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Quelle voie pour la réforme constitutionnelle ? Echanges autour du référendum constitutionnel direct [Livret #5]

Professeur agrégé des facultés de droit à l’Université Lille II – Droit & Santé Membre du CRD&P EA 4487 (ERDP) Directeur scientifique du ForInCIP et de la revue Jurisdoctoria Auteur du blog La Constitution décodée

Série « La réforme des Institutions » (1)

Avant-propos

            Depuis le 4 octobre 1958, notre Constitution a fait l’objet de 23 révisions, selon deux procédures distinctes [1] Si l’on excepte la loi constitutionnelle du 4 juin 1960 tendant à compléter les dispositions du titre XII de la Constitution, relatif à la Communauté. :

  • Vingt-deux d’entre elles ont été opérées selon la procédure prévue à l’article 89. Celui-ci comporte deux temps : le vote par les deux assemblées en termes identiques d’un projet ou d’une proposition de révision, puis l’adoption, au choix du président de la République, par référendum ou par le Congrès du Parlement à la majorité des trois cinquièmes.
  • Une seule, mais sans doute la plus importante puisqu’elle a institué l’élection du président de la République au suffrage universel, l’a été en 1962 en recourant à l’article 11, qui, dans sa version initiale, disposait :

« Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, comportant approbation d’un accord de Communauté ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.

  Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet, le Président de la République le promulgue dans le délai prévu à l’article précédent. »

            Le recours à cette procédure par le général De Gaulle a fait l’objet d’une controverse politique très vive et d’une controverse juridique non moins vive, bien qu’il ne soit nullement certain que la première ait été totalement distincte de la seconde.

            En 1969, De Gaulle tenta de renouveler l’opération, qui, cette fois, échoua. Il démissionna et l’article 11 ne fut plus utilisé que pour des lois ordinaires.

            Si aucune autre tentative n’a été réalisée depuis, la controverse juridique n’a jamais cessé, car la tentation de recourir à l’article 11 est toujours là afin de surmonter l’obstacle que peut représenter le Sénat.

            En effet, pour la seconde étape de la procédure de l’article 89, le président de la République peut décider de soumettre le projet au référendum et non pas au Congrès du Parlement, s’il n’est pas certain d’y disposer de la majorité des 3/5, mais il ne peut en principe le faire sans que le Sénat ait préalablement adopté le texte du projet ou de la proposition de révision dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale. Cet article 89 confère donc au Sénat un véritable droit de veto en matière constitutionnelle. Ce dernier pourrait donc s’opposer, par exemple, au souhait présidentiel de diminuer d’un tiers le nombre de parlementaires.

            Face à cela, Emmanuel Macron n’a pas exclu de faire appel au peuple au travers d’un nouveau recours à la procédure prévue par l’article 11.

            Les controverses doctrinales de 1962 pourraient, à cette occasion, redevenir d’actualité. Aussi, L’Hétairie a-t-elle souhaité participer au débat public en livrant deux points de vue opposés sur la possibilité de recourir à l’article 11 de la Constitution pour un référendum direct. Elle a donc sollicité Michel Troper et Jean-Philippe Derosier pour soutenir deux visions opposées, dont voici les principales articulations.

La lettre de la Constitution soumise à examen

            Pour Jean-Philippe Derosier, l’existence, à l’article 89 de la Constitution, d’une procédure générale pour réviser la norme fondamentale discrédite tout recours à une quelconque procédure spéciale. A l’inverse, Michel Troper estime que, dans la mesure où le constituant de 1958 avait institué une procédure dérogeant explicitement à l’article 89 pour les révisions relatives à la Communauté, l’article 11 constitue une autre dérogation pour les projets relatifs à l’organisation des pouvoirs publics, donc pour les affaires constitutionnelles puisque le terme est repris de la loi constitutionnelle du 25 février 1875.

Sur l’illégitimité du précédent de 1962

            Et à ceux qui voient dans le précédent de 1962 un argument de légitimation d’une démarche qui se fonderait sur les mêmes principes, Jean-Philippe Derosier maintient son impossibilité en raison de son inconstitutionnalité. Sur cette base, il n’y pas de motif pour reproduire une démarche infondée. En revanche, Michel Troper rappelle la vision pragmatique du Doyen Vedel qui constatait l’existence d’une coutume constitutionnelle issue de ce fait générateur potentiellement problématique.

