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Contrôle parlementaire des services de renseignement : les nécessaires adieux à l’adolescence [Note #18]

Docteur en science politique Chercheur associé à l’IRM (université de Bordeaux) Enseignant à Sciences Po

            Le 11 mai dernier, le Président de la commission des Lois du Sénat, Philippe Bas, déposait une proposition de loi (PPL) tendant à renforcer le contrôle parlementaire du renseignement[1]http://www.senat.fr/leg/ppl17-470.html au motif que celui-ci, en dépit de la reconnaissance dont il jouit, « demeure […] bien en deçà des dispositifs mis en place par d’autres démocraties ».

            Dans cet objectif, le membre de droit de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR)[2]Au titre de ses fonctions de président de la commission des Lois du Sénat. La DPR compte quatre membres de droit (cf. ci-après).préconise notamment d’élargir le droit d’information et d’audition de l’instance. Faussement ingénu, il invoque comme justification la volonté exprimée par le Président la République, le 3 juillet dernier devant le congrès à Versailles, de rendre « le Parlement plus apte à exercer sa mission de contrôle, sans laquelle la responsabilité de l’exécutif ne vit pas ».

            Mais, à rebours des initiatives conduites ces dix dernières années, Philippe Bas ne peut se prévaloir de l’accord du Gouvernement pour réformer la DPR. Ce dernier l’a clairement exprimé à l’occasion du débat parlementaire de la loi de programmation militaire 2019-2025 (LPM) puisque la PPL a été convertie en amendements adoptés par la commission des Lois puis la séance publique du Sénat. Dans ce contexte, la ministre des Armées a accusé l’initiative de « porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs et aux prérogatives constitutionnellement garanties du pouvoir exécutif », d’« entraver l’efficacité de l’action des services et […] porter atteinte à leur sécurité opérationnelle, ainsi qu’à celle de leurs agents », de « fragilise[r] aussi le lien de confiance existant avec les services étrangers[3]Exposé des motifs de l’amendement de suppression déposé par le Gouvernement mais rejeté par le Sénat.».

            Le Sénat a donc décidé d’entamer un bras-de-fer avec le Gouvernement que la commission mixte paritaire viendra trancher[4]La procédure accélérée, déclarée sur la LPM, implique une seule lecture par chambre à l’issue desquelles une commission mixte paritaire est convoquée., sans doute au détriment du premier au regard de ses propositions déraisonnables et infondées. Pourtant, la DPR mériterait de voir ses prérogatives évoluer en raison de l’intense utilisation de l’outil de renseignement réalisée par l’exécutif dans un contexte de menace (notamment terroriste) croissante.

La lente émergence d’un contrôle parlementaire des services de renseignement en France : dix années de combats (2007-2018)

            Jusqu’en octobre 2007, la France appartenait au cercle restreint des pays ne disposant pas d’instance parlementaire dédiée au contrôle des services de renseignement. En Europe, seule Chypre se plaçait au même niveau d’immaturité politique.

            Car pareille lacune participait à la délégitimation de l’action des services de renseignement, à un climat de suspicion (les « barbouzeries » si souvent dénoncées par voie de presse) puisqu’elle laissait l’exécutif seul maître d’un domaine stratégique, sans contre-pouvoir pour lutter contre la tentation de l’arbitraire ou, à tout le moins, du mésusage. Or, notre histoire politique témoigne d’une concomitance des progrès de l’Etat de droit avec ceux du parlementarisme. Pour ces raisons, l’absence de contrôle parlementaire des services de renseignement témoignait d’une immaturité de notre système institutionnel à laquelle il devenait urgent de remédier.

            Ardemment souhaitée par un Nicolas Sarkozy échaudé par l’affaire Clearstream, la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) est venue combler cette dirimante lacune sans pour autant propulser notre pays parmi les modèles du genre[5] La loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement a introduit un article 6 nonies au sein de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre … Continue reading.

