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Tous entrepreneurs? Menace sur les droits sociaux [Tribune# 50]

Chef du pôle Économie de L’Hétairie Secrétaire national du Parti socialiste.

C’est un tweet de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, qui l’annonce fièrement le 17 janvier dernier : « Un record tout simplement historique » pour commenter le chiffre d’un million d’entreprises créées en France en 2021. Dans un contexte à première vue morose marqué par une persistance de la pandémie de covid-19 et de ses variants, comment ne pas se féliciter en effet d’un tel dynamisme ?

Malheureusement, une attention plus grande portée au chiffre permet rapidement de nuancer le satisfecit ministériel. Car ce « record » est en réalité le produit d’une explosion de la création de micro-entreprises, autrefois appelées auto-entreprises. Si l’on retranche du nombre total les entreprises individuelles, la progression est bien moins spectaculaire (environ 350 000 selon l’INSEE).

 Cette rectification statistique ne doit pas être de nature à tempérer la joie du ministre car cette progression du nombre d’auto-entrepreneurs correspond tout à fait au projet politique d’Emmanuel Macron et de ses gouvernements, tant il s’inscrit dans le mythe libéral d’une « société d’entrepreneurs » et de la StartUp Nation, dont la sociologue Marion Flécher a déjà montré à quel point elle était tout sauf un modèle démocratique et un vecteur d’ascension sociale.

D’autant que la situation de ces auto-entreprises n’est guère reluisante : une part de celles-ci sont en réalité inactives ; 45% de ces entreprises individuelles déclarent en effet, un chiffre d’affaires nul ; et parmi les 55% restantes, le chiffre d’affaires annuel moyen s’établit à 4.400 euros à la fin 2020. De fait, derrière ce record de création d’auto-entreprises, se cache la précarisation accrue du travail et l’ubérisation galopante de notre économie.

Or, ce mouvement consiste avant tout en une stratégie de contournement du droit du travail visant à faire d’emplois auparavant salariés de faux indépendants (car majoritairement soumis à un donneur d’ordres unique) ne bénéficiant que d’une protection sociale très dégradée, sans protection contre la maladie, les accidents du travail, la perte d’activité, la retraite, etc. Les risques de la diffusion de cette pratique autrefois cantonnée aux plateformes numériques de livraison et de transport, déjà analysés dans une note, se confirment donc. On assiste donc à une contamination des secteurs dits traditionnels de l’activité économique : hôtellerie, restauration, etc. Le travailleur cède parfois à la promesse d’un revenu immédiat légèrement plus élevé au détriment du versement des cotisations salariales et patronales qu’impose un contrat de travail en bonne et due forme. À terme, c’est donc l’ensemble de notre modèle social, système d’assurance collective contre les risques liés à la vie et au travail, qui est menacé ! Privés de protection sociale, ce sont ces travailleurs, nouveaux prolétaires du XXIe siècle, qui en pâtissent.

Mais généralement, les motifs de création s’avèrent plus préoccupants : pour ne pas perdre leur droit à une indemnité chômage ou parce que leur parcours de demandeur d’emploi ne leur a pas permis de se réinsérer sur le marché de l’emploi, un certain nombre de personnes sont ainsi incitées à se créer une activité plus ou moins artificielle, rarement suffisante pour en vivre.

 En définitive, loin d’être un record enviable, cette explosion du nombre d’autoentrepreneurs confirme plutôt que la pandémie a joué le rôle d’accélérateur d’individualisation et de précarisation du monde du travail. Ajoutons que ce Gouvernement n’a rien fait pour l’entraver, au contraire :

  • il a maintes fois refusé de protéger les travailleurs des plateformes en repoussant la reconnaissance du caractère fictif de leur indépendance et en écartant une présomption de salariat.
  • Puis il a conduit, malgré les alertes unanimes de l’Unedic et des organisations syndicales, une réforme inique de l’assurance chômage. Celle-ci a privé de droits ou d’indemnités décentes de nombreux demandeurs d’emplois parmi les plus fragiles, les encouragent ainsi à créer leur activité d’indépendant sans se soucier de sa viabilité. Pour le pouvoir, seule compte l’amélioration à court terme des chiffres du chômage, baromètre utile en temps de campagne présidentielle.    

Il y a donc urgence à rompre avec ce mythe libéral de la société d’entrepreneurs et le dogme de la concurrence généralisée pour réguler le statut d’auto-entrepreneur qui menace désormais le salariat et une partie de nos droits sociaux.

 Il devient donc impérieux de réaffirmer la primauté du salariat, qui doit aller de pair avec la protection des vrais indépendants, dont le niveau de protection sociale n’est aujourd’hui pas satisfaisant. Loin de se réduire à un rapport de subordination, le salariat reste le cadre collectif dans lequel s’exercent les relations de travail et s’arriment les droits des travailleurs. Dans cette optique, trois mesures de régulation s’imposent :

  1. Le bénéfice du statut d’auto-entrepreneur, lorsqu’il constitue l’activité principale de l’intéressé, doit être limité à 5 ans maximum. Ce délai est suffisant pour tester la pertinence d’une activité et transformer la microentreprise en une entreprise de plein exercice. Si au bout de cinq ans le projet ne peut aboutir, l’intéressé doit être accompagné vers une reconversion à travers des dispositifs de formation et de valorisation des acquis.
  2. Pour les auto-entrepreneurs n’ayant qu’un seul client, il semble nécessaire de limiter la durée de la prestation à dix-huit mois, soit la même durée que les CDD à échéance précise. À l’issue de cette période initiale, la collaboration devrait évoluer vers un contrat à durée indéterminée (CDI), sans période d’essai, sous peine d’une requalification automatique. Cette mesure vise à lutter contre le recours abusif à l’auto-entreprenariat par les donneurs d’ordres.
  3. Enfin, il paraitrait opportun de fixer une limite de recours à des prestataires auto-entrepreneurs en pourcentage de l’effectif global de l’entreprise. Ce taux pourrait être fixé à 10 ou 15% mais pourrait aussi varier selon les branches d’activité et être déterminé par les partenaires sociaux, à condition de ne pas dépasser un plafond de 25%. L’entreprise devra naturellement être accompagnée dans son développement de manière pérenne afin que la croissance de son activité puisse lui permettre disposer d’une main d’œuvre stable et qualifiée et d’être ainsi synonyme de création d’emplois.

Il s’agit indubitablement d’un combat politique, d’un choc de projets politiques. Car dans une société d’entrepreneurs mus par la concurrence individuelle entre les travailleurs, telle que la souhaite l’actuel président de la République, les droits des salariés et l’ensemble de notre modèle de protection sociale seraient voués à disparaître. Une fois encore, nous avons notre destin en main pour œuvrer au bien-être commun.