Il y a très peu d’informations sur ce mouvement, cf. par exemple La Croix du 09 octobre à ce sujet., créé pour soutenir son action et ses projets même s’il ne semble pas l’instigateur. En outre, en raison de son expertise et de ses prises de position concernant l’Assemblée des représentants du peuple et la Constitution lors de ces nombreuses interviews télévisées, il a acquis une certaine notoriété.

            Aussi, les deux candidats du deuxième tour de l’élection présidentielle sont-ils bien identifiés par les citoyens tunisiens car leurs activités dans l’espace public ont réussi à mobiliser un capital associatif, une nébuleuse d’experts, la jeunesse tunisienne et des francs-tireurs de la politique depuis plusieurs années. En revanche si on s’attache à leurs programmes[8] Le programme de Nabil Karoui figure sur son site internet. et à leur référentiel idéologique, les deux hommes s’opposent presque en tous points. Nabil Karoui propose un programme assez proche des autres partis avec néanmoins un engagement prioritaire en matière de lutte contre la pauvreté[9] Cf. son programme et sa profession de foi où il précise : “la lutte contre la pauvreté sera ma priorité absolue”., dans la continuité de ses activités caritatives. Toutefois, Kaïs Saïed ne dispose pas de programme au sens classique du terme ; il ne propose rien en matière de politique étrangère, de politique économique ou encore de sécurité, au profit d’un remaniement profond de la gouvernance en Tunisie dans le sens d’une démocratie plus directe.

            L’émergence de ces nouveaux acteurs (mouvement, candidat indépendant et candidat populiste) ne constitue pas une exception tunisienne. A titre d’exemple, l’élection d’Emmanuel Macron témoigne de la montée en puissance de ces nouveaux acteurs. Dans le même ordre d’idées, les deux candidats du second tour de la présidentielle tunisienne, et bien d’autres candidats du premier tour, se sont définis en opposition au système des partis.

            Se placent-ils en opposition avec le modèle démocratique proposé par la constitution tunisienne ?

  • Nabil Karoui s’inscrit dans un système des partis, du fait de son parcours avec Nida Tounes, de son entrée dans la sphère politique et du clivage entre modernistes et conservateurs.
  • Kaïs Saïed, s’il propose des alternatives à la démocratie tunisienne, n’évoque pas la fin du système partisan. Cependant, il refuse la logique et l’emprise des partis sur la politique via le scrutin de liste. Il préconise un mode de scrutin uninominal local entre des candidats ayant reçu un parrainage paritaire doté d’un mandat révocable afin de redonner de la légitimité aux élus. Cette démocratie plus directe en instaurant des assemblées locales, puis régionales et nationales instaurerait un mode de gouvernement au plus près du citoyen limitant ainsi le contrôle des partis sur le Parlement.

            La victoire écrasante de Kaïs Saïed (72,71 % des suffrages exprimés avec un taux de participation de 55 %) est le signe d’une volonté profonde de changement. Il a réussi à fédérer la jeunesse tunisienne[10] Il y a environ 90% des électeurs de 18 à 25 ans qui ont voté pour Kaïs Saïed, selon l’Institut de sondage Sigma., moteur de sa campagne électorale, puis à élargir son électorat grâce à son image d’homme ordinaire, universitaire, juste, honnête et non-partisan mais également grâce à sa proposition phare qui consiste à replacer chaque citoyen tunisien au centre de la vie publique. Ses propos cinglants contre l’incurie des Gouvernements successifs depuis 8 ans, sur leur incapacité à lutter contre la corruption, à initier les réformes structurelles et à instaurer un climat politique favorable à la reprise économique, etc., ont fait mouche. Il ne s’est pas privé non plus de dénoncer la stérilité d’un Parlement plus préoccupé de joutes oratoires idéologiques que de nouvelles lois venant renforcer le dispositif légal de consolidation de cette démocratie naissante.

            De fait, à l’annonce des résultats, le 13 octobre 2019, une impressionnante liesse et une avalanche de messages sur les réseaux sociaux ont témoigné de cet espoir de changement retrouvé, comme si l’esprit de la révolution de 2011 renaissait de ses cendres.

D’anciens partis délaissés ?

            Dans ce contexte particulier, l’échéance présidentielle a relégué au second plan, de manière momentanée et artificielle, les élections législatives pourtant au cœur de la conduite des affaires du pays. Cependant, le Parlement devrait retrouver toute son importance dans les prochaines semaines puisqu’il doit se prononcer sur la formation du Gouvernement et entamer les discussions sur des projets de lois laissés en attente par la précédente législature.

