L’Union de la gauche au Portugal entre 2015 et 2019 : gadget politique ou modèle pour la gauche en France ? [Note #66]
Les succès politiques et électoraux de l’union de la gauche au Portugal attirent désormais attentions et égards, notamment de la part de celles et ceux dont « le cœur a toujours battu et continue de battre du côté gauche de l’Histoire[1]Manuel Alegre, résistant, homme politique socialiste portugais.».Le peuple portugais, « Ces gens dont le visage/ Parfois lumineux/ D’autres fois rustre ; Tantôt me rappellent les esclaves, tantôt les rois ; font renaître mon goût/ De la lutte et du Combat[2]Première strophe du poème « Ces gens » de Sophia de Mello Breyner Andresen, grande poétesse du XXème siècle portugais, dont le centenaire de la naissance est fêté cette année.», n’a plus à attendre l’espoir d’une vie meilleure, notamment hors des frontières du pays à l’instar des millions de ressortissants partis dans les années 1960, notamment vers la France. Comme l’énonçait Richelieu, « La politique est l’art de rendre possible le nécessaire », voilà chose faite au Portugal où l’union de la gauche a œuvré concrètement à l’amélioration des conditions de vie, sans rester prisonnière d’une dette extérieure à honorer.
D’où procède cette « Geringonça » qui a gouverné le Portugal à gauche entre 2015 et 2019 ? Comment a-t-elle vécu ? Quels sont ses accomplissements ? Peut-on imaginer pour elle une deuxième vie après l’élection législative du 6 octobre 2019 ? Représente-t-elle un chemin pour la gauche française, elle qui doit « recommencer cette quête/ D’un pays libre/ D’une vie limpide/ Et d’un temps juste[3]Sixième strophe du poème précité.» ?
L’avènement de la « Geringonça » ou l’union inespérée de la gauche au Portugal
En portugais, « geringonça » définit une « chose en construction ou une construction improvisée ou ayant peu de solidité », une « armature fragile », un « appareil ou mécanisme de construction complexe ou encore un « piège ». Ce nom de baptême de l’union de la gauche a été attribué par Vasco Pulido Valente[4]éssayiste, écrivain et chroniqueur politique portugais, né en 1941.. L’historien essayiste et chroniqueur politique qualifie alors le PS de « geringonça » après les primaires organisées le 28 septembre 2014 pour départager les deux candidats en lice, António José Seguro et António Costa.En octobre 2015, alors que la « geringonça » était déjà en construction, il écrit dans le quotidien national Público[5] Quotidien national portugais fondé le 5 mars 1990. , aussi pessimiste qu’en 2014 : « À chaque erreur, à chaque échec, il y aura une tempête générale et Costa n’aura pas, en dehors de sa “geringonça ”, sur quoi s’appuyer. »
Puis, le milieu politique récupère le terme lorsque Paulo Portas, encore leader du CDS et membre du Gouvernement, l’évoque à la tribune du Parlement pour attaquer cette union de la gauche qui « n’est pas véritablement un gouvernement, mais un gadget (geringonça). » António Costa lui rétorque alors : « C’est peut-être un gadget (geringonça), mais celui-ci fonctionne bien ! »
De fait, après les élections législatives du 4 octobre 2015, la coalition de droite PSD-CDS[6]Union des droites traditionnelles.se maintient, artificiellement au pouvoir, à peine 27 jours. Car les partis de gauche, bien que divisés le jour de l’élection – comme d’ordinaire depuis les premières élections législatives libres du 25 avril 1976 -, détiennent la majorité des sièges au Parlement. Or, unanimes dans leur rejet de politiques publiques d’une austérité violente, ils s’unissent pour faire tomber le Gouvernement. Et, après la conclusion d’un accord sur un programme de Gouvernement, ils laissent le socialiste António Costa former un exécutif minoritaire avec le soutien parlementaire des groupes des BE, PCP, PEV[7] BE : parti fondé en 1999, né de la fusion de quatre petits partis marxistes-léninistes révolutionnaires. PC : Section portugaise de l’Internationale communiste fondée en 1921, dont … Continue reading.
