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Le désarroi des élites [Tribune #1]

Professeur des Universités en philosophie politique Chercheur au centre Ikerbasque (université du Pays basque) Professeur invité à l'Université de Georgetown

            Pour que vive le débat d’idées, L’Hétairie souhaite varier les supports en publiant notamment des tribunes. Comme pour nos notes, nous voulons promouvoir la richesse de la réflexion.

            L’objectif est également d’ouvrir nos horizons vers l’international pour, selon le mot de Montaigne, « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ».

            Dans cette perspective, nous publions une tribune de Daniel Innerarity, philosophe espagnol, professeur invité à l’université de Georgetown et membre du comité scientifique de L’Hétairie[1]Daniel Innerarity a récemment publié un ouvrage intitulé La política en tiempos de indignación, prochainement disponible aux éditions Le Bord de l’eau..

            Nous faisons figurer la version originale en espagnol et sa traduction en langue française[2]Traduit de l’espagnol par Annie et Floran Vadillo..   

     A l’heure actuelle, surviennent nombre d’événements imprévus, y compris pour ceux qui, en principe, disposent des meilleurs outils pour comprendre la société et concevoir sa possible évolution : résultats électoraux déconcertants, référendums perdus contre toute attente, progression de forces politiques réactionnaires.

            La bannière des victimes de ce désarroi rallie des individus issus de divers horizons, aussi bien de droite que de gauche, conservateurs classiques ou bobos progressistes, le Parti Républicain ou les Clinton, les socio-démocrates ou les démocrates-chrétiens européens…

            En ces temps de morcellement, le seul point de transversalité, c’est le désarroi de tous, même si la droite a pour habitude de ne pas en souffrir bien longtemps.

            En effet, en règle générale, les conservateurs s’accommodent mieux de l’incertitude et n’ont pas pour ambition première de forger une théorie sociale tant que les choses fonctionnent. A l’inverse, la gauche pâtit davantage de ce manque de clarté et peine par exemple à comprendre pourquoi les ouvriers votent en faveur de l’extrême droite. De cet état de fait procède le vaste débat sur ce que doit faire la gauche (les libéraux, les démocrates, les socialistes ou les progressistes) pour recouvrer une partie de sa capacité stratégique dans un contexte qu’elle ne comprend ni, bien sûr, ne contrôle.

            En fait, il se peut que la distinction entre la droite et la gauche s’avère moins importante que le clivage entre ceux qui ont compris le contexte (Trump et Sanders) et ceux qui n’ont rien compris (les Démocrates et les Républicains classiques).

            Comment expliquer ce désarroi? L’hypothèse que j’avance est qu’il trouve son origine dans la fragmentation de nos sociétés. Nous vivons en effet dans des sociétés traversées par de multiples crises : aux Etats Unis, en particulier, entre les villes de la côte et l’intérieur du pays, entre la population blanche et les minorités, entre l’éthique protestante du travail et une culture de l’abondance et du divertissement…

            Dans le même temps, les médias, tant traditionnels que sur les réseaux sociaux, ont accéléré ce morcellement des identités culturelles et politiques ; les réseaux sociaux en particulier permettent la création de communautés abstraites et homogènes, véritables enclaves d’opinion où se reflète l’auto-ségrégation psychique des communautés idéologiques.

            L’une des conséquences de cette rupture réside dans l’incapacité de se comprendre les uns les autres, non seulement dans le but de partager des objectifs communs, mais aussi d’un point de vue purement cognitif qui permettrait de prendre conscience de ce qui arrive aux autres, de saisir les raisons de leur mal-être au lieu de dénigrer le fait qu’ils ne disposent pas de véritable remède à cet état ou qu’ils se laissent séduire par des offres politiques qui n’apportent aucune solution.