Sur le contrôle de constitutionnalité du décret convoquant le peuple pour le référendum

            Au regard de ses précédents arguments relatifs à l’inconstitutionnalité de la démarche, et au-delà du précédent de 1962, Jean-Philippe Derosier estime que le Conseil constitutionnel ne pourrait pas s’abstenir aujourd’hui de censurer un décret de convocation du peuple sur le fondement de l’article 11 puisque celui-ci ne prévoit pas explicitement la possibilité d’une révision constitutionnelle. Pour Michel Troper, cette idée se heurte à une objection fondée sur la nouvelle rédaction de l’article 61 résultant de la révision de 2008 qui n’intègre pas le décret de convocation dans les éléments pouvant être déférés au Conseil constitutionnel.

Sur la capacité du peuple de s’abstraire de la Constitution pour réformer celle-ci

            Quittant la pure analyse constitutionnelle et historique, Michel Troper convoque des arguments théoriques : il défend en effet l’idée selon laquelle une constitution ne s’impose à un peuple que dans la mesure où il y consent. Il lui est donc loisible de changer cette constitution selon les voies qui lui siéent. A l’inverse, Jean-Philippe Derosier y décèle l’acte d’un peuple politique et non d’un peuple juridique qui promouvrait ainsi une révolution juridique, selon les termes de la théorie kelsenienne. Le coup de force politique est donc possible mais il est exempt de légitimité juridique.

La possibilité d’un référendum constitutionnel direct

par Michel Troper

      Le recours à l’article 11 de la Constitution pour susciter un référendum constitutionnel direct par le général De Gaulle a fait l’objet d’une controverse politique très vive et d’une controverse juridique non moins vive, bien qu’il ne soit nullement certain que celle-ci ait été totalement distincte de celle-là.

            Si aucune autre tentative n’a été faite depuis, la controverse juridique n’a jamais cessé, car la tentation – certains diraient « la nécessité » – de recourir à l’article 11 est toujours là.

            Bien entendu, le fait que cette tentation ou cette nécessité existe ne saurait suffire à justifier ce recours à l’article 11 et il y faut quelques arguments. Voyons les principaux.

Des arguments tirés des sources

Les textes

            Le premier argument a été tiré du texte même de l’article 11 par le général de Gaulle et par G. Pompidou. Cette disposition autorise le président de la République, sur proposition du gouvernement ou des assemblées, « à soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ».

            Or, l’expression l’organisation des pouvoirs publics peut avoir le même sens que « constitution », comme dans le titre de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, qui fondait la IIIe République et qui s’intitulait précisément « loi relative à l’organisation des pouvoirs publics ».

            On a pu objecter que cet argument reviendrait à soutenir l’existence de deux procédures parallèles de révision : celle de l’article 89 et celle de l’article 11. S’il en était ainsi, les constituants, disait-on, auraient fait preuve d’un grand désordre, car l’article 89 est inclus dans un titre spécial intitulé « De la révision ». Or, ou bien ce titre n’a pas de sens, ou bien toutes les règles relatives à la révision s’y trouvent réunies.

            Cependant, cette objection se heurte au fait que la constitution de 1958 elle-même avait institué une procédure de révision qui dérogeait explicitement à l’article 89 pour les révisions relatives à la Communauté, et l’on peut considérer que l’article 11 constituait de même une dérogation implicite pour les projets de révision relatifs à l’organisation des pouvoirs publics sur le fondement de l’adage « specialia generalibus derogant ».

            En effet tous les projets de révision constitutionnelle ne portent pas sur l’organisation des pouvoirs publics, car les dispositions relatives par exemple aux droits fondamentaux n’entrent pas dans la catégorie « projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ». Elles forment bien une catégorie spéciale par rapport à la catégorie générale « projet de loi constitutionnelle ».

La coutume

            Un second argument tiré des sources a été imaginé par Georges Vedel en 1968. En admettant, disait-il, que le recours à l’article 11 ait été contraire à la constitution en 1962, il avait néanmoins donné naissance à une coutume constitutionnelle, ce qui rendait désormais ce recours licite.

            En effet, le peuple français, en adoptant le projet, avait non seulement voté pour le projet au fond, mais aussi admis la validité de cette procédure. Les deux éléments de la coutume, la pratique et l’opinio juris, étaient donc réunis.