Partis de l’Union des Gauches | Nombre de Députés |
PPD-PSD (Parti social-démocrate) | 89 |
CDS-PP (Parti du centre démocratique ) | 18 |
PS (Parti socialiste) | 86 |
BE (Bloc de gauche) | 19 |
PCP (Parti communiste portugais) | 15 |
PEV (Parti écologiste, « Les Verts ») | 2 |
PAN (Parti pour les animaux et la nature) | 1 |
Malgré l’effort explicite du président Aníbal Cavaco Silva, lequel avait préféré nommé un Gouvernement de droite en dépit de son caractère minoritaire et avait bruyamment diabolisé cette union « contre nature » de la gauche rassemblée, le Gouvernement de 17 ministres lui est présenté le jour de la « nomination » d’António Costa, le 24 novembre. Pour la première fois dans l’histoire du Portugal, une femme noire d’origine angolaise, Francisca Van Dunem, magistrate, prend la tête du ministère de la Justice tandis qu’Ana Sofia Antunes, aveugle, est nommée secrétaire d’État à l’inclusion des personnes porteuses de déficiences. Mais malgré ces symboles, le Gouvernement ne respecte pas la parité (qui n’a pas encore été votée au Portugal où la pratique, lorsqu’elle est respectée, tend vers les 33 % de femmes représentées). Il est toutefois composé de profils et d’expériences solides et complémentaires : des figures expérimentées des Gouvernements socialistes précédents, des talents issus de la Jeunesse socialiste[8] Juventude Socialista (équivalent du MJS)., ou encore des intellectuels « sans étiquette » mais sympathisants, qui bénéficient d’un accueil positif dans l’opinion publique.
Les 8 travaux d’Hercule d’António Costa
Malgré les crises que la « Geringonça » a pu susciter, notamment et surtout au Parlement, cœur battant de la démocratie portugaise, elle a su installer une dynamique féconde. Alliance improbable et constamment pointée du doigt, elle s’est muée en une solution politique capable de relever tous les défis.
Une coalition au défi des institutions
Le premier d’entre ces défis est d’ordre institutionnel, en raison du dualisme vers lequel tend le système politique portugais. D’ailleurs, les tensions internes à la coalition ont été quotidiennes : le Parti communiste portugais, par exemple, est ancré dans une pratique dure ; de même, le Bloc de gauche, plus récent, n’avait pas hésité à causer la chute du Gouvernement socialiste en 2011. Le chemin étroit, périlleux même, fait de négociations constantes, a finalement été celui du succès, face aux tenantsde l’ordo-libéralisme à l’œuvre en Europe.
Illustration du caractère mouvementé de cet exercice institutionnel, au cours de ces quatre années, cinq commissions d’enquêtes parlementaires – outil fondamental de contrôle du Parlement sur l’exécutif – ont été créées et ont troublé l’exercice du pouvoir. Parmi elles, trois ont visé le fonctionnement de la Banque Caixa Geral de Depósitos, soupçonnée de mauvaise gestion, pour avoir accordé des crédits à haut risque et investi dans des projets ruineux. Une quatrième a concerné les producteurs d’électricité, dont l’historique EDP 6, dans le cadre de contrats publics d’acquisition d’énergie extrêmement profitables. Enfin, la cinquième s’est concentrée sur la responsabilité politique supposée du Gouvernement Costa dans l’affaire de vols de matériel militaire, dite « l’affaire des Tanks » (cf. infra).
Enfin, deux motions de censure ont été déposées au Parlement par le CDS-PP et rejetées, sans surprise, par la majorité de gauche.
- Le texte de la première, débattue en octobre 2017, présentait un intitulé limpide : « Fautes du Gouvernement lors des incendies tragiques de 2017 » ; il avait pour objectif de semer la discorde à gauche.
- La seconde motion, en février 2019, un an après l’élection, surprit largement l’opinion publique. Assunção Cristas, leader centriste, pointa du doigt les failles d’António Costa et ses ministres dans les domaines de l’économie (lié à l’augmentation des impôts directs), des services publics (jugés défaillants, notamment dans le domaine de la santé publique) et alla jusqu’à remettre en cause l’autorité de l’État, lié au vol de matériel militaire.
La fronde des enseignants et la menace du Gouvernement [9] Article publié par Nuno Simas, pour l’Agence presse Lusa, le 19 juillet 2019.