            On trouve d’un côté, ce groupe d’Américains blancs, âgés, issus des classes moyennes supérieures, animés d’un esprit de haine raciale envers l’Amérique des minorités qu’incarnait Barack Obama, et qui sont exaspérés par l’immigration ainsi que le commerce international. De l’autre côté, on assiste à la sécession d’une minorité civilisée qui prend ses distances avec les pulsions « populistes », non parce qu’elle est animée par une plus haute idée de la démocratie, mais parce qu’elle n’est pas menacée de précarité à la différence des victimes directes de la crise et qu’elle ne comprend donc pas les craintes de ceux qui peuplent le bas de l’échelle sociale.

                 Les élites dirigeantes ne conçoivent pas ce qui se passe au sein de nos sociétés, probablement parce qu’elles vivent dans un environnement protégé qui les empêche d’appréhender d’autres situations. Il n’existe ni expériences partagées, ni vision d’ensemble ; seules subsistent la communauté privée d’un côté, et la souffrance invisible de l’autre.

            Et ceux qui se sont consacrés à la chose publique n’ont guère compris à quel point la persistance des inégalités et l’absence d’égalité des chances peuvent corroder la démocratie.

            Les diverses convulsions que vit la société américaine (comme ses équivalents dans le reste du monde), du Tea Party à Trump ou, à l’extrême opposé, des mouvements Occupy Wall Street au succès inattendu de Bernie Sanders, sont les symptômes de la désaffection des Américains pour une « modernité » forcée, tandis que les élites et leur formidable appareil de propagande répètent à l’envi qu’il n’existe point d’autre horizon.

            Ces dernières arguent que certaines réactions sont déraisonnables et n’apportent pas les solutions appropriées, ce qui est vrai ; mais cela ne les exempte pas de leur responsabilité dans l’approfondissement des causes de ce mal être, ou de se rendre compte qu’elles agissent peut-être mal.

            Insister sur le fait que la démocratie représentative fonctionne, que la mondialisation offre de nombreuses opportunités et que le racisme est une faute… ne sert qu’à avoir raison in abstracto mais ne permet guère de prendre conscience du degré d’exaspération que suscite l’élitisme politique, ni de comprendre quelles sont  les dimensions de la mondialisation qui représentent pour beaucoup une vraie menace, ni encore quels sont les ressorts du conflit multiculturel que l’on doit réduire autrement qu’en affichant de bonnes intentions.

            Mais les citoyens ne sont pas nécessairement plus éclairés que leurs représentants. En conséquence de quoi, cet élitisme inversé qu’est le populisme n’apporte aucune solution. Le problème de fond réside dans l’absence de monde commun.

            Or, les solutions ne verront le jour qu’en partageant les expériences, c’est à dire les émotions et les pensées rationnelles. Elles émergeront également si, au lieu de continuer à confronter les discours raisonnables de ceux d’en haut aux pulsions de ceux d’en bas, les premiers interprètent à sa juste valeur l’exaspération des autres, condition sine qua non pour que les mécontents aient confiance dans les intentions et capacités de


El desconcierto de las élites

     Están pasando cosas imprevistas, también para quienes en principio disponen de los mejores instrumentos para conocer la sociedad y anticipar su posible evolución: resultados electorales desconcertantes, pérdida de referendos contra todo pronóstico, avance de fuerzas políticas reaccionarias… El pabellón de los desconcertados está formado por gente de variada procedencia, tanto de derechas como de izquierdas, los conservadores clásicos y los pijos progresistas, el Partido Republicano americano y los Clinton, los socialdemócratas y los democristianos europeos…

            En tiempos de fragmentación, lo único transversal es el desconcierto, aunque a la derecha le suele durar menos. Por lo general, los conservadores se llevan mejor con la incertidumbre y no tienen demasiadas pretensiones de formular una teoría de la sociedad, mientras las cosas funcionen. La izquierda suele sufrir más con la falta de claridad y tarda mucho tiempo en comprender por qué los trabajadores votan a la extrema derecha. De ahí el amplio debate acerca de qué debe hacer la izquierda (los liberales, los demócratas, los socialistas o los progresistas) para recuperar alguna capacidad estratégica en medio de una situación que ni comprende ni, por supuesto, controla. De todas maneras, puede que la distinción la derecha y la izquierda sea menos relevante que la diferencia entre quienes lo han entendido (Trump y Sanders) y quienes no han entendido nada (los demócratas y los republicanos clásicos).

