Et si l’Etat endossait pleinement ses responsabilités plutôt que d’exiger des contreparties aux aides sociales ? [Tribune #28]
Depuis dix ans, le chômage se maintient à un niveau quasi constant, avoisinant 9 ou 10 % de la population active. Les mesures pour l’enrayer se multiplient, à gauche comme à droite, sans pour autant produire de résultats concrets autres que des variations légères et conjoncturelles.
Au demeurant, le travail et la place qu’il occupe dans notre société ont évolué. L’épanouissement par le travail n’est plus une vérité absolue, si tant qu’elle l’ait jamais été. En revanche, lorsque la gauche déploya les 35 heures dans notre pays, les vieilles marottes de la droite revinrent et le clivage gauche-droite se renforça sur la question du temps de travail et, par effet de ricochet, sur celle de l’âge du départ à la retraite et du temps des loisirs dans notre vie quotidienne. La droite eut alors beau jeu de brocarder une France de gauche composée de fainéants qui voulaient travailler toujours moins, alors qu’elle aurait incarné la « valeur travail », la méritocratie et le « sens de l’effort ».
Par ailleurs, la problématique de l’emploi, se double souvent de celle du pouvoir d’achat. À ce titre, c’est sans conteste la politique menée par Nicolas Sarkozy qui bouleversa le plus profondément notre contrat social. Faisant de son « Travailler plus pour gagner plus » un objectif à atteindre au cours de son quinquennat, il défiscalisa les heures supplémentaires, permettant à celles et ceux qui avaient la possibilité de réaliser ces heures d’augmenter leur pouvoir d’achat. Par cette politique, le Gouvernement créa également volontairement un clivage entre une « France qui se lève tôt » glorifiée, et celles et ceux qui en étaient – bien malgré eux – en marge mais rendus seuls responsables de leur situation. Avec la contagion à l’économie réelle de la crise financière de 2008, cette politique devint particulièrement injuste et contreproductive, dans un contexte de contraction du marché de l’emploi.
De la rhétorique face à l’inaction
Depuis une dizaine d’années, on assiste donc régulièrement à des déclarations politiques, des projets de lois, des annonces ou des mesures prétendument destinées à lutter contre le chômage, qui s’accompagnent systématiquement d’une accusation en passivité, en fraude, en oisiveté des premiers concernés. Les chômeurs qui ne feraient pas assez d’efforts pour retrouver un emploi, ceux qui ne respecteraient pas leurs obligations vis-à-vis de Pôle Emploi, sans parler de ceux qui préfèreraient rester au chômage parce qu’ils gagneraient mieux leur vie qu’en travaillant, ou encore de ceux qui ne se donneraient pas la peine de « traverser la rue ».
Pour celles et ceux qui nous gouvernent, il est donc plus aisé de s’attaquer aux chômeurs plutôt que de s’attaquer au chômage. Ainsi, pour Laurent Wauquiez, Président du parti Les Républicains, celles et ceux qui vivent de l’« assistanat » sont des « cancers de la société », les chômeurs « profitent de la vie » . Pour Damien Adam, Député En Marche !, les chômeurs se payent « des vacances aux Bahamas » grâce aux allocations de retour à l’emploi (ARE). Pour Jean-Marie Le Guen, ex-Secrétaire d’État en charge des Relations avec le Parlement sous le quinquennat de François Hollande, il était indispensable de mettre en place la dégressivité des allocations. La dernière déclaration en date étant à mettre à l’actif du Premier ministre, Edouard Philippe, pour qui on serait légitimement en droit de demander des contreparties à celles et ceux qui « bénéficient » des aides sociales. La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, lui a emboîté le pas en estimant que certains allocataires du RSA « ont de gros problèmes de santé » et que la contrepartie pourrait être qu’« ils acceptent de se soigner ».