            En effet, elle avait uniquement pour mission de « suivre l’activité générale et les moyens des services spécialisés ». Le choix des termes, ciselés, établissait l’absence d’ambition. Et toute émancipation s’avérait malaisée tant les corsets avaient été choisis avec soin : présidents de commission membres de droit, désignation de députés issus des deux seuls partis de Gouvernement (UMP et PS), clauses restrictives d’accès à l’information[6] Pour mémoire, l’article 6 nonies précisait : « Ces informations et ces éléments d’appréciation ne peuvent porter ni sur les activités opérationnelles de ces services, les … Continue reading, pouvoir d’audition limité aux ministres et directeurs de service.

            Dès lors, les promoteurs des pouvoirs du Parlement en un domaine dont il avait trop longtemps été tenu à l’écart soulignèrent le bénéfice de cette première étape mais déplorèrent un progrès en trompe-l’œil[7] Dont l’auteur de la présente note ; cf. Jean-Jacques URVOAS et Floran VADILLO, Réformer les services de renseignement français : efficacité et impératifs démocratiques, Paris, … Continue reading ; les adeptes du réalisme louèrent de manière plus optimiste la progressive accoutumance du Parlement aux services de renseignement[8] On se souvient encore de l’incident provoqué par un député qui refusait d’abandonner son téléphone portable à l’entrée d’un service de renseignement, au mépris des consignes de … Continue reading et, surtout, celle de ces administrations secrètes aux parlementaires[9] Pour une synthèse efficace de l’histoire contrariée du contrôle parlementaire des services de renseignement en France, se reporter à Jean-Jacques URVOAS et Patrice VERCHERE, Pour un « État … Continue reading… En somme, tous saluaient l’initiative mais attendaient les indispensables évolutions du cadre initial ; lesquelles intervinrent avec la profonde refonte opérée en 2013.

            En effet, six ans après sa création, la DPR connut un tournant majeur avec la loi de programmation militaire (LPM) du 18 décembre 2013 qui remania amplement le texte de l’article 6 nonies, le dotant d’une ambition forte. Jean-Jacques Urvoas, auteur de la majeure partie des amendements ayant permis ce progrès, a eu l’occasion de commenter les avancées réalisées[10] Jean-Jacques URVOAS, « Le contrôle parlementaire des services de renseignements, enfin ! », note de la Fondation Jean Jaurès, 4 février 2014, 15p. … Continue reading, elles portaient principalement sur :

  • La reconnaissance d’une capacité de contrôle (et non plus le simple « suivi ») de la politique publique du renseignement (notion consacrée à cette occasion) ;
  • L’élargissement des accès à l’information (certains documents étant créés à cette fin à l’image de la stratégie nationale du renseignement ou de la synthèse budgétaire) à l’initiative de la délégation ;
  • L’élargissement des capacités d’audition (les directeurs et certains agents) ;
  • L’absorption par la DPR de la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS)[11] Sur ce point et sur l’histoire du contrôle des fonds spéciaux, se référer à la synthèse historique réalisée dans le premier rapport public de la CVFS, publié au sein du rapport public de … Continue reading, cette instance chargée du contrôle des masses financières utilisées par les services de renseignement pour certaines activités opérationnelles secrètes.

            Grâce à ces modifications profondes de la modeste greffe opérée par Nicolas Sarkozy, la DPR s’est convertie en véritable instance de contrôle parlementaire, dotée des pouvoirs et prérogatives afférents, mais également de la philosophie appropriée.

            En effet, la stratégie poursuivie par ses fondateurs s’axait sur une claire philosophie du contrôle ; il ne s’agissait pas d’accroître ces pouvoirs et attributions de manière boulimique, sans autre but qu’un hybris parlementaire. Au contraire, l’ambition résidait dans la construction d’un organe permettant à l’Assemblée nationale et au Sénat d’appliquer l’article 24 de la Constitution afin de contrôler, non les services, mais l’usage qu’en réalise le Gouvernement. Originalité du modèle français, le Parlement contrôle donc plus l’exécutif, les orientations délivrées, les moyens conférés… que l’activité opérationnelle des services de renseignement.

            Cette configuration tire sa cohérence de la capacité des parlementaires à sanctionner le pouvoir exécutif en cas de dysfonctionnements. Les correctifs sont alors soit législatifs, soit budgétaires, soit – en dernier ressort – constitutionnels avec la mise en cause de la responsabilité du Gouvernement (articles 49 et 50 de notre texte fondamental). La DPR appartient donc à la catégorie des organes de contrôle externe de responsabilité[12] Pour de plus amples développements, le lecteur pourra se reporter à notre contribution : « Essai de modélisation… », op. cit..

