TOP

Anachronique ou Sage ? Débats autour de la Constitution de 1958 à l’occasion de son soixantième anniversaire [Livret #7]

Docteur en science politique Chercheur associé à l’IRM (université de Bordeaux) Enseignant à Sciences Po

Professeur agrégé des facultés de droit à l’Université Lille II – Droit & Santé Membre du CRD&P EA 4487 (ERDP) Directeur scientifique du ForInCIP et de la revue Jurisdoctoria Auteur du blog La Constitution décodée

Série « La réforme des Institutions » (5)

Réviser ou refonder ? Les errements de la pensée instrumentale constitutionnelle

Par Floran Vadillo

            Notre vie politique raffole des constitutions et des débats constitutionnels. S’y épanouissent notre légicentrisme légendaire et notre goût immodéré pour les changements de régime. Les cathédrales juridiques ainsi produites n’atteignent jamais la perfection recherchée et finissent toutes par lasser ou indisposer.

            La Cinquième République n’échappe pas à la règle : à peine née, elle était déjà réformée, sitôt à l’œuvre, elle concentrait les critiques les plus féroces et, parfois, les plus opposées. A ce titre, lorsque René Capitant lui reprochait de ne point avoir totalement rompu avec les régimes libéraux, François Mitterrand dénonçait un régime d’exception. Et aucune réalisation n’a permis de tempérer les remontrances.

            Car, dans les silences du texte ou les méandres de la pensée juridique, sont venus se lover une culture politique et des pratiques institutionnelles qui ont achevé de façonner le visage de notre régime politique.

            En effet, la fortuité et la contingence humaine   ont exacerbé les potentialités/malfaçons originelles : le pouvoir exécutif a concentré toujours plus de pouvoirs, privant le Parlement de son rôle de contre-pouvoir et de l’envie de l’exercer. En particulier, la figure présidentielle a accaparé l’attention au moyen d’une personnification du pouvoir toujours plus aiguë, dont on a fini par croire qu’elle correspondait à une concentration des moyens de l’Etat entre les mains du Président de la République.

            Ce faisant, notre système politique s’est perdu dans la mesure où il ne s’épanouit pleinement que dans le charisme du chef de l’Etat qu’il abîme dans la quotidienneté de l’action politique. En effet, à créditer le Président de la République de tous les pouvoirs, à attendre de lui la solution à toute difficulté, l’on a oublié qu’il ne possédait en propre que de faibles capacités d’action, trop souvent traduites par des coups de projecteurs sur certains sujets, reléguant dans l’ombre quantité d’autres. Dès lors, la déception induite par une omnipotence factice a d’autant plus abîmé la Cinquième République qu’aucun acteur n’est parvenu à croître aux côtés du chef de l’Etat ou contre lui.

            Or, loin de dissiper ces vaines espérances, les Présidents de la République, confrontés à l’amertume des citoyens, ont renforcé les causes de cette dernière en tentant ce que Brigitte Gaïti a nommé une « sortie charismatique des crises politiques [1] In Brigitte GAÏTI, De Gaulle, prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences po, 1998, p. 19. ». Le raisonnement, ouroborique, se mue en cercle vicieux. L’actuel chef de l’Etat en fait l’expérience depuis plusieurs semaines.

            Fleurissent en réponse les propositions d’amendements constitutionnels, de changements de régime ou la recherche désespérée de l’homme providentiel qui viendra combler les béances de ses prédécesseurs. Mais la pensée instrumentale constitutionnelle s’avère d’un faible secours, comme Jacques Donnedieu de Vabres l’exprimait en son temps au sujet de la Constitution de la IVème République : « Les constituants et leurs successeurs ont été de mauvais jardiniers. Séduits par le parfum des roses, ils ont coupé les églantiers et greffé sur leurs vieux troncs des rosiers. Mais leur espérance a déçu le rêve. Au bout de cinq à six ans, les églantiers ont de nouveau fleuri au lieu des roses ».