            Au demeurant, de nombreux partis présents aux élections de 2011 et 2014 n’ont pas reçu le soutien des électeurs en 2019, et ce pour plusieurs raisons :

  • les politiques publiques conduites par les Gouvernements successifs ont conduit à une crise plus aigüe encore où l’inflation, le taux de chômage et la dette ont encore augmenté.
  • En parallèle, l’absence d’intervention étatique en matière de santé, d’éducation, de sécurité et d’infrastructures a participé de l’échec de ces mêmes Gouvernements.
  • Enfin les divisions internes et l’apparition de nombreux candidats concurrents, appartenant auparavant au parti Nidaa Tounes ou Ennahdha, de même que la crise des partis de gauche, éparpillés, divisés et sans véritable projet sociétal alternatif, ont décrédibilisé toutes ces organisations.

            De fait, les résultats législatifs confirment la méfiance des citoyens pour les formations de l’ancienne législature. Même si Ennahdha reste en tête avec 51 sièges, elle sort néanmoins affaiblie (moins 17 sièges) du fait de l’arrivée de Qalb Tounes en deuxième position (avec 38 sièges), du courant démocrate de Mohammed Abbou en troisième position (avec 22 sièges), de même que de l’arrivée de nombreuses nouvelles formations ou d’indépendants qui réaffirment la volonté de changement des citoyens tunisiens.

            En définitive, aucune de ces formations anciennes ou nouvelles n’a su rassembler. On notera également que Kaïs Saïed n’a pas déposé de listes pour les législatives et n’a pas diffusé de consignes de vote. S’installe donc un Parlement affaibli par l’éparpillement des votes et sans groupe majoritaire.

            Il ne fait désormais plus de doute que la prochaine législature ne ressemblera en rien à celle qui l’a précédée. Le Président Kaïs Saïed peut en effet, et cela en toutes circonstances, mobiliser un fort pouvoir symbolique. Elu par un nombre d’électeurs équivalent à celui de l’ensemble des élus parlementaires (2,8 millions contre 2,9 millions), il devrait jouer un rôle actif dans la conduite des affaires du gouvernement en dépit de ses prérogatives institutionnelles limitées (défense et diplomatie).  En ce sens, il a d’ores et déjà annoncé qu’il soumettrait des propositions de lois à la nouvelle assemblée.

Notes

1 L’Assemblée des représentants du peuple ou ARP est le Parlement monocaméral tunisien depuis la promulgation de la Constitution du 10 février 2014.
2 La première ISIE, précaire, a été mise en place en vertu du décret-loi du 18 avril 2011 portant création d’une instance supérieure indépendante pour les élections, ; quant à la deuxième ISIE, elle a été créée en vertu de la loi organique 23-2012 par l’assemblée constituante, le 12 décembre 2012.
3 Lors des élections législatives, sont élus 217 députés (dont 18 sièges réservés aux Tunisiens résidents à l’étranger) députés pour 5 ans répartis sur 27 circonscriptions (dont deux circonscriptions en France pour un total de 10 sièges).
4 En effet, au premier tour des élections présidentielles, 9 candidats se présentent comme indépendants sur un total de 26 candidatures. Il s’agit de Kais Saïed, Abdelkarim Zbidi, Hamadi Jebali, Hatem Boulabiar, Hamma Hammami, Mohamed Seghaïer Nouri, Omar Mansour, Safi Saïd et Néji Jalloul.
5 Nabil Karoui est un homme d’affaires, fondateur en 2002 d’un groupe international indépendant de médias et de publicité, Karoui & Karoui World. Peu à peu, il va internationaliser sa société en créant des filiales au Maroc, en Algérie, en Libye, au Soudan et en Mauritanie. Il diversifie également ces entreprises en créant des filiales de production audiovisuelle, d’interactivité digitale, d’affichage urbain et un label musical.
6 Les aides caritatives et la mise en place de l’assistanat lui ont permis de préparer ses candidatures aux élections présidentielles et législatives.
7 « Les fondateurs ». Il y a très peu d’informations sur ce mouvement, cf. par exemple La Croix du 09 octobre à ce sujet.
8 Le programme de Nabil Karoui figure sur son site internet.
9 Cf. son programme et sa profession de foi où il précise : “la lutte contre la pauvreté sera ma priorité absolue”.
10 Il y a environ 90% des électeurs de 18 à 25 ans qui ont voté pour Kaïs Saïed, selon l’Institut de sondage Sigma.