            Les dispositions de l’article 6 nonies correspondent à cette orientation et, lors des débats, tous les amendements qui s’écartaient de cette voie furent pour cette raison rejetés, y compris lorsqu’ils conféraient des pouvoirs supérieurs à la DPR en dehors de son « cœur de métier ». Car nul besoin de disposer d’une instance omnipotente, par dérogation à notre système institutionnel ; un contrôle efficace procède en réalité d’une démarche plurivoque : il combine divers types de contrôle (externe, interne, juridictionnel, parlementaire, de légalité…) qui s’avèrent d’autant plus efficaces qu’ils remplissent chacun une mission spécifique et complémentaire. Pensé par le législateur uniquement en termes d’efficacité, le contrôle des services de renseignement ne nécessitait pas que les chambres s’arrogent tous les pouvoirs

            Par la suite, la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement et celle du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (ie la loi Collomb) ne modifieront que marginalement l’article 6 nonies tel qu’issu des débats parlementaires de 2013. Dans ces conditions, et après quatre années de fonctionnement, un premier bilan s’imposerait.

            Hélas, il s’avère malaisé à établir dans la mesure où la majeure partie de l’activité de la DPR est protégée au titre du secret de la défense nationale. Quant aux rapports publics, ils traduisent un investissement croissant des parlementaires même si une ligne directrice ou une stratégie de contrôle fait encore défaut. La seule constance semble être la détermination de la DPR à s’ériger en rempart des services de renseignement, en autorité de certification de bonne conduite, alors même que des questions majeures restent pendantes, parmi lesquelles, et sans prétendre à l’exhaustivité :

  • L’existence d’une politique publique du renseignement a-t-elle des implications concrètes et bénéfiques ? A-t-elle induit la mise en place d’outils de gouvernance pour ajuster les actions au plus près du besoin, des missions et de la menace ?
  • L’accroissement constant des moyens humains des services de renseignement est-il pertinent ? répond-il à une stratégie précise et, dans cette perspective, a-t-il un seuil limite ?
  • La communauté du renseignement dispose-t-elle des outils de gestion des ressources humaines adéquats ? Quelles évolutions sont envisageables ?
  • Les budgets alloués aux services de renseignement – en constante augmentation – ont-ils produit les effets escomptés ?
  • Les moyens technologiques des services sont-ils adaptés à la réalité de la menace et des besoins (notamment pour la gestion de la donnée de masse) ?
  • L’écosystème industriel français permet-il de satisfaire les besoins des services de renseignement et l’impératif de souveraineté ?
  • La mutualisation technique est-elle satisfaisante ? pourrait-elle connaître des améliorations ?
  • La prégnance du terrorisme ne dessert-elle pas la prise en charge d’autres missions et, en particulier, la capacité d’anticipation des autres menaces à venir ?
  • La transparence croissante et les règles juridiques afférentes n’entravent-elles pas l’action des services de renseignement (protection de l’anonymat, action clandestine…) ?

            A ce titre, le regard comparatiste fournit de précieux constats ; les exemples belges ou britanniques, en particulier, offrent des perspectives d’évolution, eux qui officient depuis le début des années 1990. Les rapports produits présentent un état de complétude plus avancé que celui de  leur homologue français. L’expérience explique en partie cette différence mais aussi la spécialisation du contrôle. En effet, ces deux exemples étrangers mettent en exergue le fait qu’un contrôle parlementaire efficace s’effectue à plein temps. Cette règle peut concerner les parlementaires (d’où la difficulté induite par la présence des présidents de commission en qualité de membres de droits au regard du faible temps qu’ils peuvent y consacrer) mais aussi et surtout les moyens concédés aux organismes de contrôle parlementaire.

