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Absence des parlementaires dans le contrôle de constitutionnalité : une anomalie démocratique [Tribune #24]

Docteur en science politique Chercheur associé à l’IRM (université de Bordeaux) Enseignant à Sciences Po

       Mardi 22 janvier, le Conseil constitutionnel tiendra une audience de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à la suite d’une saisine transmise par le Conseil d’Etat, le 13 novembre dernier, à l’initiative du cabinet d’avocats Spinosi & Sureau, conseils de plusieurs personnes et associations à l’instar de Médecins du Monde, du Strass, de AIDES, de la fédération parapluie rouge, des Amis du bus des femmes, etc.

            Ces dernières contestent en effet les dispositions les plus emblématiques de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Elles invoquent, en soutien de leur démarche, des atteintes au droit au respect de la vie privée, à la liberté d’entreprendre et au principe de nécessité et de proportionnalité des peines.

            Mais, par-delà les arguments juridiques, les auteurs de  la  saisine  quidéfendent le libre exercice de la prostitution, oublient que cette liberté se résume à acheter un acte s exuel à des personnes vivant, dans leur écrasante majorité, un asservissement. La liberté ne profite donc guère qu’aux clients.

            Depuis cette saisine, de nombreuses tribunes ont alimenté le débat (on signalera celle publiée par L’Obs et signée par nombre de parlementaires et ministres à l’origine du processus législatif). De son côté, L’Hétairie avait déjà eu l’occasion d’évoquer cette loi, ses promoteurs et ses opposants, par le biais de trois tribunes, le 12 avril dernier, signées par Stéphanie Caradec et Grégoire Théry (défenseurs) et par Sergio Coronado (opposant).

            L’audience de QPC nous donne l’occasion de renouer avec cette thématique en publiant le mémoire en défense qu’a déposé, en vain, l’autrice et ancienne rapporteure de la loi Maud Olivier. Cette dernière y détaille minutieusement les raisons juridiques, mais également sanitaires et sociales, qui la conduisent à contester la logique des auteurs de la saisine, et à défendre les dispositions de la loi d’avril 2016.

            Elle expose en particulier comment cette loi a enfin mis la France en cohérence avec sa position abolitionniste à la suite de la ratification, en 1960, de la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949.

            Elle rappelle enfin que la prostitution met en péril les principes à valeur constitutionnelle de respect de la dignité humaine, de sauvegarde de l’ordre public et de protection de la santé. Cette lecture présente donc un intérêt majeur.

            Si L’Hétairie rend publiques ces observations en intervention, c’est parce que le Conseil constitutionnel n’a pas estimé pertinent de les juger recevables. Nous souhaitons donc nourrir le débat d’idées sur la question de la prostitution mais également sur la décevante décision du Conseil qui soulève une interrogation déterminante sur le contrôle de constitutionnalité et l’absence de place qu’il réserve aux parlementaires.

            En effet, par une lettre en date du 7 décembre 2018, le Secrétaire général de l’institution a estimé que le document ne répondait pas « aux exigences du deuxième alinéa de l’article 6 du règlement sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ».

            Cet alinéa prévoit : « Lorsqu’une  personne justifiant d’un intérêt spécial adresse des observations en intervention relatives à une question prioritaire de constitutionnalité avant la date fixéeen application du troisième alinéa de l’article 1er et mentionnée sur le site internet du Conseil constitutionnel, celui-ci décide que l’ensemble des pièces de la procédure lui est adressé et que ces observations sont transmises aux parties et autorités mentionnées à l’article 1er. Il leur est imparti un délai pour y répondre. En cas d’urgence, le président du Conseil constitutionnel ordonne cette transmission ».

            Ainsi, à la différence de l’habituelle opacité du contrôle de constitutionnalité classique, marqué par la pratique des portes étroites qui ne bénéficient guère d’un quelconque fondement juridique, le Conseil a pris soin d’encadrer les contributions qui lui sont transmises dans le cadre d’une procédure de QPC.