Dès le début du mandat, le Gouvernement a dû gérer une crise latente concernant la valorisation des heures supplémentaires du corps enseignant et des revendications d’augmentation. Le Gouvernement s’y oppose au regard du poids budgétaire que cela représenterait : António Costaévoque ainsi « une dépense additionnelle d’au moins 340 millions d’euros entre 2019 à 2020, liée au paiement effectif de droits rétroactifs » notamment pour l’année 2019. Montant impossible à dégager dans un exercice contraint…
Les échanges prennent une tournure dramatique et envahissent les ondes de la Radio « Renascença » avec l’annonce selon laquelle les socialistes n’hésiteront pas à démissionner si ce budget supplémentaire venait à être approuvé par des membres de la coalisation. D’ailleurs, le 3 mai, dans une déclaration faite au pays, António Costa lui-même menace de démissionner.
A la suite de cette intervention, la menace de crise politique se délite en quelques jours. En effet, la droite (PSD et CDS) renonce à voter en faveur de ce projet. La mécanique de la« geringonça » tient bon à chaque tentative de déstabilisation de la droite au Parlement et des doutes des partenaires de gauche.
Logement et santé : des législations fondamentales
Dans la phase finale de cette législature, le PS et le Gouvernement ont considéré, en juillet, avoir atteint un consensus majoritaire sur :
- le projet de loi concernant une loi de base sur le logement ;
- le statut l’aidant, inexistant jusqu’alors ;
- et un Plan national d’investissements publics.
- À ces trois piliers d’interventions s’est ajoutée, à la mi-juillet, la loi générale sur la Santé tant attendue.
Ces trois premières lois sont considérées comme les plus marquantes de la législature dans la mesure où elles réunissent des partenaires jadis systématiquement divisée sur ces sujets. Les deux premières ont d’ailleurs été approuvées par la gauche parlementaire unie (PS, BE, PCP e PEV). Quant au Plan national d’investissements, il a obtenu un consensus, entre le PS, le PSD et le CDS-PP, alors que le BE a choisi l’abstention et le PCP de voter contre.
En particulier, la loi attendue et débattue depuis plus d’une décennie sur le statut sur les aidants[10] En portugais : lei do cuidador informal. a enfin été approuvée à l’unanimité le 5 juillet dernier ; bien que d’initiative gouvernementale, la loi se fonde sur les textes du BE, du PC, du CDS-PP, du PSD et du PAN. Il a trouvé en la personne du Président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, homme de droite élu le 24 janvier 2016, « un grand défenseur de la cause », à l’instar de la quasi intégralité de la politique conduite par António Costa et de son Gouvernement. De fait, à gauche, comme à droite, les partis se félicitent de cette loi qui définit et assure, parmi d’autres mesures nouvelles, au-delà d’un statut, un revenu aux aidants déclarés, le repos auquel ils ont droit (congés) et des mesures spécifiques liées aux cotisations. Or, au Portugal, près de 250.000 personnes se trouvent dans des situations de dépendance extrême.
Enfin, le Gouvernement a amorcé le débat sur l’euthanasie et la mort assistée. Initié par une pétition en 2017, laquelle donna lieu à quatre projets de loi différents débattus pendant de longs mois, ce sujet fut durement attaqué par l’église portugaise. Or, le 29 mai 2018, au Parlement, le vote est public et nominatif. Chaque député est appelé à se prononcer en faveur ou en défaveur des projets de loi relatifs à la dépénalisation de l’euthanasie et de la mort assistée. La liberté de vote et l’oppositiondu PC rendent la votation imprévisible jusqu’à la fin. Aucune des propositions de loi n’atteint finalement les 116 votes nécessaires pour l’adoption. Mais ce sujet d’ordre sociétal reviendra certainement dans l’actualité parlementaire, à l’avenir.
Troubles au Ministère de la Défense et enquête sur le vol de matériel militaire
En ce qui concerne la question militaire, le débat s’est tenu dans l’esprit droitier du bloc central (PS-PSD), parfois étendu au CDS. Il s’est par exemple traduit, en juin dernier, par l’approbation de la loi sur les infrastructures militaires affichant un réel volontarisme politique. Le même consensus a eu lieu sur la loi de Programmation militaire qui définit les investissements dans le but de rééquiper les forces armées d’ici 2030. Elle a été approuvée au Parlement, le 3 mai, avec 170 votes pour, avec le PS, PSD et CDS-PP, mais à noter l’abstention du PCP.