            Sur ce point, l’évolution de la DPR est sans conteste grandement insatisfaisante : dotée de locaux et moyens bureautiques propres, elle souffre cependant d’un déficit de ressources humaines. Car, au Sénat, les administrateurs concourent aux missions de la délégation en sus de leurs activités au sein des commissions législatives, tandis qu’à l’Assemblée nationale, un administrateur n’y est affecté qu’à mi-temps. Comment imaginer, en dépit de l’indéniable qualité de ces hauts fonctionnaires, que ces petites équipes puissent réellement soutenir les parlementaires dans leurs missions ? Elles sont trop restreintes pour conduire des enquêtes fouillées, collecter les informations et la documentation pertinentes, effectuer un contrôle exhaustif des fonds spéciaux[13] Ayant pris part à cette activité au cours de l’année 2015, l’auteur de la présente contribution peut témoigner de l’ampleur de la tâche en l’état des moyens de la DPR., opposer une expertise à un exécutif aisément pléthorique face à la pénurie. Le contrôle parlementaire passera impérativement par la constitution d’équipes dédiées, permanentes et techniciennes. A titre d’exemple, au Royaume-Uni l’Intelligence and Security Committee bénéficie d’une équipe de 14 personnes et d’un budget de 1,3 million de Livres, hors dépenses de fonctionnement[14] Intelligence and Security Committee of Parliament, Annual Report 2016–2017, p. 3.. Quant au Comité permanent R en Belgique, il dispose d’un greffier, de personnels administratifs et d’un service d’enquête de 5 personnes[15]http://www.comiteri.be/index.php/fr/comite-permanent-r/composition. La France ne saurait faire moins.

            De surcroît, tous les « corsets » évoqués précédemment n’ont pas été ôtés à la DPR : la présence de membres de droit, les restrictions d’information (opérations en cours, méthodes, échanges avec les services étrangers) ou d’auditions méritent aujourd’hui réexamen. Plus généralement, la DPR ne pourrait-elle bénéficier des mêmes prérogatives qu’une commission d’enquête (enquête sur pièces et sur place, auditions…) ? La commission des Lois de l’Assemblée nationale, dans le cadre du contrôle de l’état d’urgence, avait ponctuellement suivi cette voie avec une pertinence et une utilité que nul ne conteste au regard de la qualité du contrôle réalisé.

            Pareil constat a-t-il conduit le président de la Commission des Lois du Sénat, Philippe Bas, à déposer une PPL pour modifier les compétences de la DPR ? Si, sur le principe, toute initiative visant à permettre au Parlement de toujours mieux exercer ses compétences constitutionnelles s’avère profitable, il n’en reste pas moins que les suggestions avancées par le sénateur nécessitent un examen attentif au regard de la massivité des changements souhaités et de la faiblesse de leur motivation.

La proposition de loi Bas : une volonté de puissance sans philosophie parlementaire

            L’essentiel de la PPL Bas réside dans l’élargissement de l’information offerte à la DPR[16] Elle procède également à une « coordination » en actualisant le titre du coordonnateur national du renseignement auquel ont été adjoints les termes « et de la lutte contre le … Continue reading sans autre ligne directrice qu’un appétit de pouvoir peu étayé.

            Ainsi, une première modification vise-t-elle à transmettre à la DPR la « liste annuelle des rapports de l’inspection des services de renseignement ainsi que des rapports des services d’inspection générale des ministères portant sur les services de renseignement qui relèvent de leur compétence ». Il s’agit d’un amendement de clarification dans la mesure où ces informations, lorsqu’elles étaient sollicitées, faisaient l’objet d’une communication aux membres de la DPR. La précision évite toute controverse future mais, dans les faits, apporte peu.

            Une deuxième disposition prévoit : « Lorsqu’elle se rend sur le site de l’un des services [de renseignement], la délégation peut entendre tout personnel placé auprès de ce service ». Cette disposition présente le double intérêt de légaliser les déplacements dans les services de la DPR et d’élargir considérablement les capacités d’audition à l’ensemble des agents. Cependant, elle se contente surtout de mettre le droit en conformité avec la réalité. Et l’on peine à comprendre pourquoi les sénateurs n’ont pas jugé opportun d’aligner les pouvoirs de la DPR sur ceux des commissions d’enquête qui exercent leur mission « sur pièces et sur place[17] Article 6 de l’Ordonnance précitée du 17 novembre 1958. ». En l’état, loin d’étendre les pouvoirs de la délégation – puisqu’elle en disposait déjà, cette disposition les borne.