            Vedel n’avait toutefois pas réussi à convaincre la majorité de la doctrine, qui lui objectait :

  • d’abord que la coutume ne peut aller contra legem – mais était-ce bien contra legem ? – ;
  • d’autre part, que l’initiative prise par le général de Gaulle en 1962 n’avait pas bénéficié de l’adhésion générale sans laquelle une coutume ne saurait s’établir – mais l’objection reposait sur le postulat douteux que la seule opinio juris qui vaille était l’opinio juris doctorum –­ ;
  • enfin que « une fois n’est pas coutume », mais en matière constitutionnelle il n’est évidemment pas possible d’exiger des précédents aussi nombreux et répétés sur une aussi longue période que dans d’autres branches.

            Malgré l’échec du référendum de 1969, l’argument de la coutume et des deux voies de la révision constitutionnelle a été repris en 1988 par François Mitterrand dans un entretien avec Olivier Duhamel [2] François Mitterrand, « Sur les institutions », Pouvoirs, n°45, 1988, p. 131-139., exprimant ainsi l’opinio juris des présidents.

Les arguments tirés de la théorie de la souveraineté populaire

            Selon la théorie démocratique, si la constitution est obligatoire, c’est seulement parce qu’elle a été voulue par le peuple souverain. Le souverain étant legibus solutus [3]« Délié des lois »., il est toujours libre de changer la constitution et, comme l’enseignait Sieyès, n’est soumis à aucune forme : « le peuple étant souverain, il ne peut être lié par aucune procédure préétablie ». 

            Sieyès ne faisait d’ailleurs que reprendre Rousseau : « il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même ; par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social [4] Du contrat social, Livre 1, chapitre 7. ».

            On objecte parfois que c’est la constitution qui proclame la souveraineté du peuple, de sorte que celui-ci la tient de la constitution et qu’il ne peut l’exercer que dans les formes et dans les limites prescrites. Mais cette objection se heurte elle-même à la question du fondement du caractère obligatoire de la constitution, qui, selon la théorie démocratique, ne peut résider que dans la souveraineté du peuple.

            Cette doctrine semble avoir été adoptée par le Conseil constitutionnel qui justifie son refus d’examiner les lois référendaires en affirmant qu’elles ont été adoptées par le peuple et constituent dès lors l’expression directe de la souveraineté nationale [5] Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962..

            Il s’agit d’ailleurs de toutes les lois référendaires et pas seulement des lois constitutionnelles, mais le Conseil a aussi admis que la solution valait pour toutes les lois constitutionnelles et pas seulement pour les lois constitutionnelles adoptées par référendum, dès lors qu’il « ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle [6] Décision n° 2003-469 DC du 26 mars 2003. ».

Une vision réaliste

            En réalité, la qualité des arguments interprétatifs employés importe peu au regard de la qualité de l’interprète.

            Des arguments tirés des textes ou de la fonction d’une institution comme le référendum ou de « l’esprit » de la Vème République peuvent persuader, mais ils ne suffisent pas à déterminer la validité de la décision fondée sur l’interprétation qu’ils visent à justifier.

            Certaines interprétations s’imposent en droit positif simplement parce qu’elles émanent d’un interprète authentique, c’est-à-dire d’une autorité qui a été habilitée expressément ou de façon implicite à déterminer la signification d’un texte.

            On songe en général à des cours dites souveraines, parce qu’elles statuent en dernier ressort et que leurs décisions ne peuvent être contestées en droit, quelles qu’elles soient et même si elles paraissent heurter le sens commun.

            Ces interprétations ne sont pas logiquement susceptibles d’être vraies ou fausses, parce que ce sont des prescriptions.

            Si ce qui caractérise une interprétation authentique est qu’elle ne peut être contestée et donc invalidée en droit, l’interprétation de l’article 11 donnée par le président de la République en 1962 et en 1968 en est manifestement une.

            Aucune juridiction n’a pu se déclarer compétente pour l’examiner et l’invalider immédiatement après qu’elle a été formulée. La décision de soumettre le projet de révision au référendum n’était en effet pas susceptible d’un recours contentieux et l’on a vu que le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour examiner la loi constitutionnelle après qu’elle eut été adoptée.

            On a pu soutenir que, à défaut de contrôler la loi constitutionnelle, le Conseil constitutionnel pourrait au moins à l’avenir exercer un contrôle indirect sur le fondement de l’article 60 [7]« Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats ».. Certains soutiennent ainsi que, dans la mesure où ce contrôle porte non seulement sur la régularité des opérations de référendum proprement dites, mais aussi sur les actes préparatoires, le Conseil constitutionnel pourrait annuler pour vice de forme le décret portant convocation des électeurs, au motif que l’article 11 ne serait pas applicable à un projet de loi constitutionnelle.