            Dans ces conditions, seule compte la culture politique, celle qui anime les citoyens au moment d’effectuer des choix, celle qui guide les responsables politiques issus de ces choix. De fait, réformer le régime suppose une Réforme plus spirituelle que matérielle. Renoncer à l’illusion d’un seul, promouvoir la délibération et la contrainte des pouvoirs requièrent une nouvelle éducation politique plus qu’une nouvelle Constitution.

Une République anachronique

par Paul Alliès

            Les anniversaires sont l’occasion de mesurer l’épreuve du temps. Concernant la Vème République, les soixante ans qu’elle a atteint lui confèrent l’avantage de la durée. Presque autant que la IIIème République. D’où un concert de louanges sur sa plasticité, gage d’une stabilité institutionnelle rassurante dans un contexte de profonds changements politiques et sociaux.

            Cela ne saurait faire oublier qu’elle reste une démocratie à part, sans précédent dans notre histoire constitutionnelle et sans équivalent dans le monde des sociétés comparables. Une République anachronique.

            Au lieu d’être un motif de fierté, ce caractère devrait nous faire réfléchir sur la responsabilité de ce régime dans la sécession civique qui ronge, plus qu’ailleurs, le pays.

            Singulière dans notre histoire, la Vème République l’est dès lors que, présidentialiste, elle conserve un noyau dur parlementaire : la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. Trois cohabitations se sont chargées de démontrer l’efficience de cette dimension dans laquelle le Premier ministre a pu exercer le pouvoir que lui donnent les articles 20 et 21 de la Constitution. C’est là le socle de la souplesse que les thuriféraires du texte lui attribuent.

            Sauf que cela représente 9 années sur 60 de cette histoire. Le reste du temps est celui d’une irrésistible dynamique du présidentialisme : le temps d’une irresponsabilité croissante de l’Exécutif centré sur un président qui gouverne sans pour autant pouvoir être atteint par une quelconque procédure. C’est un retour à la Restauration et à la Charte du 14 août 1830 où la personne du roi était dite « inviolable et sacrée » et détenait « seule la puissance exécutive ». Si bien que la déclaration estivale de l’actuel président de la République dans l’affaire Benalla (« Le seul responsable, c’est moi et moi seul. Qu’ils viennent me chercher ») apparaît au mieux comme une forfanterie adolescente : aucune procédure ni aucune institution ne peut « aller chercher » le chef de l’Etat.

            Singulière, cette surpuissance l’est dans le concert des régimes démocratiques. Aucun des treize autres pays de l’Union Européenne qui élisent leur président au suffrage universel direct ne connaît une telle concentration et centralisation du pouvoir. Si bien que quelques libéraux en ont fait le procès en temps réel : tels Raymond Aron ou Jean-François Revel. Ils dénoncèrent, en vain, un « absolutisme inefficace » où le président ne décide pas de tout mais de ce qu’il veut décider, jusque et y compris le choix de 223 emplois de direction (de la SNCF ou l’Opéra de Paris jusqu’au Consul général de Los Angeles) sans oublier le procureur général de Paris et bien d’autres encore.

            La « société de cour » ainsi produite, sécrète une étiquette qui régit les sommets de l’Etat, loin de la méritocratie républicaine. Le contraste avec les contre-pouvoirs établis par le régime présidentiel des Etats-Unis est spectaculaire (imagine-t-on en France le scénario qu’illustre la nomination du juge Brett Kavanaugh à la Cour Suprême ?).

            Le problème est que l’efficacité de ce pouvoir est d’autant plus limitée que son irresponsabilité est illimitée. Quels que soient le parti ou la personnalité des présidents, ceux-ci sont généralement menacés d’impuissance (traduite par l’effondrement de leur cote de popularité sondagière) un an après leur élection. Ils nourrissent la confusion des pouvoirs, l’illisibilité de la politique par la société. C’est en cela que la Vème République, comparée aux régimes homologues, apparaît comme un système anachronique mais aussi exotique et de basse intensité démocratique. 