            ¿Cómo se explica este desconcierto? Mi hipótesis es que tiene su origen en la fragmentación de nuestras sociedades. Vivimos en sociedades atravesadas por fracturas múltiples, en Estados Unidos concretamente, entre las ciudades de la costa y el interior del país, entre la población blanca y las minorías, la ética protestante del trabajo y una cultura de la abundancia y la diversión…

            Al mismo tiempo, los medios, los tradicionales y las redes sociales, han acelerado esta fragmentación de las identidades culturales y políticas; especialmente las redes sociales permiten la creación de comunidades abstractas y homogéneas en unos enclaves de opinión donde se refleja la auto-segregación psíquica de las comunidades ideológicas.  

            Una de las consecuencias de esta ruptura es la incapacidad de entenderse

unos a otros, no solamente desde el punto de vista de compartir objetivos comunes, sino también desde el meramente cognitivo: hacerse cargo de lo que les pasa a los otros, de las razones de su malestar, antes de denigrar el hecho de que no tengan soluciones verdaderas a ese malestar o se dejen seducir por ofertas políticas que no representan ninguna solución. Por un lado, ese grupo de americanos blancos, mayores, salidos de las clases medias superiores y movidos por un espíritu de resentimiento racial contra la América de las minorías que Barack Obama encarnaba, que se sienten irritados con la inmigración y el comercio internacional. Por otro, la secesión de una minoría civilizada que se distancia de las pulsiones “populistas” no tanto porque tiene una idea superior de democracia, como porque no sufre las amenazas de precariedad a los más golpeados por la crisis ni comprende los temores de los de abajo.

            Las élites dirigentes no están entendiendo bien lo que ocurre en el seno de nuestras sociedades, probablemente porque ellos se encuentran en unos entornos cerrados que les impiden entender otras situaciones. No hay experiencias compartidas ni visión de conjunto; tan solo la comodidad privada, de una parte, y el sufrimiento invisible, de la otra. Quienes se han turnado en la dirección de los asuntos públicos no han entendido lo corrosivo que está resultando para democracia una persistente desigualdad y la diferencia de oportunidades.

            Las múltiples convulsiones experimentadas por la sociedad americana (con sus equivalentes en otros lugares del mundo), desde el Tea Party a Trump o, en el extremo contrario, los movimientos Occupy Wall Street y el éxito inesperado de Bernie Sanders, son los síntomas de una desafección de los americanos por una “modernidad” forzada, mientras que la élite y su formidable aparato de propaganda repite una y otra vez que no hay otro horizonte posible.

            Las élites argumentan que ciertas reacciones no son razonables ni ofrecen las soluciones adecuadas, y es cierto, pero eso no les exime de la responsabilidad de indagar en las causas de ese malestar y pensar que tal vez estén haciendo algo mal. Insistir en que la política es representativa, que la globalización ofrece muchas oportunidades y el racismo es malo, es algo que solo vale para tener razón pero no sirve para hacerse cargo de por qué resulta tan irritante el elitismo político, qué dimensiones de la globalización representan una amenaza real para mucha gente y qué aspectos del conflicto multicultural deben resolverse con algo más que buenas intenciones.

El problema es que tampoco la gente es necesariamente más sabia que sus representantes, por lo que esa fórmula de elitismo invertido que es el populismo no soluciona nada. El problema de fondo es la falta de mundo común. Las soluciones solo se alumbrarán compartiendo experiencias, es decir, emociones y razones; si, en vez de seguir enfrentando las razones de los de arriba con las pulsiones de los de abajo, aquellos interpretan adecuadamente las irritaciones de estos, condición indispensable para que los irritados puedan confiar en las intenciones y capacidades de quienes les representan.

Notes

1 Daniel Innerarity a récemment publié un ouvrage intitulé La política en tiempos de indignación, prochainement disponible aux éditions Le Bord de l’eau.
2 Traduit de l’espagnol par Annie et Floran Vadillo.