            Une troisième modification dispose : « La délégation peut nommer, parmi ses membres, un rapporteur auquel elle peut déléguer une mission d’évaluation ou de contrôle sur une ou plusieurs thématiques relatives à l’activité des services [de renseignement] ». Une telle précision trouve pleinement sa place dans le « droit bavard », si l’on considère qu’elle est de niveau législatif. En effet, cette disposition relève de l’organisation interne de la DPR (et donc de son règlement intérieur), elle ne présente aucune portée normative et n’apporte aucun élément nouveau. Rien n’interdit à la Délégation, dans le droit actuel, de procéder de la sorte si ses membres devaient l’estimer utile.

            La quatrième disposition est en réalité la seule d’intérêt, mais aussi la plus sujette à caution. Elle prévoit que la DPR « peut solliciter tout document, information ou élément d’appréciation nécessaire à l’accomplissement de sa mission. Lorsque la transmission d’un document, d’une information ou d’un élément d’appréciation est soit susceptible de mettre en péril le déroulement d’une opération en cours ou l’anonymat, la sécurité ou la vie d’un agent relevant [d’un service de renseignement du premier ou du deuxième cercle de la communauté], soit concerne les échanges avec les services étrangers ou avec les organismes internationaux compétents dans le domaine du renseignement, le Premier ministre ou les ministres de tutelle des services mentionnés au présent alinéa peuvent, par une décision motivée, s’opposer à sa communication ».

            Sa rédaction pourrait laisser croire qu’elle ouvre la capacité de sollicitation de la DPR ; il n’en est rien puisque l’article 6 nonies dispose déjà : « elle est destinataire des informations utiles à l’accomplissement de sa mission ». La formulation proposée par Philippe Bas a néanmoins le mérite de souligner le caractère actif de la délégation.

            Elle impose, en outre, au Premier ministre ou aux ministres de motiver l’opposition de communication. La démarche pose utilement le principe de justification qui, dans les faits, résultera vain car la motivation s’abritera à coup sûr derrière l’un des motifs d’exclusion posés par la loi, sans que les parlementaires ne puissent en éprouver la véracité ; de surcroît, si la Délégation souhaite publier les refus de communication, elle dispose déjà de son rapport public. L’on retrouve, en définitive, un droit bavard (donc inutile) et/ou impuissant.

            En revanche, Philippe Bas retravaille les critères d’exclusion en supprimant ceux relatifs aux « opérations en cours » (sauf à les mettre en péril), aux « instructions données par les pouvoirs publics » sur ces opérations, aux « procédures et méthodes opérationnelles ». Seuls demeurent l’anonymat des agents, leur sécurité et la règle dite du « tiers service » (soit les échanges d’informations avec les services de renseignement étrangers).

            L’obstacle des « opérations en cours » et des instructions afférentes a en réalité été posé par le Conseil constitutionnel dans une décision du 27 décembre 2001 au sujet du contrôle des fonds spéciaux[18] Sur saisine de… sénateurs à l’époque. La boucle est bouclée.. Sans définir ni la notion, ni les critères d’achèvement, cette jurisprudence constitutionnelle condamne les parlementaires à se heurter à des opérations sans fin (commode prétexte) et à ne travailler que sur des éléments passés, dénués de caractère stratégique.

            Toutefois, dès 2015, Jean-Jacques Urvoas, alors président de la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), défendait la caducité de cette décision en raison de la révision constitutionnelle de 2008 et notamment la modification de l’article 35 qui prévoit désormais l’information des parlementaires pour les opérations extérieures en cours. Il faut donc se féliciter que Philippe Bas reprenne fort opportunément ce raisonnement[19] La restriction portant sur le péril de l’opération s’entend cependant avec difficulté. On comprend mal comment des parlementaires, astreints au respect du secret de la défense nationale, … Continue reading.

            Toutefois, sa volonté de pouvoir accéder aux « procédures et méthodes opérationnelles » laisse perplexe. Dans quelle mesure ces informations amélioreront-elles le contrôle exercé par les parlementaires ? Dans quelle perspective cette prérogative s’inscrit-elle ? En peu de mots : à quoi cette nouvelle prérogative va-t-elle servir hormis procurer le frisson du profane ? Les parlementaires souhaitent-ils par exemple se prononcer sur les règles applicables aux exercices des nageurs de combat ? sur la manière de traiter une source ou de poser une balise ? Au surplus, la PPL ne prévoit pas de modifier le IV de l’article 6 nonies, ce quisemble partiellement invalider la démarche puisque l’alinéa interdit aux parlementaires de prendre connaissance « des modes opératoires propres à l’acquisition du renseignement ». Quelle est donc la cohérence ?