            Toutefois, il a, avec une remarquable constance, dénié aux parlementaires un quelconque intérêt spécial leur permettant de défendre une disposition qu’ils ont votée, dont ils ont été rapporteurs[1] Cf. le laconique commentaire de votre décision n°2017-632 QPC du 2 juin 2017.  , voire dont ils ont été auteurs, comme c’est ici le cas. Tout juste a-t-il accepté d’auditionner le rapporteur d’une loi déférée[2] Cf. la décision n° 2013-666 DC du 11 avril 2013. Michel Ameller agit de même cf. 25 juillet 2001, 448DC, LOLF, Rec. p. 99.

            On peut aisément comprendre qu’il agisse ainsi avec des députés ou sénateurs en exercice appartenant à la majorité dans la mesure où il existe une voie de droit ouverte au profit des présidents des assemblées parlementaires en exercice par l’article 23-8 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958, aux fins d’observations[3] La pratique révèle les réticences de ces autorités habilitées à utiliser cette faculté. Seul le président de l’Assemblée nationale a déposé des observations dans quatre cas en … Continue reading. En effet, on peut légitimement penser que les parlementaires concernés activeront alors cette voie par l’intermédiaire du président issu de leurs rangs.

            En revanche, et si cette faculté d’observation n’est pas activée, pourquoi priver les parlementaires de la majorité de la faculté de défendre le texte qu’ils ont voté en application de l’article 24 de la Constitution ? Pourquoi confier au seul Gouvernement le soin de défendre un texte dont il n’a généralement que l’initiative ? Le pouvoir d’amendement des parlementaires serait-il vécu comme si marginal qu’il ne mériterait une défense propre devant le Conseil constitutionnel ? Enfin, le Conseil n’octroie-t-il pas ainsi au pouvoir exécutif une « troisième » délibération (après celle prévue à l’article 10 de la Constitution ou celle prévue au sein des règlements des assemblées parlementaires) ?

            Créé en 1958 pour incarner le « chien de garde de l’exécutif », le Conseil a su se défaire de cette réputation, mais en partie seulement. Car pareille position permet à un Gouvernement, battu au Parlement – y compris par sa majorité -, de défendre mollement voire maladroitement des dispositions qui lui déplaisent. Il peut donc défaire devant le Conseil ce que le législateur lui a imposé, pour des motifs fallacieux.

         D’autant que les parlementaires sont d’ores et déjà appelés à juger de la constitutionnalité de certaines dispositions dans le cadre du processus législatif. En effet, différents mécanismes de droit parlementaire permettent aux députés ou sénateurs de signaler la contrariété de dispositions examinées par rapport à la Constitution. Ces « motions de procédure »[4]Pierre AVRIL, Jean GICQUEL, Jean-Eric GICQUEL, Droit parlementaire, Paris, LGDJ, Editions Lextenso, 2014, p.214.permettent ainsi d’interrompre les débats. Au Sénat, le Règlement (article 44, alinéa 2) prévoit deux outils : « l’exception d’irrecevabilité », et la « question préalable ». A l’Assemblée nationale, l’article 91, alinéa 5 du Règlement opère – depuis la résolution du 27 mai 2009 – une synthèse de l’ancienne question préalable et de l’exception d’irrecevabilité. Désormais, la « motion de rejet préalable » a pour objet « de faire reconnaitre que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles ou de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ». De fait, les motions de rejets préalables aident à préparer les saisines du Conseil constitutionnel. Dans ces conditions, on comprend mal comment les arguments soutenus au sein des assemblées à propos de la constitutionnalité d’un texte n’auraient aucune utilité au titre des observations présentées devant le Conseil constitutionnel[5] Comme le souligne Philippe BLACHER in « Parlement et QPC », RFDC, n°116, à paraître..

            L’argument revêt une acuité particulière lorsque le Gouvernement est chargé de défendre devant le Conseil constitutionnel une disposition législative contre laquelle ses membres ont pu s’opposer quand ils étaient dans l’opposition. Pourquoi priver les anciens parlementaires de l’ancienne majorité du droit de défendre leur bilan en le confiant à leurs anciens opposants ?