            Cette idée se heurte cependant à une objection fondée sur la nouvelle rédaction de l’article 61 résultant de la révision de 2008 : « Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l’article 11 avant qu’elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution ».

            Ce sont donc seulement les propositions de loi mentionnées à l’article 11, qui doivent être soumises au Conseil constitutionnel. Il est donc clair que le constituant de 2008 a voulu soustraire les projets de loi mentionnés à l’article 11 à un contrôle identique, de sorte que le contrôle des opérations de référendum, même étendu aux actes préparatoires, ne saurait porter sur la conformité à la constitution du projet lui-même.

            La constitution de 1958 n’aurait permis qu’un seul type de contrôle de la décision de 1962 : la traduction du président de la République en Haute Cour et sa condamnation.

            Personne ne pouvait sérieusement envisager cette possibilité et De Gaulle pouvait dire comme le juge Jackson de la cour suprême des Etats-Unis : « We are not final because we are infallible, but we are infallible only because we are final ».

            On peut arriver à la même conclusion si l’on considère que toute norme juridique valide trouve son fondement dans une norme supérieure elle-même valide. Aussi, à moins de considérer que l’élection des présidents de la République successifs depuis 1965 n’est pas valide et que par conséquent les décisions qu’ils ont produites ne le sont pas non plus, il faut admettre que la loi constitutionnelle de 1962 est valide.

            Le seul moyen si l’on veut éviter cette conclusion est de recourir à un argument dérivé de la théorie kelsenienne de la révolution : une révolution se définit comme un changement de constitution selon des modes différents de ceux que prescrivait la constitution précédente. Ainsi, le recours à l’article 11 pour modifier la constitution serait une révolution, de sorte que l’élection des présidents de la République successifs serait invalide au regard de la constitution de 1958, mais valide sur le fondement de la constitution issue de la révolution. Cette thèse présente l’avantage indéniable de préserver, au moins en apparence, la hiérarchie des normes et la théorie kelsenienne de la validité, mais elle a quelques inconvénients.

            Le premier est l’incertitude des critères permettant de définir et d’identifier une révolution. Si l’on appelle révolution toute modification de la constitution opérée en dehors des procédures prescrites, la révision de 1962 pourrait bien être qualifiée ainsi, parce que, à l’issue du référendum, une nouvelle loi constitutionnelle a été promulguée, mais il en irait autrement pour des modifications informelles.

            Il est incontestable que la décision du Conseil constitutionnel de 1971 [8] Dans sa décision du 16 juillet 1971, le Conseil a consacré la valeur constitutionnelle du préambule de la constitution de 1958, lequel renvoie au préambule de la Constitution de 1946 et à la … Continue reading a opéré un changement constitutionnel d’une portée immense, mais sans aucune modification du texte de la constitution. Si néanmoins l’on veut aussi parler dans ce cas d’une révolution, il faut considérer que le Conseil constitutionnel a violé la constitution, mais qu’il a ainsi produit une nouvelle règle constitutionnelle, apte à servir de fondement à d’autres normes.

            Toutefois, comme le Conseil constitutionnel, loin de reconnaître une violation, a prétendu qu’il s’était borné à appliquer la constitution, c’est seulement la doctrine qui pourrait qualifier une décision ou un événement quelconque d’application ou au contraire de révolution.

            Mais la doctrine sera nécessairement divisée : telle jurisprudence sera considérée par certains auteurs comme une révolution et par d’autres comme une simple application de la constitution. Ces diverses opinions reposeraient peut-être sur des jugements de valeur et sur des interprétations du texte constitutionnel concurrentes de celles opérées par le juge et ainsi dépourvues de toute objectivité.

            Mais surtout, que l’on considère la décision de réviser la constitution par la voie de l’article 11 en 1962 et en 1969, comme valide, conformément à la théorie réaliste, ou non valide, selon la théorie de la révolution, on parvient exactement aux mêmes conclusions :

  • d’une part, tous les actes accomplis sur le fondement de ces décisions sont valides ;
  • d’autre part, un nouveau recours à l’article 11 serait ou bien valide pour les mêmes raisons ou bien invalide, mais apte à servir de fondement à des normes juridiques valides.