            A rebours, la protection de l’anonymat des agents à l’égard des parlementaires ne s’impose plus guère après l’élargissement de la capacité d’audition. La protection des identités fictives aurait eu plus de sens afin de ne pas mettre à mal des « couvertures » et des opérations.

            Enfin, la règle jamais interrogée du « tiers service » mérite, elle aussi, un débat plus sérieux à l’instar de celui récemment initié au Royaume-Uni par les instances de contrôle. La communication à nos services de renseignement d’informations par un service étranger pratiquant la torture (du waterboarding étatsunien[20] Simulation de noyade. aux pratiques des services de régimes non démocratiques) doit-elle être soustraite aux yeux de la Représentation nationale ? Rien n’est moins sûr. Sans abattre la règle, des aménagements pour s’assurer des conditions d’obtention d’informations pourraient s’entendre. A tout le moins, un contrôle systématiquement opéré par l’inspection des services de renseignement pourrait voir le jour et donner lieu à une information de la DPR.

            En l’état, la démarche sénatoriale n’emporte pas la conviction de sa pertinence. Elle évite les sujets d’intérêt pour se concentrer sur l’écume ou faire preuve d’une curiosité infondée. Pour autant, des modifications mériteraient d’être apportées à cet article 6 nonies qui régit le contrôle parlementaire des services de renseignement.

26 amendements pour affermir le contrôle parlementaire du renseignement

            Les lacunes et défauts constatés, le temps passé et les exemples étrangers militent en faveur d’une réécriture partielle du texte de l’article 6 nonies. Dans cette perspective, nous formulons quatre séries de propositions d’amendements : 

  • Certains, rédactionnels, simplifient la lecture, réagencent le texte et optent pour des tournures plus symboliques (amendements 5, 6, 7, 16, 17) ;
  • D’autres, réaffirment l’objet et le champ du contrôle parlementaire ;
  • Les suivants affermissent les pouvoirs de la DPR ;
  • Enfin, les derniers œuvrent à la spécialisation du contrôle opéré.

Réaffirmer l’objet et le champ du contrôle parlementaire

                Œuvrer pour un contrôle parlementaire efficace et effectif suppose de conférer des prérogatives uniquement liées à l’exercice de cette mission, et par conséquent dénuées d’entraves. Ainsi, dans une perspective symbolique, est-il proposé d’opter pour une écriture miroir de celle de l’article 24 de la Constitution [amendement 1], laquelle a le mérite de concentrer expressis verbis l’action de contrôle sur le Gouvernement. En cas de dysfonctionnement constaté, appartient alors aux parlementaires la possibilité, soit de légiférer, soit de modifier le budget, soit de mettre en cause la responsabilité de l’exécutif.

            En conséquence, les critères d’exclusion de l’information devraient faire l’objet d’une unification [amendement 8] et d’une réécriture [amendements 12 à 14] afin d’être à la fois recentrés et réaffirmés. A ce titre, le principe d’exclusion des procédures et méthodes opérationnelles doit être maintenu car sa levée s’avère inutile pour le contrôle parlementaire et accroît les risques de tentatives d’ingérence par des services étrangers désireux d’obtenir ces informations. Conséquence de ce choix mais aussi de l’élargissement des capacités d’audition (cf. infra), la protection des identités fictives des agents de ces services devrait être préférée à celle de l’anonymat.

            Enfin, la règle du tiers service peut être maintenue en l’état, même si un débat démocratique s’avère indispensable ; une première initiative pourrait consister en un contrôle réalisé par l’inspection des services de renseignement, lequel se traduirait par des échanges avec la DPR. Charge alors à l’instance d’indiquer si ces éléments s’avèrent pertinents avant d’envisager une autre option législative.

Affermir les pouvoirs de la DPR

            Après quatre années d’existence, une nouvelle étape doit pouvoir être franchie par la DPR dans la consolidation de ses capacités de contrôle, en les rapprochant le plus possible de celles des commissions d’enquête.