Toutefois, le 28 juin 2017, un vol important de matériel militaire dans des soutes-réservoirs de tanks d’un corps d’élite de l’Armée provoque une séquence polémique sur une éventuelle responsabilité du Gouvernement et des ingérences jugées illégitimes dans la conduite des forces armées Une Commission d’enquête parlementaire, proposée par le CDS-PP est créée, qui finit par conclure à « un défaut de preuves ». Les partis de droite, en particulier le CDS-PP, mettent en cause la responsabilité de l’ex-ministre de la Défense Azeredo Lopes, alors démissionnaire et entendu par l’autorité judiciaire, autant que celle du Premier ministre, António Costa. Peine perdue, la mécanique de la « geringonça » ne vacille pas.
Les incendies de 2017
Entre juin et octobre 2017, plus d’une centaine de personnes est décédée dans des feux de forêts : le grand feu de Pedrógão Grande[11]Ville du centre du District de Leira (Centre littoral).s’est étendu sur plusieurs communes voisines et a causé 66 victimes, sans oublier les feux des zones du Centre du pays, eux aussi meurtriers. Le manque de réactivité de la ministre des Affaires Intérieures, de moyens dans le combat face aux incendies et le fonctionnement des systèmes de communications d’urgence ont suscité un intense débat politique. Constança Urbano de Sousa a d’ailleurs fini par démissionner à la suite d’une déclaration au journal de 20h du Président de la République, en direct, depuis Oliveira do Hospital, l’une des zones gravement affectées.
En parallèle, le Parlement décide de créer une Commission d’enquête ad hoc pour accompagner les personnes touchées par les incendies. Il entreprend également d’instituer une journée nationale en mémoire des victimes des feux. Le CDS n’a pas manqué d’attaquer la responsabilité de l’État et son incapacité à protéger ses concitoyens. Au demeurant, António Costa a présenté des excuses publiques pour les évènements dramatiques survenus. Les débats sur les différentes lois nouvelles concernant le parc forestier déposées par le Gouvernement, le BE ou les Verts ont contribué à maintenir la coalition.
Les lois Travail
Il s’agit d’un des points majeurs de discorde et de division entre le PS et ses partenaires de gauche qui, depuis 2015, réclamaient à corps et à cris la «détroïkasition » des lois Travail votées par le Gouvernement PSD/CDS.
En outre, plusieurs projets de lois du PCP et du BE ont été défendus au Parlement, dans le sens d’une protection accrue des travailleurs. En ce qui concerne la négociation avec les syndicats, le dialogue a été nourri mais les propositions dégagées se sont avérées contraires aux options retenues.
L’une des mesures phares qui a divisé le PS et le reste de la gauche se focalise autour du doublement de la période d’essai de 90 jours à 180 jours pour les futurs salariés à la recherche d’un premier emploi ou en chômage de longue durée. Approuvée en commission par les députés du PS et du PSD, elle conduit des personnalités, à droite comme à gauche, à alerter sur les risques d’inconstitutionnalité. L’accord de principe a été entériné cette année, au sein d’un groupe de travail spécifique au Parlement, et la loi approuvée le 19 de juillet dernier.
Transparence de la vie publique et politique
Dès 2016, la commission sur la transparence de la vie publique et politique a ciblé trois questions particulières : les lobbies, les fonctions – notamment privées – incompatibles avec l’exercice de fonctions publiques et enfin le statut des députés.
Ces lois ciblent désormais de nombreux élus, en instaurant notamment l’obligation de déclarer tous leurs revenus, avec la menace réelle de perte de mandat dans le cas contraire. La création d’une HATVP indépendante est finalement approuvée, mais vivement critiquée par le CDS et le PC.
Si l’accord politique fut difficile à réaliser, ces lois nouvelles ont été approuvées par une majorité transpartisane composée de voix de droite et de gauche. Cependant, la législation sur l’activité des lobbies s’est vue opposée un veto du Président de la République, quelques jours seulement avant la fin de la Législature.