L’impossible referendum constitutionnel direct

par Jean-Philippe Derosier

« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures [9] Article 28 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 23 juin1793. »

      La Constitution de la Vème République fait du peuple la source du pouvoir. Cela ressort de l’article 3, lequel dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum », mais aussi de l’article 2 qui fait de « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » le principe de la République. Surtout, l’article 89, relatif à la révision constitutionnelle, confère au peuple une place fondamentale et centrale.

            Cependant, qu’est-ce que cela signifie, sur le plan du droit constitutionnel ? Le peuple, parce qu’il est souverain, peut-il tout faire ? La réponse est assurément négative, en droit.

            Car si la Constitution, norme juridique, lui confère sa souveraineté, il ne peut alors être souverain que dans le cadre de celle-ci. Par conséquent, il ne peut juridiquement faire que ce que la Constitution lui permet de faire, sinon il viole le droit et sort du cadre juridiquement constitutionnel.

            Ainsi, tout en constituant effectivement la source du pouvoir et en détenant un rôle fondamental quant à la création, à la révision et à la transformation de la Constitution de la Vème République, le peuple juridique ne peut agir que dans le respect de cette dernière : s’il s’en affranchit, il viole le droit et se transforme en peuple politique.

Respecter la constitution pour réformer la constitution 

            Lorsqu’une norme juridique ordonne, interdit ou permet, son but est de limiter le comportement de ses destinataires, les individus : elle pose des limites, distinguant ce qui relève du droit de ce qui n’en relève pas, ce qui est conforme au droit de ce qui lui est contraire.

            Lorsqu’un individu agit en-dehors de cette limite, son comportement peut être sanctionné, pour autant que cela est également prévu par le droit. Par conséquent, une norme est nécessairement un phénomène de limitation.

            De surcroît, le droit détermine lui-même ce qui relève du droit, en permettant de conférer à une norme sa nature juridique.

            Pour qu’une norme soit valide, qu’elle s’inscrive dans le droit et qu’elle soit valide, elle doit avoir été élaborée conformément au processus établi par le droit. À l’inverse, si elle a été élaborée selon un processus contraire au droit, elle ne peut s’inscrire dans le droit : elle est invalide. La production des normes juridiques est ainsi elle-même limitée et encadrée.

            Si l’on s’interroge alors sur le pouvoir constituant, en tant que pouvoir juridiquement compétent pour produire des normes constitutionnelles, on ne peut soutenir qu’il est absolu, illimité ou qu’il peut tout faire. Il est nécessairement limité et encadré par la norme qui lui permet d’agir et règle son action.

            De même, si l’on soutient que ce pouvoir juridique appartient au souverain, cela signifie que ce dernier est juridiquement organisé et limité : il ne peut donc agir que dans les limites prévues par le droit positif et, en particulier, la Constitution.

            À l’inverse, le pouvoir constituant originaire peut être entendu comme celui disposant d’une compétence absolue, un pouvoir illimité de tout faire. Mais alors une telle compétence ne peut être appréhendée juridiquement, car ce qui est juridique est nécessairement limité.

            Un tel pouvoir ne peut donc pas être un concept juridique, mais seulement un concept politique ou social. D’autant plus que son objectif est de créer une nouvelle Constitution, qui établit un nouvel ordre juridique. Mais avant qu’elle n’entre en vigueur, ledit ordre juridique n’existe pas (encore). Et s’il n’existe pas, il ne peut pas créer juridiquement un quelconque pouvoir. Le pouvoir constituant originaire n’est donc qu’un fait politique ou sociologique et non un acte juridique.

            Dans une démocratie, un tel pouvoir appartient au peuple. Mais il ne s’agit pas du peuple juridique, qui est habilité à agir en vertu de la Constitution. Il s’agit alors du peuple politique ou social : un peuple qui n’est lié par aucune norme et, surtout, qui ne peut en produire aucune, car, ainsi qu’on l’a dit, seule une norme juridique permet de produire d’autres normes juridiques.

            À l’inverse, seul le peuple juridique est celui qui détient le pouvoir de produire des normes, en particulier celles qui révisent la Constitution, conformément à la procédure qu’elle-même établit : une révision constitutionnelle, pour être valide, ne peut être produite que conformément à la procédure constitutionnellement établie. C’est en agissant dans un tel cadre que le peuple est un peuple juridique.

