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Le Gouvernement renonce à lutter contre l’ubérisation du travail [Tribune #34]

Chef du pôle Économie de L’Hétairie Secrétaire national du Parti socialiste.

Sénateur socialiste de Meurthe-et-Moselle

Alors que le 18 novembre dernier le Sénat a approuvé en seconde lecture la loi d’Orientation des mobilités (loi LOM), et en dépit du travail de propositions et d’amendement réalisé par l’opposition de gauche au sein des deux Chambres, force est de constater que cette loi échoue à protéger les travailleurs indépendants utilisés par les plateformes numériques, contrairement aux revendications du Gouvernement.

Largement inspiré du rapport de l’Institut Montaigne, lui-même rédigé par des lobbyistes et dirigeants du secteur comme l’a établi Marianne, l’article 20 de la loi s’oriente en effet davantage vers la protection des entreprises que vers celle des travailleurs. La charte de responsabilité sociale – facultative – dont peuvent se doter les plateformes, si elle constitue l’une des rares et timides avancées du texte, a en réalité pour objectif unique de protéger ces entreprises contre une requalification en salariés de leurs collaborateurs sous statut indépendant.

Pourtant, nos tribunaux prud’homaux comme leurs homologues étrangers n’hésitent plus désormais à redonner à ces travailleurs les droits qui correspondent à la réalité de leur statut. La Californie en fournit le dernier exemple en date après avoir ordonné au transporteur Uber de salarier ses collaborateurs. En France, depuis le 28 novembre 2018, un arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire opposant un livreur à vélo à la défunte plateforme Take It Easy rappelle les critères précis desquels dépendent la qualification du contrat de travail : « L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention […] ; le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »

Les travailleurs des plateformes numériques de service, qu’il s’agisse du transport de personnes ou de la livraison de repas, répondent parfaitement à ces critères. Prétendument indépendants, ils se trouvent en réalité à la merci d’un donneur d’ordres unique qui peut, sans préavis et unilatéralement, changer tout ou partie des conditions de travail et même mettre fin à la relation contractuelle. Pour les travailleurs, l’absence des protections réservées aux salariés se double donc d’une très grande précarité, à tout le moins statutaire, comme l’a montré cet été la mobilisation des travailleurs de la plateforme Deliveroo à la suite de la modification des tarifs de livraison.   

En réalité, la question des plateformes numériques et de son rapport au travail soulève deux problèmes distincts qui se trouvent ici imbriqués :

  • En premier lieu, elle souligne la grande précarité dans laquelle exercent certains travailleurs indépendants. Cette situation appelle à des mesures immédiates en termes de garantie salariale, de protection sociale ou de sécurité juridique.
  • Elle révèle également les failles du statut d’auto-entrepreneur suscitant ainsi le recours à de faux indépendants et l’utilisation de ce statut comme contournement du salariat, y compris dans des secteurs traditionnels de l’économie. Les travailleurs des plateformes cumulent donc le double handicap de la dépendance à un donneur d’ordres unique et du management par les algorithmes.

Ce double diagnostic nécessite la réaffirmation de notre attachement au Code du Travail et au droit. Il met en lumière l’impératif de régulation des activités économiques par la puissance publique afin de corriger les inégalités sociales nées d’une conception libérale fondée sur l’absence de règles. À ce titre, on regrettera que le Gouvernement n’ait pas profité de la loi d’orientation des mobilités pour instaurer un filet de sécurité permettant à ces travailleurs de bénéficier, sans plus attendre, de conditions de travail, d’une rémunération et de protections dignes de ce nom. Plusieurs éléments socles auraient pourtant mérité une adoption :

