L’heure de la bascule : ne laissons pas l’Ukraine seule ! [Tribune #51]
Après plusieurs semaines de vives tensions entre la Fédération de Russie, l’Ukraine et le bloc occidental, quelques heures seulement après l’annonce par Emmanuel Macron d’un possible sommet entre Joe Biden et Vladimir Poutine, le couperet est tombé hier soir. Le Président Poutine, à l’issue d’un Conseil de sécurité surréaliste au cours duquel il a demandé aux principaux dignitaires du régime de se prononcer sur la voie à emprunter, a décidé lors d’une allocution très suivie de reconnaître les Républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk occupées par les milices pro-russes depuis le déclenchement de la guerre en 2014.
Son discours fleuve de plus d’une heure a pris une tournure aussi inattendue que terrifiante, balayant d’un revers de main des semaines harassantes de négociations diplomatiques afin de trouver une issue pacifique à ce conflit larvé depuis trop longtemps qui a amputé le territoire souverain de l’Ukraine de deux régions, sans même évoquer la Crimée annexée par la force par la Russie.
Le maître du Kremlin a procédé à un exercice de réécriture historique d’une violence verbale peu commune, niant l’existence de l’Ukraine en tant qu’Etat souverain – il n’a pas hésité à la qualifier de « colonie américaine » – et stigmatisant une corruption endémique de ses gouvernants. Un discours fait de raccourcis historiques et de théories « complotistes » en vogue dans les milieux pro-russes que de nombreux observateurs ont qualifié à juste titre de « paranoïaque ».
La reconnaissance des deux territoires séparatistes aurait pu constituer l’apogée de cette séquence qui a pris de court les Européens et les Américains, si Poutine n’avait pas déclaré signer sans délai un traité d’amitié et d’assistance avec les gouvernants autoproclamés des territoires séparatistes et annoncé que les forces russes interviendraient pour maintenir « l’ordre et la paix » en même temps qu’il intimait aux autorités de Kiev de cesser toutes opérations de combats. Il est donc acté que les troupes russes vont franchir la frontière, ce qui nous achemine vers la probabilité du scénario du pire. D’ores et déjà les accords de Minsk II sont entièrement foulés aux pieds et nous assistons à une violation inacceptable du droit international.
Les réactions occidentales ont été sans appel et de premières sanctions vont être adoptées dans les heures à venir par les Etats-Unis, l’Union européenne et les Etats membres à l’encontre de Moscou, notamment une interdiction des investissements dans les Républiques autoproclamées, un gel des avoirs, une liste noire en cours d’élaboration des cercles rapprochés de Vladimir Poutine. Des sanctions qui marquent une première étape et qui seront augmentées et durcies dès lors que les troupes russes franchiront la frontière ukrainienne. Mais la cohésion européenne devra résister aux intérêts stratégiques (notamment énergétiques) de certains pays membres. Cette crise ne doit pas révéler plus encore que la communauté de destin masque des intérêts divergents et laisse l’UE à l’état de nain géopolitique, entravé dans ses contradictions.
Dès lors, plusieurs scénarios se profilent :
- Le premier consiste en une intervention militaire russe dans les provinces séparatistes, ce qui reviendrait de facto à une occupation de ces territoires sous souveraineté ukrainienne, sans que cette action soit suivie de suites militaires. Un scénario plausible mais difficilement acceptable pour les autorités de Kiev d’autant qu’il impliquerait un blocage total de la mer d’Azov et une violation de son intégrité territoriale. C’est le scénario actuel.
- Le second scénario, celui du pire, suppose, au-delà des manœuvres militaires, l’orchestration d’une manœuvre semblable à celle de « la poste polonaise » en 1939, autrement dit, une provocation montée de toutes pièces par les forces russes afin d’envahir militairement l’Ukraine toute entière. Les autorités de Washington redoutent d’ailleurs cette seconde option.
Si la réponse des Européens et des Américains doit être extrêmement ferme et résolument unie – ils semblent en prendre la voie, certainement la seule bonne nouvelle de la période – pour autant, l’Ukraine ne doit pas demeurer seule. Certes, elle n’est pas membre de l’OTAN et ne peut prétendre dans le cadre d’un traité de défense collective à une intervention militaire des membres de l’alliance sur son sol. Néanmoins, nous ne pouvons laisser un Etat souverain, un Etat voisin, subir à nos portes une violation de son intégrité territoriale. Nous ne pouvons laisser l’appétit vorace d’un homme rêvant de recréer l’empire tsariste redéfinir les équilibres géopolitiques aux frontières immédiates de l’Union européenne sans réagir. Nous avons déjà connu ce scénario par le passé, lors des Accords de Munich en septembre 1938. Or les coups de force répétés de Vladimir Poutine rejouent l’histoire.
D’aucuns répètent à l’envi « Nous n’allons pas mourir pour l’Ukraine » malgré l’atteinte grave aux principes fondamentaux sur lesquels reposent nos sociétés européennes ! La réaction que nous aurons doit être à la hauteur de l’urgence du moment et de la gravité de la situation. Si nous n’intervenons pas, si nous n’opposons pas de ligne rouge ferme aux prétentions russes comment l’Histoire nous jugera-t-elle ? Comme le soulignait hier soir Ingrida Šimonytė, Première Ministre de Lituanie, « la façon dont nous réagissons nous définira pour les générations futures ». Quelle crédibilité aurons-nous demain pour nous opposer aux nouvelles volontés irrédentistes des régimes autoritaires ? Qui empêchera demain la Chine de s’emparer par la force des armes de Taïwan ?
Une nouvelle page de l’Histoire de l’Europe s’écrit sous nos yeux. Il incombe aux démocraties de défendre les valeurs qui les fondent et les principes de l’ordre international. Ne remplaçons pas l’esprit munichois par la honte ukrainienne.