            A cette fin, son pouvoir de sollicitation pourrait faire l’objet d’une reformulation pour souligner la démarche volontariste [amendements 2 et 4] tandis que la possibilité de mener ses missions sur pièces et sur place, à l’instar des commissions d’enquête, serait affirmée [amendement 3]. Ce dernier point légaliserait donc les déplacements de la DPR au sein des services de renseignement et l’audition de l’ensemble des agents œuvrant au sein de ces administrations. Dans le même objectif, le caractère obligatoire des auditions sollicitées pourrait être affirmé (à l’image des prérogatives des commissions d’enquête) [amendement 11]. Ces évolutions traduiraient une certaine maturité du contrôle opéré et une mise en conformité avec les meilleurs standards démocratiques. Car le pouvoir d’audition s’avère le plus utile pour les travaux conduits, il convient donc de lui offrir les meilleures perspectives.

            Enfin, devrait s’engager la modification de l’article 154 de la loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001 de finances pour 2002, lequel fonde le contrôle des fonds spéciaux. Une première initiative consisterait à l’intégrer au sein de l’article 6 nonies pour une meilleure lisibilité et une plus grande cohérence [amendement 19]. Par ailleurs, Jean-Jacques Urvoas,  dans le premier rapport public de la CVFS, avait formulé des propositions de modifications législatives qui gardent toute leur pertinence[21] Op. cit., p. 117 à 122. Se référer notamment au tableau comparatif pour le décompte des amendements 20 à 26.. [amendements 20 à 26]. Elles consistent principalement à créer les conditions d’un contrôle efficace, y compris des opérations en cours, à étoffer les équipes dédiées et à affiner le cadre d’emploi de ces fonds.

Spécialiser le contrôle parlementaire

            Un contrôle, pour être efficace, nécessite un exercice à plein temps par des spécialistes. Ce motif impose la nécessité d’associer aux travaux de la DPR d’autres compétences que les seuls administrateurs des assemblées. Pareille ouverture passerait par exemple par le détachement de fonctionnaires issus des services de renseignement (mobilité appréciable) ou d’autres administrations (notamment des corps de contrôle) [amendement 18], voire même par l’association des collaborateurs parlementaires, à l’instar des pratiques états-uniennes [amendement 15]. Naturellement, tous devraient bénéficier des habilitations idoines comme le texte le prévoit déjà pour les administrateurs.

            Mais surtout, cette spécialisation implique une modification de la composition de la DPR et de supprimer les membres de droit afin de permettre aux députés et sénateurs qui le souhaiteraient d’y consacrer plus de temps (opportunité rare pour un président de commission, sauf intérêt prononcé pour le sujet) [amendement 9]. Pour autant, rien n’empêcherait un président de commission de se porter candidat et d’être désigné. Le seul critère de sélection reposerait sur la motivation des parlementaires.

            En conséquence, la gouvernance de la DPR méritera d’être réformée avec l’élection d’un président et d’un vice-président pour une durée supérieure à un an [amendement 10]. Cette modification mettrait ainsi fin au système actuel dans lequel une présidence annuelle tournante empêche la DPR d’inscrire son action dans la durée. Au demeurant, l’incarnation permise par cette mesure serait bénéfique, à l’égard des services de renseignement, de l’exécutif comme des médias.

            Enfin, au regard de la multiplication des groupes d’opposition au sein du Parlement (que l’établissement de la proportionnelle souhaité par Emmanuel Macron ne devrait pas réduire), pourquoi ne pas envisager d’ouvrir la composition politique de la DPR à plus de deux partis ? [Amendement 9]. Sa composition pourrait ainsi s’ouvrir à un groupe supplémentaire.


            Plus que jamais, le renseignement s’impose comme un instrument stratégique, amplement utilisé par le pouvoir exécutif pour définir la politique conduite, agir et promouvoir la souveraineté de notre pays. A ce titre, les services bénéficient de moyens humains et financiers considérables si on les compare avec ceux des autres administrations de l’Etat.