De Sarkozy à Macron, des responsables politiques pointent du doigt, dans une même ritournelle, une infime minorité de demandeurs d’emploi qu’ils imposent à l’opinion publique comme représentatifs des millions de demandeurs d’emploi de ce pays, responsables et coupables de l’augmentation du chômage et de l’accroissement du déficit de l’assurance-chômage, alors que la réalité est tout autre.
Aujourd’hui, plus des trois-quarts des demandeurs d’emploi cherchent activement un emploi, le quart restant étant constitué, dans son écrasante majorité, de chômeurs de longue durée non indemnisés.
Raisonner ainsi est un non-sens moral et républicain, une insulte aux valeurs de solidarité portées par notre Constitution.
Des « bénéficiaires » qui cotisent : rappel des fondamentaux de notre contrat social
Comme le rappellent l’économiste Henri Sterdyniak, la sociologue du travail Danièle Linhart, ou les syndicalistes Manuel Blanco et Christine Sovrano, le préambule de la Constitution de 1946 énonce : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.[1] Pourquoi les aides sociales sont-elles des droits acquis sans contreparties ?, L’Humanité, 28 février 2019. ».
Notre contrat social est en effet basé sur un système de cotisations et de répartition par lequel chacun des actifs et des actives cotise chaque mois pour pouvoir faire face aux risques liés à la perte d’emploi et à la pauvreté. Percevoir des allocations de retour à l’emploi tous les mois n’est donc ni un privilège ni un bénéfice (alors que l’on parle pourtant de « bénéficiaires » des aides sociales), mais un droit. Un droit financé par chacun et chacune d’entre nous.
Dans ces conditions,
- Comment justifier un plafonnement des indemnités des cadres actifs alors qu’ils cotisent à hauteur de leurs revenus lorsqu’ils sont en activité ?
- Comment exiger des contreparties de celles et ceux qui perçoivent des aides sociales alors qu’ils ont cotisé et / ou payé des impôts pour y avoir droit ?
- Comment exiger d’un allocataire du RSA qu’il se soigne quand un nombre incommensurable de praticiens refuse la Couverture Maladie Universelle (CMU), pourtant elle aussi financée par l’impôt ?
- Comment oser pointer du doigt un train de vie supposément indécent des demandeurs et demandeuses d’emploi quand plus de la moitié d’entre eux perçoivent des allocations inférieures à 950 € par mois ?
- Comment oser pointer du doigt l’indécence des indemnités des cadres déjà plafonnée à 6300€ par mois alors qu’ils ne concernent que 0,02 % des indemnisés ?
Toutes ces mesures et ces déclarations cachent mal, en réalité, l’incapacité de nombre de nos dirigeants à envisager et à mesurer les difficultés quotidiennes, matérielles, financières, humaines, familiales et économiques que doivent affronter les demandeurs d’emploi et les bénéficiaires de minima sociaux.
Toutes ces mesures et ces déclarations n’ont d’autre ambition que d’opposer les Français.es les un.e.s aux autres en créant artificiellement deux catégories : ceux qui cotisent par leur travail et ceux qui se complairaient dans une forme d’assistanat aux frais des premiers. Plaçant ainsi les plus pauvres et les plus vulnérables au ban de la société, désignés comme étant des profiteurs du système et comme les seuls responsables de leur situation.
Elles n’ont d’autre effet que de masquer le manque de volonté de nos responsables politiques qui n’ont ni le courage politique, ni l’ambition de s’attaquer au nœud du problème.
Les combats que ne mènent pas les responsables politiques
Il est étonnant de constater que les responsables politiques ne dénoncent jamais le dysfonctionnement criant de Pôle Emploi dont les conseillers sont débordés, dont les offres d’emploi sont gérées par des robots et envoyées aux demandeurs et demandeuses d’emploi via un algorithme lui aussi dysfonctionnant, et avec un site internet qui ne permet pas aux candidat.e.s d’aller au-delà du bac+5.