Loi sur l’adoption pour les couples de même sexe
Lors du denier débat sur l’état de la Nation, au Parlement, le PS rappela les mesures adoptées qui « ont corrigé des options ultramontaines de la loi portugaise, celles qui empêchaient l’adoption pour les couples de même sexe, limitant l’accès à la PMA pour les femmes, comme droit individuel fondamental[12] Intervention en session du député Fernando Rocha Andrade. ». De fait les amendements de la loi vis-à-vis des couples gays, par exemple, conformes aux projets de loi PS, BE, PEV et PAN, recueillent une majorité de votes de gauche et l’opposition naturelle de la droite, qui avait fait échouer le projet lorsqu’elle était majoritaire entre 2011 et 2015.
« Oui, aujourd’hui le Portugal va mieux. Nous avons réussi, » affirme Mário Centeno, Ministre des Finances et Président l’Eurogroupe, lors du débat sur l’état de la Nation, le 10 juillet 2019. Le bilan de 1322 jours de gouvernance de la Gerigonça est « celui de la confiance, de l’emploi et des comptes publics justes ». Mário Centeno se félicite également que cette solution de gouvernance « fut unique dans l’histoire contemporaine et qu’elle a pu enrichir la démocratie », saluant le fait que jamais le Parlement n’avait accompli un rôle si important et que jamais un Gouvernement n’avait été aussi « parlementariste ».
- S’en référant aux indices de confiance, à leur plus haut niveau depuis 20 ans, il insiste sur les « comptes publics équilibrés » en rappelant les 350.000 nouveaux emplois créés et la baisse du nombre de chômeurs, avec 290.000 demandeurs d’emplois en moins.
- L’éducation et la santé figurent au rang des autres priorités, avec une très nette amélioration du service rendu aux usagers.
- Les transports ont connu des améliorations constantes, en termes d’accessibilité et de prix – deux domaines où l’intervention de l’autorité publique en responsabilité est toutefois jugée insuffisante par l’opposition.
Lors de la clôture des dernières journées parlementaires de la fin de cette Législature, António Costa déclarait : « nous avions l’idée que l’exercice de la fonction exécutive ou la capacité à gouverner relevait d’un privilège qui appartenait à 3 partis historiques, excluant tous les autres. Ce que notre système politique a démontré, c’est une vitalité bien plus forte que la plupart pouvaient lui prêter. Contrairement à ce qui advint dans d’autres pays d’Europe, ce système a démontré qu’il était possible, dans un cadre politique traditionnel, dans le respect des politiques traditionnelles, de trouver des alternatives de gouvernance nouvelles, des alternatives politiques nouvelles, lorsque cela émane de la volonté souveraine du peuple ».
De grands défis restent pourtant à relever tel qu’un système éducatif et de santé à rendre entièrement publics car subsistent des systèmes parallèles semi-publics et privés aux coûts élevés. Le niveau des salaires reste faible et le salaire minimum ne s’élève qu’à 600€. L’augmentation de ce dernier à 750€ est une promesse de campagne de l’élection du 6 octobre à l’instar de la valorisation des petites retraites. Il s’agit bien d’offrir de nouvelles perspectives aux jeunes générations et permettre aux plus anciens de retrouver une vie digne après des années de travail. En la matière, le chemin de la guérison est encore long. Ainsi, l’âge de la retraite à taux plein reste fixé à 66 ans, même si celui-ci a reculé d’une année de cotisation. Un défi d’ordre social se pose car l’exclusion n’est pas une menace lointaine mais une réalité tangible du quotidien des Portugais qui ont vécu un cauchemar éveillé, amputés de droits, de revenus et d’espoir par le règne de l’austérité.
« Fazer ainda mais e melhor[13]Slogan de campagne, en portugais : « Faire encore mieux et davantage ». Programme intégral est disponible sur Internet.» : un chemin pour la gauche française ?
« On ne peut pas prétendre que nous sommes passés de l’enfer au paradis, sous cette formule politique innovante qu’a été la Gerigonça, »avoue lui-même António Costa, même si ces quatre années de gouvernance ont permis au pays de retrouver « plus de dignité, plus d’estime de soi et le respect international dû ». Elles constituent pourtant, à bien des égards, le plus grand succès de la gauche européenne de ces dernières années.