            Anachronique, elle l’est de par les conditions de sa naissance, quand la France était encore un empire colonial et méconnaissait la Communauté européenne. Elle a satisfait alors le désir d’homme providentiel, reproduisant les traits du bonapartisme, singularité hexagonale qu’a bien analysé Patrice Gueniffey comme symptôme d’immaturité [2] Napoléon et De Gaulle, deux héros français, Paris, Perrin, 2017..

            Elle est aujourd’hui en complète rupture avec la société de la connaissance, de l’horizontalité des réseaux sociaux, de l’interactivité des groupes et des individus ; si bien que la figure du président devient improbable que ce soit dans son hystérisation, sa banalisation ou son rajeunissement.

            Exotique, elle l’est tout autant puisque la France est le seul régime en Europe et au-delà à pratiquer un tel présidentialisme où « l’absence de morale, le climat de complaisance ou de complicité, de résignation est au principe de ce régime où les institutions sont confisquées par un souverain unipersonnel et sa bureaucratie » (Pierre Mendès France. 1974).

            De basse intensité démocratique elle le reste, tellement elle repose sur l’irresponsabilité générale, politique et pénale d’un chef de l’Etat qui gouverne sans avoir à rendre de comptes, peut changer comme il le veut de politique sans rien devoir à sa majorité parlementaire. Il contamine ainsi tous les niveaux du système jusqu’à sa périphérie, celle des Exécutifs locaux.

            Sans doute est-il possible de faire évoluer ce régime : en équilibrant les pouvoirs au sein de l’Exécutif ; en revenant aux articles 20 et 21 de la Constitution; en donnant le pouvoir de dissolution au Premier ministre ; en élisant les députés à la proportionnelle personnalisée comme en Allemagne ; en étendant le mandat unique dans le temps pour que les parlementaires puissent contrôler le gouvernement. Ce sont là des marches pour accéder enfin à un régime parlementaire stable, fort et équilibré où le Premier ministre est effectivement responsable devant sa majorité au Parlement.

            Encore fait-il admettre que la Vème République n’est pas la fin de la riche histoire constitutionnelle de la France. On rappellera à ce sujet la théorie classique du doyen Maurice Hauriou qui distinguait (en 1923) deux cycles successifs à partir de 1789 et, en chacun, d’entre eux, trois périodes : « la primauté des assemblées, la réaction exécutive, la collaboration des pouvoirs ». Maurice Duverger, reprenant ce classement, constatait (en 1970) que la République n’avait été parfois (la Ière et la IIème) qu’une forme transitoire de passage d’une période à une autre mais qu’elle était devenue l’enveloppe incluant la succession des trois formes. Ne serions-nous pas alors dans un troisième cycle, ouvert en 1946 par une période de primat des assemblées, parvenus au terme d’une période de « réaction exécutive » qui semble avoir épuisé toutes ses ressources ?

            La République française pourrait rejoindre alors le peloton européen où elle fait encore exception en accédant à sa troisième période, celle de la collaboration équilibrée des pouvoirs. Ce serait l’avènement d’une VIème République dotée d’institutions obéissant à un régime de responsabilité réciproque, donc un régime de type primo-ministériel. En ces temps où renaissent les aspirations à l’autoritarisme, le changement de République reste donc plus que jamais d’actualité.

Sage Vème République 

par Jean-Philippe Derosier

            Sans lui reprocher tous les maux, on l’associe à de nombreux mots : déséquilibrée, antidémocratique, hyperprésidentialiste, coup d’État permanent, Parlement godillot. C’est oublier qu’en six décennies d’existence, et au moment où elle souffle sa soixantième bougie, la Constitution de la Ve République a gagné en maturité, en démocratie et en modernité.