Un Pôle Emploi qui laisse parfois les demandeurs et demandeuses d’emploi pendant plusieurs mois sans le moindre revenu entre le début du chômage et la date de versement de la première ARE. Le vrai courage politique consisterait à s’attaquer réellement au chômage, avec ambition et audace, sans s’en prendre quotidiennement aux demandeurs et demandeuses d’emploi. « La bonne manière de prendre les choses, c’est l’accompagnement des personnes qui sont aujourd’hui en situation soit de précarité, soit d’exclusion. » comme le rappelait récemment Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT, dans un entretien à Médiapart.
Car, en choisissant de fusionner l’ANPE et les Assedic au sein du seul Pôle Emploi, Nicolas Sarkozy a également, sous couvert de rationalité et d’efficience, regroupé toutes les prérogatives liées au retour à l’emploi dans notre pays (recherche, offres, contrôle et indemnisation) au sein d’un organisme unique, créant ainsi une usine à gaz déconnectée du réel et de la vie quotidienne des demandeurs et demandeuses d’emploi, compliquant par ailleurs la tâche des agents de ce service.
Ce regroupement a par ailleurs accru la responsabilisation des demandeurs et demandeuses d’emploi dans leurs démarches de retour à l’emploi. Celles et ceux qui ne respectent pas leurs engagements vis-à-vis de Pôle Emploi sont régulièrement promis à un durcissement des contrôles et des sanctions, sans que jamais ne soit émise l’idée d’une inadéquation de l’aide proposée aux besoins des demandeurs et demandeuses d’emploi.
De même, rien n’est fait contre la persistance des inégalités dans l’accès aux aides sociales : un mille-feuille administratif toujours plus compliqué pour bénéficier de la CMU, des APL, d’une aide à domicile, d’une aide compensatoire à un handicap, de la prime d’activité, etc. Ainsi, en 2018, plus de 30% des personnes éligibles à ces dispositifs n’en ont-elles pas bénéficié. Par manque d’information, par découragement, par honte aussi…[2]« Non-recours : des aides sociales qui n’atteignent pas leurs bénéficiaires », Le Monde, 12 juin 2018. Et dans ces cas précis, le seul responsable, c’est l’État. Car le rôle de l’État est aussi, et surtout, d’accompagner les plus fragiles, et non de les dénoncer comme des profiteurs du système. Nos dirigeant.e.s ont beau jeu de rappeler que les « bénéficiaires » des aides sociales ont des droits, mais aussi des devoirs. Il serait de bon ton qu’ils n’oublient pas que l’État est bien souvent le premier à ne pas respecter ses devoirs.
Mais il est toujours plus aisé de s’attaquer aux demandeurs et demandeuses d’emploi, aux travailleurs et travailleuses précaires, aux personnes fragiles et vulnérables, qu’au système rouillé, grippé, obsolète et en décalage complet avec la réalité du marché du travail. On observe ainsi le CDD devenir peu à peu la norme, l’augmentation de l’intérim, l’explosion du travail précaire. Les discours se posent donc en décalage complet avec les réalités de la vie qui font que personne n’est à l’abri d’un drame personnel, d’une perte d’autonomie ou d’emploi, et dont ils sont les victimes directes et non pas collatérales.
S’attaquer à la cause plutôt qu’aux conséquences. S’attaquer aux dysfonctionnements de Pôle Emploi plutôt qu’aux demandeurs et demandeuses d’emploi. S’attaquer aux entreprises qui usent et abusent des contrats précaires plutôt qu’aux travailleurs et travailleuses précaires. S’attaquer au mille-feuille administratif qui décourage toutes celles et tous ceux qui souhaitent avoir recours à une aide sociale. Voilà ce que serait le courage et l’ambition politique d’un Gouvernement qui souhaiterait réellement enrayer le chômage et la précarité, et venir en aide à celles et ceux qui en ont le plus besoin
Notes
↑1 | Pourquoi les aides sociales sont-elles des droits acquis sans contreparties ?, L’Humanité, 28 février 2019. |
↑2 | « Non-recours : des aides sociales qui n’atteignent pas leurs bénéficiaires », Le Monde, 12 juin 2018. |