Pour Duarte Cordeiro, Secrétaire d’État des Relations avec le Parlement, « il faut trouver des formules à gauche, qui puissent devenir des alternatives sur des enjeux de proximité majeurs, concernant les services publics ou la lutte contre les inégalités ». Son jugement résonne à la fois comme une alarme et un appel à l’union : « les électeurs de gauche ont de grandes difficultés à comprendre l’incapacité d’entendement des partis progressistes[14] Lors du débat sur l’état de la Nation le 10 juillet 2019.. »
Au fil de ses 141 pages, le programme socialiste a décliné quatre axes majeurs pour cette campagne des élections législatives du 6 octobre dernier, avec le même objectif de bonne et stable gouvernance :
- La réduction des inégalités
- La transition climatique
- La démographie
- La transition numérique de l’économie et de la société.
Certaines propositions respectant les quatre axes majeurs du Programme électoral émanent directement des citoyens qui ont eu la possibilité de faire connaître et faire respecter leurs idées autant que leur idéal via le site web du PS.
La réduction des inégalités
Au Portugal, les inégalités continuent de concentrer toutes les forces de gauche. Plusieurs mesures se distinguent :
- le combat contre les inégalités d’ordre salarial dans les entreprises via un système de pénalités et de récompenses fiscales,
- l’augmentation du complément solidaire pour les personnes âgées,
- l’augmentation de l’allocation familiale jusqu’à l’âge de 6 ans.
- Aucun tabou sur l’assiette et les échelons de l’IRS[15] Impôt retenu à la source depuis 1976. à revoir selon le nombre des enfants et les dépenses éligibles au crédit d’impôt.
Le Portugal souffre en effet, comme d’autres territoires d’Europe, d’inégalités tenaces. Le renforcement de la cohésion territoriale doit permettre une meilleure cohésion sociale. En ce sens, l’adoption de politiques publiques de repeuplement des terres de l’intérieur, en milieu rural, est impérative. Faciliter l’intégration de nouveaux habitants, notamment en attirant des immigrés, est un appel qui contredit toutes les peurs primaires, en vogue en Europe. Créer un programme Erasmus interne au pays, encourageant la mobilité étudiante entre les universités du littoral vers l’intérieur, figure parmi les buts à atteindre.
Enrichir le contenu de l’offre éducative, qui a connu des avancées remarquables sous l’action de Tiago Rodrigues Brandão[16]Ministre de l’Éducation national du Portugal. (langues, arts, sports, etc.) demeure un engagement majeur du programme électoral. La création de programmes spécifiques de combat contre l’abandon scolaire, notamment dédiés aux élèves porteurs de déficiences, des aides sociales supplémentaires allouées aux étudiants de l’enseignement supérieur, le développement des résidences pour étudiants, le renforcement de la participation au programme Erasmus.
Enfin, nos sociétés se numérisent et le Portugal n’y échappe pas. Il doit trouver des solutions pour réguler de nouvelles formes de travail associées à l’expansion de plateformes numériques et de l’économie collaborative ! Il faut veiller également à assurer l’équité dans l’accès à la protection sociale et à des conditions de travail sûres et saines pour les employés de plateformes numériques ou des employés à distance ou d’autres typologies d’emplois nouveaux liés à l’économie numérique, en plein développement. Le programme vise également à encourager le développement du recours au télétravail, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
La transition climatique
La question de la mobilité reste au cœur des préoccupations de la gauche. La volonté est de conclure le Plan d’investissements Ferroviaire 2020 prévu sur le couloir nord, le couloir intérieur sud et le couloir nord-sud. Investir dans l’agrandissement des lignes de métros de Lisbonne et de Porto. Les équipements et le matériel à acquérir pour les deux métros, le CP (Comboios de Portugal[17] Équivalent de la SNCF portugaise.), les navires de transports publics TransTage, sans oublier le couloir vers l’intérieur, empruntant le chemin du fleuve Mondego, visent à réduire les émissions de gaz à effet de serre autant que de désenclaver des régions rurales à haut potentiel en termes de développement économique.
De surcroît, comme des millions de leurs concitoyens européens, les Portugais souhaitent protéger leur cadre de vie : l’air, l’eau toutes les énergies essentielles à la vie, sans que le confort technologique n’abîme définitivement la planète. Ainsi, le programme décrit quelques propositions phares visant la neutralité carbone.
- Élaborer un budget carbone quinquennal qui définit l’affectation des émissions de carbone disponibles et la capacité de séquestration de gaz à effet de serre par les divers secteurs d’activité économique.