Le peuple et la création de la Constitution

            Le peuple est à l’origine de la Constitution de la Vème République : c’est lui qui, formellement, l’a créée.

  • D’abord, parce que, la Constitution qui a vu le jour le 4 octobre 1958 n’est qu’une révision de la Constitution du 27 octobre 1946, de la IVème République. Or cette dernière prévoyait, en son article 90, alinéa 6, qu’une révision était soumise à referendum.
  • Ensuite parce que, par voie de conséquence, la loi du 3 juin 1958, qui a permis l’élaboration de la « nouvelle » Constitution, imposait que cette dernière soit également approuvée par referendum. Cela permet d’ailleurs de couper court à tout débat juridique sur l’illégalité de la transition constitutionnelle, en raison d’une subdélégation d’un pouvoir délégué.

            En effet, en vertu du principe delegata potesta non potest delegari, un pouvoir délégué ne peut pas être subdélégué. Or la loi du 3 juin confiait au Gouvernement le pouvoir de révision de la Constitution, alors que ce dernier avait été confié au législateur constitutionnel par le peuple souverain. Mais le Gouvernement n’avait pour mission que de préparer la révision, c’est-à-dire la « nouvelle » Constitution. Seul le peuple l’a formellement adoptée lors du referendum du 28 septembre 1958, à une majorité de 82,6% des voix.

L’encadrement de la révision de la constitution de 1958

            L’article 89 de notre Constitution règle la révision constitutionnelle et consacre à nouveau la position souveraine du peuple : ce dernier est en mesure de l’adapter. La procédure prévoit trois étapes, que sont l’initiative, l’élaboration, la ratification :

  • La première appartient soit au Président de la République, soit aux parlementaires (art. 89, alinéa 1er), tous étant directement ou indirectement élus par le peuple.
  • L’élaboration revient aux seules assemblées, de façon séparées, la Constitution leur imposant d’adopter un texte identique (art. 89, aliéna 2).
  • La ratification, enfin, se fait par referendum (art. 89, alinéa 2), à moins que le Président de la République ne décide, pour les seules révisions qu’il a lui-même initiées, de soumettre le texte à la ratification du Congrès, à la majorité qualifiée des 3/5e des suffrages exprimés (art. 89, al. 3).

            Quatre institutions interviennent ainsi dans la révision (Président, Assemblée nationale, Sénat et peuple) [10] Guy Carcassonne, La Constitution, introduite et commentée, Paris, Seuil, 11e édition, 2013, p. 394. et elle ne peut aboutir qu’avec le consentement d’au moins trois d’entre elles, incluant nécessairement celui des deux assemblées, séparément :

  • Assemblée nationale, Sénat et peuple peuvent réviser la Constitution, sans l’accord du Président (mais cela ne s’est jamais produit).
  • De même, Président de la République, Assemblée nationale et Sénat peuvent également la réviser, sans que le peuple ne donne formellement son accord (et c’est ainsi que furent adoptées 21 des 24 révisions constitutionnelles).

            Toutefois, même dans ces cas, la place du peuple demeure centrale car la révision est opérée en son nom. D’une part, comme en dispose l’article 3 de la Constitution, si « la souveraineté nationale appartient au peuple », ce dernier l’exerce notamment « par ses représentants ».

            Ceux-ci, qu’il s’agisse du Président, directement élu, des députés, tout aussi directement élus, ou des sénateurs, indirectement élus, sont pleinement fondés, en droit, à exercer la souveraineté au nom du peuple.        D’autre part, l’article 89 garantit qu’il y a toujours trois représentants du peuple et deux pouvoirs distincts à valider une révision constitutionnelle. Ainsi un représentant unique ou un pouvoir unique ne peut exercer seul la souveraineté, assurant que cette dernière ne peut être usurpée.

            Cependant, cette procédure confère aux deux assemblées un pouvoir de veto : si l’une d’entre elles s’oppose à la révision, elle ne peut pas être adoptée, même si les trois autres acteurs (le Président, l’autre assemblée et le peuple) le souhaitent.

            Cela peut soulever un problème démocratique, en particulier si l’assemblée qui s’y oppose est le Sénat, c’est-à-dire l’institution la moins directement représentative du peuple.