            Ses institutions ont trouvé leur équilibre.

            Nostalgiques du passé, las d’une politique qu’ils ne sont pas parvenus à contester lors des échéances électorales, d’aucuns reprochent à la Ve République ses excès, son dirigisme présidentiel, son Parlement incapable de s’y opposer ou son Premier ministre effacé. Comme si les vingt-quatre Gouvernements qu’a connus la IVe République en seulement douze années d’existence étaient moins excessifs. Comme si un chef de Gouvernement à la merci d’une Assemblée incontrôlable était plus affirmé. Comme si la démocratie n’était que le demos, le peuple et sa représentation dans toute sa diversité, en oubliant le kratos, le gouvernement et la nécessité de prendre alors des décisions en dirigeant les affaires du pays.

            D’autres soutiennent que les instruments de la rationalisation (tels le recours à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution ou le droit discrétionnaire de dissolution), couplés au fait majoritaire, apparu en 1962 et qui garantit l’existence d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, ne seraient plus appropriés à une démocratie parlementaire d’aujourd’hui. 

            Pourtant, quoi de plus démocratique que l’élection populaire de celui (ou celle) appelé(e) à diriger la politique de la Nation au cours d’un mandat de cinq ans ? Quoi de plus parlementaire que la confirmation (ou l’infirmation) du pouvoir du Président et de son étendue lors des élections législatives ?

            Car c’est bien le Président de la République, d’abord, élu au suffrage universel direct, qui fixe la politique qu’il s’engage à suivre, poursuivre et mettre en œuvre au cours de son mandat. Et ce sont bien les élections législatives, ensuite, qui vont confirmer, infléchir ou infirmer l’étendue du pouvoir présidentiel, en fonction de l’importance et de la nature de la majorité qu’elles feront naître. Si la majorité est absolue, le pouvoir sera à l’avenant (ou presque), mais cela ne durera qu’un temps et procèdera, là encore, de la volonté même des électeurs. Si elle n’est que relative, acquise de justesse ou résultant d’une coalition, le pouvoir sera à son image, ainsi que les électeurs l’auront souhaité. Comme toujours.

            C’est bien cela faire preuve de maturité, de qualités démocratiques et de modernité. Voire de sagesse, ce à quoi la Ve République, avec ses douze lustres, est bien en droit de prétendre.

            Et c’est incontestablement faire preuve de sagesse que d’être conscient que l’on peut encore évoluer, renforcer la démocratie, affermir sa modernité. 

            Il serait évidemment présomptueux de prétendre que notre Constitution est parfaite et qu’il n’y faut rien changer. Elle peut encore gagner en maturité, en appelant les responsables politiques à davantage de responsabilité et les parlementaires à davantage de rigueur. Elle peut aussi renforcer la démocratie, en assurant une meilleure représentativité, au Sénat notamment. Elle peut toujours se moderniser, en se saisissant pleinement du numérique, pour en faire un instrument, un atout et même un attribut de la démocratie. 

            Mais, alors même qu’elle célèbre le soixantième « automne » depuis celui de sa promulgation, l’âge de la retraite n’a certainement pas encore sonné. Et si l’on se voyait reprocher ici un enthousiasme débordant, voire excessif, on répondra qu’il est pleinement assumé, en ce jour anniversaire, au regard d’institutions qui fonctionnent efficacement. Car cette Constitution sait répondre aux attentes des électeurs, n’en déplaise à ceux qui la contestent : c’est leur droit le plus précieux et le plus respectable, mais qui ne convainc pas une majorité, du moins à ce jour. Néanmoins, les écouter pour évoluer, c’est encore faire preuve de sagesse et promettre une longévité plus grande encore à la Ve République.

Notes

1 In Brigitte GAÏTI, De Gaulle, prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences po, 1998, p. 19.
2 Napoléon et De Gaulle, deux héros français, Paris, Perrin, 2017.