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L’île de La Réunion dans la Constitution : Noli me tangere ! [Note #25]

Professeur de droit public à l'Université de Bordeaux Président de L'AJDOM (L'Association des juristes en droit des outre-mer)

Alors que la Nouvelle-Calédonie s’apprête à vivre un moment crucial de son histoire avec le référendum du 4 novembre 2018 qui sera déterminant pour son évolution institutionnelle, quelle qu’en soit l’issue, alors que toutes les collectivités territoriales situées outre-mer, ainsi que la Corse et, dans une moindre mesure, l’ensemble des collectivités territoriales de l’Hexagone pourraient, si le projet de révision de la Constitution était finalement adopté, disposer d’une marge d’autonomie considérable tant sur le plan de leur organisation constitutionnelle que de leurs compétences matérielles, l’île de La Réunion paraît, quant à elle, frappée d’immobilisme sur le plan institutionnel. « Noli me tangere ! » (« Ne me touche pas ! ») semble bien être le mot d’ordre du moment.

Pourtant, une aspiration autonomiste, voire indépendantiste, a également existé à La Réunion. L’île, rattachée à la France depuis sa prise de possession en 1642, a même bénéficié de sa propre Constitution de 1795 à 1803. À la période contemporaine, de temps à autre, des revendications politiques en ce sens ont ressurgi. Tel fut notamment le cas au cours des années 1960 – « l’ère des indépendances » – avec par exemple le P.C.R. (Parti communiste réunionnais) et surtout le M.I.R. (Mouvement indépendantiste réunionnais).

Mais ces expressions sont toujours demeurées minoritaires ou ont été étouffées par le pouvoir central. Les responsables politiques locaux – Michel Debré en tête (député de La Réunion de 1963 à 1988) -, mais aussi la loi de départementalisation du 19 mars 1946 et les constitutions de la Quatrième, puis de la Cinquième République, ont depuis lors très solidement arrimé l’île de La Réunion à l’ensemble français.

Un statut constitutionnel spécifique au sein des DROM

De fait, La Réunion dispose d’une existence constitutionnelle puisqu’elle est régie par l’article 73 de la constitution du 4 octobre 1958, au même titre que la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et Mayotte (depuis le 31 mars 2011[1]Date de l’élection du premier président du conseil général de Mayotte à la suite de la loi n° 2010-1487 du 7 décembre 2010 qui a procédé à la départementalisation de l’île.pour cette dernière) : elle revêt ainsi un statut de département et région d’outre-mer (D.R.O.M.). Toutefois, son régime juridique est spécifique car l’alinéa 5 de ce même article 73 la prive du pouvoir législatif ou réglementaire exercé par délégation, compétence pourtant concédée à ses homologues. Il s’agit donc de la collectivité territoriale d’outre-mer la plus proche sur le plan institutionnel et normatif des collectivités territoriales hexagonales, alors même qu’elle se situe à près de 10.000km du territoire métropolitain.

Cette règle prend sa source dans le processus d’assimilation initié il y a plus de soixante-dix ans par la loi de départementalisation du 19 mars 1946. Elle a néanmoins été assouplie progressivement. Ainsi, toutes les collectivités régies par l’article 73 de la Constitution (à l’exception de La Réunion), ont-elles reçu leur « part du feu » en participant de manière plus ou moins directe à l’édiction des normes applicables sur leur territoire.

En pratique, depuis la réforme constitutionnelle de 2003, trois voies peuvent être empruntées par ces collectivités :

  • L’adaptation. D’ores et déjà, La Réunion peut bénéficier de l’adaptation des normes législatives et règlementaires sur son territoire. Il s’agit alors d’une décision au cas par cas du Parlement ou du Gouvernement.
  • De manière accessoire, l’expérimentation. Mais cette demande doit être soumise au Parlement ou au Gouvernement et, par nature, ces expérimentations ne consistent qu’en des dérogations temporaires à la règle décidée, là encore, au niveau national.
  • La délégation, troisième cas de figure, va plus loin puisqu’elle permet aux collectivités de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et désormais de Mayotte de fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire après habilitation. La différence est considérable : avec la délégation, c’est aux collectivités concernées elles-mêmes qu’il appartient, certes après habilitation, de déterminer les règles applicables sur leur territoire.

Or, puisque la philosophie générale du projet de la révision constitutionnelle, telle qu’annoncée, consiste à libérer les initiatives locales des entraves créées par une centralisation excessive, et puisque le président de la République, intervenant devant les assises de l’outre-mer en octobre 2017, s’était déclaré prêt à des « aménagements constitutionnels », y compris pour La Réunion, les choses auraient pu être simples.

Une réforme constitutionnelle mineure : supprimer un alinéa

En effet, il eût été aisé, non de créer une nouvelle disposition constitutionnelle, mais simplement d’en gommer une : le cinquième alinéa de l’article 73 de la Constitution, parfois appelé « Amendement Virapoullé[2]Du nom du sénateur réunionnais qui déposa un amendement en ce sens dans le cadre de l’examen de la Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée … Continue reading». Des parlementaires réunionnais (Ericka Bareigts, Huguette Bello, Jean-Hugues Ratenon, etc.) l’ont déjà proposé à plusieurs reprises.

L’enjeu de cette suppression s’avère considérable pour le développement institutionnel, mais aussi économique et social de l’île de La Réunion qui, en dépit de ses spécificités, demeure prisonnière de l’identité normative. En réalité, dénier à la seule Ile de la Réunion cette faculté de pouvoir normatif délégué revient à la traiter comme un « incapable majeur », alors même qu’il s’agit de la collectivité territoriale d’outre-mer qui dispose sans aucun doute de l’administration régionale et départementale la plus nombreuse et la plus à même de réaliser ce travail d’ingénierie juridique. Et, au-delà de la faisabilité technique, l’enjeu symbolique est également très important : supprimer le cinquième alinéa de l’article 73 reviendrait à admettre que La Réunion n’est pas moins capable que la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane ou Mayotte et qu’elle a le droit, voire le devoir, de prendre en mains elle-même une part de son destin.