            Cette situation plaide pour un contrôle parlementaire qui s’étoffe en même temps que l’objet au cœur de sa mission. Il doit donc évoluer vers plus de spécialisation dans son cœur de métier. Pareille mue implique nécessairement d’élargir les moyens et prérogatives des parlementaires, non pour s’imposer ou en imposer aux services de renseignement, mais pour offrir un regard décentré sur l’action du Gouvernement, un œil dépassionné et expert sur des sujets stratégiques qui souffrent du confinement dans lequel la protection du secret de la défense nationale les place légitimement. L’ensemble des acteurs concernés y gagnera : exécutif, Parlement, services de renseignement… et les citoyens au nom desquels tous œuvrent.

Notes

1 http://www.senat.fr/leg/ppl17-470.html
2 Au titre de ses fonctions de président de la commission des Lois du Sénat. La DPR compte quatre membres de droit (cf. ci-après).
3 Exposé des motifs de l’amendement de suppression déposé par le Gouvernement mais rejeté par le Sénat.
4 La procédure accélérée, déclarée sur la LPM, implique une seule lecture par chambre à l’issue desquelles une commission mixte paritaire est convoquée.
5 La loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement a introduit un article 6 nonies au sein de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Elle avait débuté son processus parlementaire sous le Gouvernement Villepin.
6 Pour mémoire, l’article 6 nonies précisait : « Ces informations et ces éléments d’appréciation ne peuvent porter ni sur les activités opérationnelles de ces services, les instructions données par les pouvoirs publics à cet égard et le financement de ces activités, ni sur les échanges avec des services étrangers ou avec des organismes internationaux compétents dans le domaine du renseignement ».
7 Dont l’auteur de la présente note ; cf. Jean-Jacques URVOAS et Floran VADILLO, Réformer les services de renseignement français : efficacité et impératifs démocratiques, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2011, 84p. ou, des mêmes auteurs, « Contrôler les activités de renseignement : une nécessité démocratique et une aspiration des acteurs eux-mêmes », La Revue parlementaire, mai 2011, n°936, p. 38-39.
8 On se souvient encore de l’incident provoqué par un député qui refusait d’abandonner son téléphone portable à l’entrée d’un service de renseignement, au mépris des consignes de sécurité.
9 Pour une synthèse efficace de l’histoire contrariée du contrôle parlementaire des services de renseignement en France, se reporter à Jean-Jacques URVOAS et Patrice VERCHERE, Pour un « État secret » au service de notre démocratie, Rapport d’information n° 1022, 14 mai 2013, p. 76 et suivantes. http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i1022.pdf
10 Jean-Jacques URVOAS, « Le contrôle parlementaire des services de renseignements, enfin ! », note de la Fondation Jean Jaurès, 4 février 2014, 15p. https://jean-jaures.org/sites/default/files/Note-7-Th%25C3%25A9mis-ObsJustice.pdf
11 Sur ce point et sur l’histoire du contrôle des fonds spéciaux, se référer à la synthèse historique réalisée dans le premier rapport public de la CVFS, publié au sein du rapport public de la DPR pour l’année 2015 : http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-off/i3524.pdf
12 Pour de plus amples développements, le lecteur pourra se reporter à notre contribution : « Essai de modélisation… », op. cit.
13 Ayant pris part à cette activité au cours de l’année 2015, l’auteur de la présente contribution peut témoigner de l’ampleur de la tâche en l’état des moyens de la DPR.
14 Intelligence and Security Committee of Parliament, Annual Report 2016–2017, p. 3.
15 http://www.comiteri.be/index.php/fr/comite-permanent-r/composition
16 Elle procède également à une « coordination » en actualisant le titre du coordonnateur national du renseignement auquel ont été adjoints les termes « et de la lutte contre le terrorisme » depuis la réforme initiée par le décret n° 2017-1095 du 14 juin 2017.
17 Article 6 de l’Ordonnance précitée du 17 novembre 1958.
18 Sur saisine de… sénateurs à l’époque. La boucle est bouclée.
19 La restriction portant sur le péril de l’opération s’entend cependant avec difficulté. On comprend mal comment des parlementaires, astreints au respect du secret de la défense nationale, pourraient mettre en péril une opération en cours.
20 Simulation de noyade.
21 Op. cit., p. 117 à 122. Se référer notamment au tableau comparatif pour le décompte des amendements 20 à 26..