La transformation de 1962 : un précédent illégal

            Le principe de souveraineté du peuple voudrait que ce dernier puisse toujours modifier ou changer la Constitution, en particulier celle qu’il a lui-même adoptée : il devrait pouvoir la transformer. S’en prévalant, le Général de Gaulle a décidé de réviser la Constitution en 1962 par referendum constitutionnel direct, en se fondant sur l’article 11 et en évitant ainsi de passer par la voie parlementaire.

            Cela lui permit surtout d’éviter l’opposition que le Parlement n’aurait pas manqué de manifester contre une révision qui introduisait l’élection directe du Président de la République, renforçant dès lors sa légitimité vis-à-vis du pouvoir législatif.

            Lorsqu’on lui reprocha de violer la procédure prévue par l’article 89, de Gaulle rétorquait :

  • d’abord que le peuple, étant souverain (selon l’article 3), a la compétence de réviser la Constitution quand il l’entend.    
  • Il ajoutait, ensuite, que ce même article 3 confiait au peuple la possibilité d’agir par referendum.
  • Il concluait, enfin, que, même s’il existe une procédure spécifiquement prévue pour réviser la Constitution par le Parlement (celle de l’article 89), il existe un article (l’article 11) confiant au Président de la République la compétence de soumettre à referendum tout projet de loi relatif à l’organisation des pouvoirs publics.

            Le 28 octobre 1962, le « Oui » l’a emporté avec 62,25% des voix. Cependant, au motif que la procédure de révision était inconstitutionnelle, la loi fut déférée au Conseil constitutionnel.

            Le Conseil a alors décidé qu’il n’était pas compétent pour examiner une loi adoptée par le peuple, car elle est « l’expression directe de la souveraineté nationale [11] Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962, Rec. p. 27. ».

            Par cette décision, le Conseil constitutionnel confirme que le peuple est souverain et qu’il dispose, ainsi, d’un pouvoir absolu à l’égard de la Constitution : dès lors qu’il s’exprime, nul ne peut aller à l’encontre de sa volonté, quoiqu’il se soit exprimé selon un processus inconstitutionnel.

            Pour autant, un tel processus demeure effectivement contraire au droit en vigueur. Il constitue ainsi une révolution juridique, c’est-à-dire l’entrée en vigueur d’une norme constitutionnelle, selon une procédure illégale.

            En dépit des arguments du Général de Gaulle, la procédure de l’article 11 ne permet pas de réviser la Constitution.

            La raison principale est le principe Lex specialis generalibus derogant : lorsqu’il existe une procédure spéciale, on ne peut recourir à la procédure générale.     

            Deux procédures référendaires nationales sont prévues par la Constitution française, si l’on excepte celle de l’article 88-5 relative à l’adhésion d’un nouvel État membre à l’Union européenne : celle de l’article 11 et celle de l’article 89.

  • La première concerne notamment « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ». Il s’agit de la procédure générale.
  • La seconde concerne « la révision [qui] est définitive après avoir été approuvée par référendum » : il s’agit de la procédure spéciale, qui ne s’applique qu’en matière de révision constitutionnelle.

            Par conséquent, pour réviser la Constitution, on ne peut recourir à la procédure générale, dès lors qu’une procédure spéciale est prévue.

            Cela d’autant moins que dans l’un et l’autre cas, le peuple est en mesure d’intervenir. Mais alors qu’il peut le faire directement en matière législative (procédure générale de l’article 11), il ne peut le faire qu’après accord des deux assemblées sur un même texte en matière constitutionnelle (procédure spéciale de l’article 89). L’organisation des pouvoirs publics mentionnée à l’article 11 est celle qui relève de la loi (ordinaire ou organique), non de la Constitution.

            Ainsi, une procédure initiée sur le fondement de l’article 11 ne peut juridiquement réviser la Constitution en vigueur : si tel est son objet, elle est soit illégale et invalide, soit sa validité doit être acceptée ex nihilo, en tant que révolution juridique générant un nouvel ordre constitutionnel.

            C’est précisément ce qui s’est produit en 1962 : le recours à l’article 11 a généré une rupture dans la continuité constitutionnelle et le peuple qui s’est exprimé n’est pas le même qu’en 1958 :

  • En 1958, il s’agissait du peuple juridique, dont l’action était régie par la loi du 3 juin ;
  • En 1962, il s’agissait du peuple politique, dont l’action n’était réglée par aucune norme juridique car il s’en est affranchi, en générant une révolution juridique.