- Renforcer la production d’électricité des parcs éoliens existants
- Engager la fin de la production d’électricité carbonée, avec pour finalité la fermeture ou la reconversion des centrales thermoélectriques du Pego d’ici 2023 et de Sines entre 2025 et 2030.
- Investir massivement dans le développement durable et prévoir l’élimination du plastique à horizon 2030 !
La démocratie
Sur la question fondamentale de la démocratie, il est ainsi proposé :
- D’étendre la possibilité de vote anticipé pour les citoyens qui ne peuvent pas se rendre physiquement au bureau de vote le jour de l’élection,
- L’introduction de circonscriptions uninominales, garantissant néanmoins la proportionnelle, réformant le système électoral actuel (scrutin de listes à un seul tour) pour les élections législatives.
- Appliquer la parité totale à toutes les élections, y compris les élections régionales.
- Autoriser les RIC (Référendum d’initiative citoyenne) locaux, sous l’impulsion de l’autorité publique locale, en particulier les municipalités.
- Un Plan d’éducation à la culture démocratique mené par un Commissariat national spécifiquement dédié, intervenant au sein de toutes les écoles.
- La création d’un jour national de la citoyenneté au cours duquel les représentants politiques seront engagés à intervenir pour présenter leurs fonctions et leurs missions, lors d’activités décentralisées, sur l’ensemble du territoire, notamment en milieu scolaire.
Le Portugal n’a pas d’élections intermédiaires entre les élections municipales et les élections législatives ainsi que l’élection présidentielle. Ainsi, le programme prévoit-il une élection au suffrage universel direct pour les métropoles Lisbonne et Porto[18] L’aire urbaine de Lisbonne 2,8 millions d’habitants et celle de Porto 1,8 million. afin de former une assemblée métropolitaine élue lors des élections municipales en 2021, dont la majorité constituera un exécutif. Il est proposé de leur attribuer des compétences dans les domaines de la mobilité et des transports (incluant les opérateurs de transports publics dans le travail commun), dans le domaine de l’agencement du territoire et de la gestion des fonds européens. De même, un organe de coopération interrégionale, où les élus locaux d’une même région devront siéger, est envisagé afin de poursuivre un effort de décentralisation réelle.
La démographie
Le Portugal a connu, au long de son histoire, des séquences hémorragiques d’émigration de sa population. La dernière a eu lieu après la crise financière de 2008. Ainsi, la question de la natalité demeure-t-elle sensible car le Portugal risque de retrouver une démographie similaire à celle des années 1930 si aucune intervention publique n’encourage ses forces vives, sa jeunesse, à rester.
De nouvelles mesures visent donc au retour de sa population portugaise émigrée résidant à l’étranger[19] Près de 6 millions de personnes titulaires d’une carte d’identité en cours de validité., avec le programme dédié Regressar[20] Revenir, en portugais.. Une politique fiscale attractive, y compris pour toute personne souhaitant s’installer au Portugal et déclarer une résidence permanente, doit y contribuer. L’accès aux crèches publiques pour tous dès le deuxième enfant et la création d’un parc de logement public à vocation sociale, avec un niveau de loyers accessibles, font figure de mesures d’accompagnement.
La « Geringonça », aussi inespérée qu’inédite, a honoré toutes ses promesses et prouvé que l’austérité n’était pas une réponse politique adéquate en période de crise économique et financière. Le pays, durement frappé par la crise de la dette, sortait alors d’un plan de sauvetage de 78 milliards d’euros (2011-2014) prêtés par Bruxelles et le FMI en échange d’une cure drastique d’austérité, de réformes et de privatisations. Détricotant minutieusement les coupes budgétaires de la droite, António Costa et son ministre des Finances Mário Centeno, patron de l’Eurogroupe depuis fin 2017, se sont fixés pour priorité de rétablir le pouvoir d’achat (augmentation du salaire minimum, des petites retraites, gratuité des soins pour les plus fragiles, entre autres), tout en profitant de la bonne conjoncture pour continuer à assainir les comptes publics. En somme, ils ont su mêler responsabilité budgétaire et politiques sociales concrètes.