            De même, pourquoi priver les parlementaires de l’opposition de cette faculté ? Leur rôle se résume-t-il à dénoncer des dispositions par l’intermédiaire de la saisine du Conseil prévue à l’article 61 de la Constitution et non à en défendre certaines issues d’amendement qu’ils auraient réussi à faire voter ou de propositions de loi adoptées dans le cadre d’une « niche parlementaire » qui leur est réservée ? Cela revient à une vision très caricaturale et peu constructive de l’opposition, l’enfermant dans une fonction tribunitienne éloignée de la posture du législateur.

            Mais surtout, pourquoi ne pas tenir compte de la volonté du constituant de 2008 de permettre aux rédacteurs parlementaires d’une disposition législative d’intervenir dans le cadre de la QPC ? Cette volonté avait été clairement exprimée lors des débats parlementaires portant sur le projet de loi organique relatif à l’application de l’article 61-1 de la Constitution adopté dans le cadre de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Comme le résumait Jean-Jacques Urvoas en séance publique, le 14 septembre 2009, reprenant en cela les termes de l’intervention du rapporteur : « Les propos de M. Warsmann me rassurent : « Si les parlementaires qui appartenaient à la majorité lors du vote d’une loi plus tard contestée ont la faculté de soumettre leur point de vue au Conseil constitutionnel afin d’expliquer pourquoi ladite loi leur paraissait conforme à l’intérêt général lors de son adoption, alors je serai satisfait».

            Le constituant avait donc estimé non seulement souhaitable, mais aussi possible en l’état du texte adopté en 2008 de permettre aux parlementaires de communiquer leur point de vue au Conseil constitutionnel saisi d’une QPC. Si bien que la doctrine juridique s’étonne d’un Parlement « spectateur[6] Pauline TÜRK, « Quel rôle pour le Parlement dans le mécanisme de la QPC ? », Les Petites Affiches, n°239, 29 novembre 2012, p.5. » de la procédure relative aux QPC, position jugée « aujourd’hui surprenante[7]Damien CONNIL, « La défense de la loi déférée au Conseil constitutionnel. Analyse d’un paradoxe », RFDC, n°96, 2013/4, p.816.».

            Tous ces arguments plaident donc en faveur d’un rôle accru des parlementaires dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, au-delà de la simple saisine du Conseil. Au regard de la place prise par la jurisprudence constitutionnelle, cela s’avère non seulement vertueux, mais conforme aux intentions du constituant.

            Il conviendrait donc que les Sages de la rue Montpensier modifient leur jurisprudence, voire leur Règlement [Préconisation n°1]. A défaut, le constituant pourrait introduire une disposition posant l’obligation pour le Conseil constitutionnel d’entendre les arguments des parlementaires ayant pris part au vote de la loi déférée [Préconisation n°2].

            Enfin, le Gouvernement s’honorerait en se faisant le relai des opinions des parlementaires, y compris d’opposition, et y compris pour contre-argumenter [Préconisation n°3].

            Il est donc temps de conférer au contrôle de constitutionnalité, véritable étape du processus législatif, une dimension contradictoire, démocratique, et politique.

Notes

1 Cf. le laconique commentaire de votre décision n°2017-632 QPC du 2 juin 2017.  
2 Cf. la décision n° 2013-666 DC du 11 avril 2013. Michel Ameller agit de même cf. 25 juillet 2001, 448DC, LOLF, Rec. p. 99
3 La pratique révèle les réticences de ces autorités habilitées à utiliser cette faculté. Seul le président de l’Assemblée nationale a déposé des observations dans quatre cas en juin/juillet 2010 Décis. n°2010-1 QPC, 2010-3 QPC,  2010-5-QPC et 2010-4/7 QPC.
4 Pierre AVRIL, Jean GICQUEL, Jean-Eric GICQUEL, Droit parlementaire, Paris, LGDJ, Editions Lextenso, 2014, p.214.
5 Comme le souligne Philippe BLACHER in « Parlement et QPC », RFDC, n°116, à paraître.
6 Pauline TÜRK, « Quel rôle pour le Parlement dans le mécanisme de la QPC ? », Les Petites Affiches, n°239, 29 novembre 2012, p.5.
7 Damien CONNIL, « La défense de la loi déférée au Conseil constitutionnel. Analyse d’un paradoxe », RFDC, n°96, 2013/4, p.816.