  • En premier lieu, la requalification de ces travailleurs constitue un préalable à toute évolution de leur statut. Il s’agit d’ailleurs de la solution privilégiée par d’autres États, à l’instar de l’exemple précité de la Californie que nul ne saurait considérer comme opposée à la liberté d’entreprendre. Cette réintégration dans le cadre du salariat n’empêche toutefois pas ces travailleurs de bénéficier d’un statut leur garantissant la préservation de leur autonomie. De nombreuses professions jouissent de cette possibilité dans le respect du Code du Travail.
  • Par ailleurs, les donneurs d’ordres doivent garantir à leurs travailleurs une rémunération minimale décente, laquelle ne saurait donc être inférieure au Smic horaire.
  • De la même façon, cette sécurisation de leur rémunération doit permettre d’assurer à ces travailleurs un socle de protection sociale contre le risque de maladie, de cessation d’activité ou d’accidents du travail, malheureusement fréquents dans une activité exercée sur les routes, sous la forte pression de cadences toujours plus exigeantes. Or, les assurances proposées par certaines plateformes se révèlent insuffisantes. Indubitablement, ces protections doivent, non pas dépendre du bon vouloir de la plateforme concernée, mais s’appliquer à ces travailleurs dans le cadre commun de notre protection sociale.
  • Il faut enfin réguler les cessations d’activité imposées par les plateformes aux travailleurs avec lesquels elles collaborent, en imposant un préavis entre la notification de la volonté de la plateforme de mettre fin à la prestation et sa cessation effective. Celle-ci devra bien évidemment s’accompagner d’une indemnité de fin de contrat et d’une indemnité de précarité, proportionnelle à la durée du travail effectué.

Il ne s’agit pas de remettre en cause le statut d’auto-entrepreneur qui a ses mérites. Il offre notamment un cadre sécurisant et réducteur de risque pour un nouvel entrepreneur. En facilitant la procédure administrative de création de l’entreprise et en proposant une fiscalité extrêmement simplifiée, il permet en effet à un néo-entrepreneur de tester la pertinence de son projet et/ou de le mener en complément d’une autre activité. Néanmoins, il n’a jamais été pensé comme substitutif au salariat, cadre organisant la sécurité au travail et non carcan indépassable que stigmatisent certains. Or, la généralisation du recours à ce statut induit ce très fort risque. Ce dernier concerne non seulement les nouveaux acteurs de l’économie numérique que sont les plateformes mais également des secteurs de l’économie traditionnelle comme la restauration ou le bâtiment par exemple.

Certes, ce recours à l’auto-entreprenariat s’opère parfois avec l’assentiment des travailleurs concernés, qui y voient un bénéfice financier immédiat et sont malheureusement peu conscients des droits auxquels ils renoncent ainsi. Car ce statut bien moins protecteur les expose, en cas d’accident du travail, de maladie, de grossesse ou de cessation d’activité, à une perte soudaine de leur rémunération et à l’exclusion du bénéfice de certaines prestations sociales pour lesquelles ils n’ont pas cotisé. Ce faisant, la situation expose également l’État à une baisse de ses recettes, alors que celui-ci devra naturellement intervenir pour prendre en charge ces personnes tombées dans la précarité. De fait, l’introduction d’une charte facultative ne se situe pas à la hauteur des enjeux et témoigne, a minima, d’un manque de courage politique.

Nul ne pourra arrêter la transition numérique de notre économie et cela n’est pas dans notre intention. Il semble néanmoins souhaitable et conforme à l’intérêt général que ce secteur ne déroge pas aux principes communs régis par le droit du travail. Les problèmes actuellement observés, et dénoncés par les travailleurs qui s’organisent en réaction aux pratiques des plateformes, résultent d’un défaut de régulation, dont la majorité parlementaire et le Gouvernement se sont rendus coupables en ne prenant pas la mesure des enjeux ! Le risque est réel d’un retour au tâcheronage et celui de la constitution d’un nouveau sous-prolétariat du XXIe siècle. L’économie numérique ne doit pas devenir le cheval de Troie de notre modèle social. Il revient au pouvoir politique d’agir et de légiférer pour favoriser un véritable dialogue social, une régulation de l’économie numérique et le recours acceptable à des travailleurs indépendants.