La coalition a clairement établi, par la loi et des projets concrets longuement débattus, intrinsèquement liés aux conquêtes de liberté, d’égalité et de fraternité, que les politiques publiques de redistribution rendent non seulement la dignité de vivre aux plus fragiles mais font avancer tous les autres. L’union de la gauche, régulièrement en danger, a remis le pays sur le chemin du progrès, respectant à la lettre le cri de la Révolution des Œillets « Sur chaque visage l’égalité[21]En portugais, « em cada Rosto Igualdade ! » du chant révolutionnaire Grândola Vila Morena, composé par le résistant et artiste auteur-interprète José Afonso, dit Zeca.!
En ce sens, la gouvernance d’António Costa est un exemple à suivre, en Europe, à un moment où la question de la renaissance des socialistes ou sociaux-démocrates demeure incertaine. Le 6 octobre 2019, la gauche triomphe et le PS remporte la victoire haut la main, avec près de 37% des suffrages représentant 108 sièges sur les 230. Fort d’une majorité au Parlement, le PS décide de gouverner le pays sans renouveler, par écrit, le contrat d’une nouvelle « geringonça » mais de négocier loi après loi, avec les partenaires de gauche (Bloc de gauche, PC, PAN, Les Verts). Il en sera de même concernant les quatre lois de Finances de la législature 2019-2023, ce que regrette Catarina Martins, leader du Bloc de gauche. Une certitude : tous souhaitent la stabilité du gouvernement et des résultats tangibles de progrès sociaux, dans les meilleurs délais. Pas de seconde vie pour le « gadget » nommé « gerigonça » jusqu’à nouvel ordre…
En France, sans nul doute, un chemin analogue est possible et souhaitable pour la gauche, une gauche unie autour de combats communs nombreux, au travail, au nom d’une démocratie apaisée, où chacun.e a toutes ses chances ! Les prochaines élections municipales doivent favoriser, partout où cela sera possible, des rapprochements de ce type. La menace populiste et extrémiste gronde et les démocraties en Europe ne sont pas à l’abri de reculs terrifiants, issus d’urnes remplies de votes gagnés par les peurs. Les ordres jupitériens du Président Macron soufflent des vents violents qui attisent ces peurs, face à une gauche fragmentée qui doit se retrouver. A contrario, le Portugal et l’histoire récente de sa gauche nous le dit de façon limpide : « il est urgent de s’entendre, à gauche, car il est urgent de voir sur chaque visage l’égalité ! »
Notes
↑1 | Manuel Alegre, résistant, homme politique socialiste portugais. |
↑2 | Première strophe du poème « Ces gens » de Sophia de Mello Breyner Andresen, grande poétesse du XXème siècle portugais, dont le centenaire de la naissance est fêté cette année. |
↑3 | Sixième strophe du poème précité. |
↑4 | éssayiste, écrivain et chroniqueur politique portugais, né en 1941. |
↑5 | Quotidien national portugais fondé le 5 mars 1990. |
↑6 | Union des droites traditionnelles. |
↑7 | BE : parti fondé en 1999, né de la fusion de quatre petits partis marxistes-léninistes révolutionnaires. PC : Section portugaise de l’Internationale communiste fondée en 1921, dont l’une des figures les plus connues est celle du résistant exilé Álvaro Cunhal. PEV : parti écologiste portugais fondé le 19 mai 1982. |
↑8 | Juventude Socialista (équivalent du MJS). |
↑9 | Article publié par Nuno Simas, pour l’Agence presse Lusa, le 19 juillet 2019. |
↑10 | En portugais : lei do cuidador informal. |
↑11 | Ville du centre du District de Leira (Centre littoral). |
↑12 | Intervention en session du député Fernando Rocha Andrade. |
↑13 | Slogan de campagne, en portugais : « Faire encore mieux et davantage ». Programme intégral est disponible sur Internet. |
↑14 | Lors du débat sur l’état de la Nation le 10 juillet 2019. |
↑15 | Impôt retenu à la source depuis 1976. |
↑16 | Ministre de l’Éducation national du Portugal. |
↑17 | Équivalent de la SNCF portugaise. |
↑18 | L’aire urbaine de Lisbonne 2,8 millions d’habitants et celle de Porto 1,8 million. |
↑19 | Près de 6 millions de personnes titulaires d’une carte d’identité en cours de validité. |
↑20 | Revenir, en portugais. |
↑21 | En portugais, « em cada Rosto Igualdade ! » du chant révolutionnaire Grândola Vila Morena, composé par le résistant et artiste auteur-interprète José Afonso, dit Zeca. |