Une suppression pour des prérogatives très encadrées

Sans entrer ici dans le détail, il faut souligner que cette compétence à propos de laquelle, en 2002 et 2003, avait été agitées les peurs habituelles de l’indépendance, du « largage », etc., demeure en réalité très encadrée :

  • Elle ne peut intervenir que dans un nombre restreint de domaines ne mettant pas en jeu la souveraineté nationale.
  • De plus le préfet conserve la possibilité de déférer ces actes au Conseil d’Etat, ce qui marque bien leur subordination par rapport à la loi nationale.

            Aussi, même si cette compétence revêt une importance non négligeable, elle ne saurait en rien être assimilée aux lois de pays propres à la Nouvelle-Calédonie. En effet, les actes qu’elle autorise ne relèvent que d’une forme de « libre administration élargie ». C’est pourquoi, l’opposition aux « lois péi »[3]Formule créole pour Loi du pays.formulée il y a une quinzaine d’années par une partie de la classe politique réunionnaise aux normes pouvant être adoptées sur le fondement de l’article 73 était juridiquement erronée, quoique politiquement très efficace.

            D’ailleurs, avec le recul du temps, on s’aperçoit que les collectivités ont exercé cette compétence avec prudence et ne sont guère privées de ce pouvoir :

  • Ainsi, la Martinique a-telle mis en œuvre ce pouvoir local dans les domaines des transports, de l’énergie ou de l’emploi et de la formation professionnelle.
  • Cette compétence a également été exercée, avec succès, par la Guadeloupe dans le domaine de la formation professionnelle ou de l’énergie. Par conséquent, ce territoire dispose depuis 2011 de règles propres en matière de maîtrise de la demande d’énergie, de réglementation thermique pour la construction de bâtiments et de développement des énergies renouvelables.

            Cet exercice du pouvoir législatif et réglementaire par habilitation paraît donc représenter un instrument utile pour des collectivités territoriales soucieuses de disposer d’une réelle capacité d’initiative locale sur leur territoire.        Aussi, la question peut-elle légitimement se poser de savoir s’il ne serait pas temps pour La Réunion de disposer, à son tour, des leviers lui permettant de conduire des politiques publiques réunionnaises, par exemple sur des sujets comme l’emploi local, l’accès au foncier, la protection du patrimoine culturel et naturel, etc.

Un Gouvernement inflexible

En dépit de tout cela, le Gouvernement a opéré un choix différent. Plutôt que de supprimer purement et simplement ce cinquième alinéa de l’article 73 de la Constitution, il a décidé de le réécrire. De façon assez surprenante, l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle souligne que : « Le département et la région de La Réunion continueront à connaître un régime spécifique, conformément au choix opéré en 2003 ». Cette formule paraît enfermer le statut constitutionnel dans une « clause d’éternité », comme si le constituant de 2018 ou 2019 ne pouvait pas défaire ce qu’a fait le constituant de 2003. Or, précisément ce qu’une loi constitutionnelle a fait, une loi constitutionnelle postérieure peut parfaitement le défaire ou le refaire.

Ce choix est d’autant plus curieux que, en 2003 pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs, les électeurs réunionnais n’ont été consultés sur le sujet. Il ne s’agit donc que d’une position politique, exprimée à un moment donné, dans un contexte donné, qui peut tout à fait être amendée aujourd’hui par le constituant. En toute hypothèse, le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace déposé le 9 mai 2018 a choisi la voie de la difficulté et de la complexité. Son article 17 prévoit, en effet, que :

« L’article 73 de la Constitution est ainsi modifié :

1° Les deuxième et troisième alinéas sont remplacés par les deux alinéas suivants :

 » Sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités régies par le présent article peuvent, à leur demande, être habilitées par décret en conseil des ministres après avis du Conseil d’État, à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement.

Ces habilitations sont confiées dans les conditions fixées par la loi organique  » ;

2° Les cinquième et sixième alinéas sont remplacés par les dispositions suivantes :

 » Pour le département et la région de La Réunion, les habilitations prévues au deuxième alinéa s’appliquent uniquement dans les matières relevant de leurs compétences  » [] ».

Outre le fait que la cohérence et l’intelligibilité de l’article 73 seraient encore davantage mises à mal si ce texte était adopté, il en résulterait que les habilitations seraient désormais possibles pour le département et la région de La Réunion, mais qu’elles ne pourraient porter que sur les matières qui relèvent de leur compétence. Cette restriction du champ des compétences par rapport aux autres collectivités territoriales régies par l’article 73 est proprement incompréhensible. Pourquoi priver une collectivité territoriale d’un levier d’action alors que ce territoire est miné par le chômage de masse, l’analphabétisme, etc. ?

On ne peut pas croire que le Gouvernement se « méfie » à ce point des responsables politiques locaux pour les priver sciemment d’un levier de développement endogène. Gageons que la discussion parlementaire qui s’ouvrira à nouveau en janvier 2019 permettra d’aller au-delà de cette première version du projet afin que le « Pacte girondin » soit conclu aussi avec La Réunion.

Notes

1 Date de l’élection du premier président du conseil général de Mayotte à la suite de la loi n° 2010-1487 du 7 décembre 2010 qui a procédé à la départementalisation de l’île.
2 Du nom du sénateur réunionnais qui déposa un amendement en ce sens dans le cadre de l’examen de la Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République.
3 Formule créole pour Loi du pays.