            Dans sa décision 62-20 DC, le Conseil constitutionnel n’a pas confirmé la possibilité de recourir à l’article 11 pour réviser la Constitution.

            Au contraire, il a décidé qu’il n’était pas compétent pour apprécier si le peuple agissait conformément à la Constitution ou non. Il n’était pas en mesure de le faire car il est intervenu après que le peuple s’est exprimé.

            Il aurait pu, certes, considérer que le referendum était inconstitutionnel et ainsi éviter la rupture constitutionnelle. Mais il est difficile d’aller à l’encontre et de remettre en cause la volonté du peuple souverain, lequel a clairement indiqué qu’il voulait cette révolution juridique.

            En ce sens, le peuple politique est effectivement absolu, mais non le peuple juridique. Seul le premier peut transformer la Constitution, non le second.

Le recours délicat au referendum constitutionnel direct : quand la politique doit respecter le droit

            Depuis 1962, l’article 11 n’a plus jamais été utilisé en matière constitutionnelle, à l’exception de 1969, à nouveau par le Général de Gaulle. Mais cette fois, le « Non » l’emporta et de Gaulle démissionna. L’article 11 ne fut plus mobilisé que pour des lois ordinaires.

            Pour autant, une révolution juridique opérant, par définition, en-dehors du droit, y recourir en matière constitutionnelle demeurerait toujours possible, de facto. Mais cela ne serait que du fait, non du droit.

            Surtout, aujourd’hui, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a évolué et ce dernier pourrait en interdire l’organisation, en amont, à défaut de pouvoir en annuler les résultats, en aval [12] Décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, Loi autorisant la ratification du traité sur l’Union européenne, Rec. p. 94..

            En effet, depuis 2000, il accepte d’examiner les actes préparatoires d’un referendum, avant que ce dernier ne se tienne [13] Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000, Hauchemaille, Rec. p. 117.. Selon l’article 60 de la Constitution, le Conseil « veille à la régularité des opérations de référendum », statuant normalement sur les réclamations après qu’il a proclamé les résultats.   Mais si la réclamation porte sur la possibilité même d’organiser un referendum, attendre les résultats ne lui permettrait plus de l’examiner puisque ledit referendum aurait déjà eu lieu et que le peuple se serait exprimé.

            Il accepte ainsi, désormais, de statuer sur « les requêtes mettant en cause la régularité d’opérations à venir dans les cas où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle des opérations référendaires, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics », solution qu’il a confirmée en 2005 [14] Décision n° 2005-31 REF du 24 mars 2005, Hauchemaille et Meyet, Rec. p. 56..

            L’article 11 n’étant pas la procédure appropriée pour réviser la Constitution, le décret de convocation des électeurs à un referendum organisé sur son fondement et portant sur une matière constitutionnelle serait dépourvu de base juridique.

            S’il était saisi d’un tel décret, dans l’hypothèse où le Président de la République souhaiterait organiser un tel referendum, le Conseil constitutionnel l’annulerait très probablement, évitant ainsi une nouvelle révolution juridique.

            Il soulignerait ainsi que le peuple n’est souverain que dans le respect de la Constitution.

Notes

1 Si l’on excepte la loi constitutionnelle du 4 juin 1960 tendant à compléter les dispositions du titre XII de la Constitution, relatif à la Communauté.
2 François Mitterrand, « Sur les institutions », Pouvoirs, n°45, 1988, p. 131-139.
3 « Délié des lois ».
4 Du contrat social, Livre 1, chapitre 7.
5 Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962.
6 Décision n° 2003-469 DC du 26 mars 2003.
7 « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats ».
8 Dans sa décision du 16 juillet 1971, le Conseil a consacré la valeur constitutionnelle du préambule de la constitution de 1958, lequel renvoie au préambule de la Constitution de 1946 et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il a ainsi donné naissance au « bloc de constitutionnalité » qu’il n’a cessé d’étendre dans sa jurisprudence au profit des droits et libertés.
9 Article 28 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 23 juin1793.
10 Guy Carcassonne, La Constitution, introduite et commentée, Paris, Seuil, 11e édition, 2013, p. 394.
11 Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962, Rec. p. 27.
12 Décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, Loi autorisant la ratification du traité sur l’Union européenne, Rec. p. 94.
13 Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000, Hauchemaille, Rec. p. 117.
14 Décision n° 2005-31 REF du 24 mars 2005, Hauchemaille et Meyet, Rec. p. 56.